Nouvelles archives déclassifiées sur le programme nucléaire pakistanais

Le 20 août 2021, 35 nouveaux documents ont été déclassifié par le Département d’État et les archives nationales américaines suite à des demandes d’informationWilliam Burr, « The Discovery of Pakistan’s Secret Nuclear Program: Implications for U.S. Policy, 1978-1979 », The Nuclear Vault, George Washington University, 30 août 2021. . Cette collection de documents date d’entre janvier 1976 et août 1980, et témoigne de développements jusqu’alors inconnus concernant la crise de prolifération au Pakistan.

À la suite de l’essai nucléaire indien en 1974, la communauté internationale a redouté que le Pakistan ne se lance également dans un programme nucléaire militaire. Démontré aux yeux du grand public en mai 1998 avec le premier essai nucléaire, le programme nucléaire pakistanais s’est bâti dès les années 1970 et 1980 par l’acquisition de matières nucléaires pouvant servir à la production d’armes. Les documents nouvellement accessibles montrent que ce programme a commencé plus tôt que généralement admis, et surtout que les services de renseignements américains en ont été rapidement informés. Le premier rapport faisant état d’un programme d’enrichissement de matières fissiles au Pakistan date du mois de mai 1978PM-NPP – Allen Locke to T/D - Mr. Nye, « UK Inquiry on Export of Inverters to Pakistan », archives mises en ligne par George Washington University, 28 mars 1978. Ce document est le premier compte-rendu connu de la part du Département d’État reconnaissant le programme d’enrichissement d’uranium pakistanais, et se base sur l’information d'une entreprise pakistanaise ayant essayé d'acquérir un onduleur à grande vitesse. Cependant, le retentissement de cette information dans les services à cette époque reste inconnu., alors que les ambitions nucléaires pakistanaises avaient déjà été évoquées deux ans auparavant, lors de consultations avec le Président BhuttoState Department telegram 145022 to U.S. Delegation forwarding U.S. Embassy Pakistan telegram, « Bhutto and Ambassador Discuss Nuclear Proliferation Issue », archives mises en ligne par George Washington University, 8 juin 1976.. Ces ambitions nucléaires étaient toujours perceptibles sous le régime militaire du Général Zia qui arrive au pouvoir avec un coup d’État en 1977National Intelligence Estimate, « Pakistan – The Costs of Political Instability », NIE 32-78, archives mises en ligne par George Washington University, 7 juin 1978..

Les renseignements mis à jour sur la période concernée révèlent que le Pakistan prévoyait de construire une usine d'enrichissement dotée de 7 000 centrifugeuses à gaz et une usine plus petite dotée d'une cascade de 64 unitésWilliam Burr op. cit.. Il s'agissait de la grande usine de Kahuta et d'une usine pilote à Sihala, toutes deux situées à l'extérieur d'Islamabad. Les activités à Kahuta et Sihala, entre autres sites, étaient sous la direction d'A.Q. Khan, métallurgiste formé en Belgique s’étant procuré des éléments majeurs de la technologie de centrifugation gazeuse lorsqu'il travaillait aux Pays-Bas pour URENCO. A.Q. Khan était retourné au Pakistan fin 1975, où il a commencé à faire appel à ses relations européennes pour acquérir des technologies utiles pour le programme nucléaire pakistanaisIbid..

Les archives n’indiquent pas quand les agences de renseignement américaines ont commencé à surveiller les activités d’A.Q. Khan, mais il est possible que ce soit à l'été 1978Ibid.. Une déclaration faite par un fonctionnaire du ministère néerlandais des Affaires étrangères à des responsables américains début février 1979 sur les voyages en Europe du physicien pakistanais est sans doute la première référence déclassifiée à Khan dans les archives déclassifiéesWilliam Burr, op. cit.. C’était également au début de l’année 1979 que le Département d’État américain accorde une « confiance élevée » aux informations sur le programme d’enrichissement pakistanaisState Department telegram 02214 to U.S. Embassy Pakistan, « Pakistan Nuclear Program: President Zia’s Response », archives mises en ligne par George Washington University, 27 janvier 1979., en accord avec les experts d’Allemagne de l’Ouest qui estimait la technologie utilisée « suffisante pour que [les Pakistanais] produisent des matières hautement enrichies pour un engin explosif »U.S. Embassy United Kingdom telegram 2788 to State Department, « US-FRG Bilateral on Pakistan Nuclear Program », archives mises en ligne par George Washington University, 11 février 1979..

