Politique de ciblage américaine : débat contradictoire au CSIS
Observatoire de la dissuasion n°116
février 2024
En novembre 2023, lors d’un événement organisé au CSIS« Project Atom Report Launch », PONI, CSIS, 7 novembre 2023., Franklin Miller, ancien assistant spécial du Président George W. Bush et membre du National Security Council, avait contesté les conclusions d’un article de James Acton, chercheur à la Carnegie, sur la politique de ciblage nucléaire des États-UnisJames Acton, « Two Myths about Counterforce », War on the Rocks, 6 novembre 2023.. Deux mois plus tard, le CSIS a invité les deux experts à venir débattre de leurs positions