Ces révélations de prolifération nucléaire ont donné lieu à des débats entre diplomates et politiques américains, ainsi qu’avec les alliés des États-Unis, surtout à partir de 1979. Pour le président Jimmy Carter en particulier, partisan ardent de la non-prolifération, la situation au Pakistan a constitué un dilemme, car le Pakistan était considéré comme un allié important dans la région pour contrer l’influence de l’Union soviétiqueWilliam Burr, op. cit.. Les options discutées étaient les suivantes :

  • La première considération a été le déclenchement de l’amendement Symington, qui interdit de fournir de l’aide américaine à tout pays trafiquant des équipements ou des technologies d'enrichissement nucléaire en dehors des garanties internationales. Le président Jimmy Carter a estimé que le Pakistan violait l'amendement Symington en 1979 en raison de la construction clandestine par Islamabad d'une usine d'enrichissementIbid.. En conséquence, l'aide américaine à Islamabad n'a été possible entre 1982 et 1990 que grâce à des dérogations présidentielles. Toutefois, comme le montrent les documents déclassifiés, des responsables américains ont fait part de leurs craintes que l’interruption de l'aide ait un effet négatif en renforçant le sentiment d'isolement et d'insécurité du Pakistan et de fait sa détermination à acquérir une capacité de dissuasion nucléaireNEA-Harold H. Saunders and OES – Thomas R. Pickering to the Secretary, « Pakistan's Nuclear Program: Policy and Legal Implications for the United States », in Office of the Historian, Application of the Glenn and Symington Amendments Against Pakistan, archives mises en ligne par George Washington University, 18 janvier 1979..
  • L’option de ne rien faire a aussi été proposée, mais a été rejetée pour ne pas encourager l’Allemagne, le Japon ou encore la Libye à développer des programmes nucléaires militairesS/AS Gerard Smith to S/P Mr. Kreisberg, « Pakistan – Comments on S/P Paper », with marginal comments by Warren Christopher, archives mises en ligne par George Washington University, 14 mars 1979..
  • Une proposition de Gerard Smith, haut fonctionnaire du département d'État, en faveur d'une mise en lumière du programme nucléaire pakistanais aux Nations Unies, sur le modèle de l’exposition par les États-Unis du programme sud-africainIbid.. Cette approche a été rejetée par l'administration Carter au motif que rendre le programme public pourrait être « préjudiciable aux relations et aux intérêts plus larges des États-Unis » en Asie du Sud et dans le monde arabeLetter, Arnie Raphel [Special Assistant to the Secretary of State], to Mr. Christopher et al., « Policy Toward Pakistan », with Smith’s handwritten comments, archives mises en ligne par George Washington University, 9 avril 1979..
  • Une approche « brutale » impliquant le sabotage ou la destruction des centrales nucléaires pakistanaises a également été considérée par les États-UnisS/AS Gerard Smith to S/P Mr. Kreisberg, op. cit. .

Au-delà du débat sur la politique de non-prolifération adéquate, cette crise a posé la question de la gestion simultanée d’un cas de prolifération nucléaire et d’un problème de sécurité régionaleGerard C. Smith memorandum to the Secretary of State, archives mises en ligne par George Washington University, 9 avril 1979.. Certains ont suggéré de gérer les deux sujets séparément, d’autres favorisaient une approche combinant intérêt de sécurité régionale et lutte contre la prolifération. Ces débats américains contrastent avec l'approche des entreprises suisses et ouest-allemandes vendant des technologies proliférantes aux acheteurs pakistanais malgré les inquiétudes croissantes sur les ambitions nucléaires d'IslamabadWilliam Burr, op. cit..

Avec l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, la lutte contre la prolifération nucléaire devient secondaire. Le Président Carter change radicalement de politique et choisit de mettre fin à une période de relative détente entre les deux blocs. Chargé de et équipé pour contrer les Soviétiques en Afghanistan, le Pakistan voit sa position d’allié américain renforcée. Cette politique est également poursuivie par Ronald Reagan à partir de 1981Ibid..

 

Télécharger le bulletin au format PDF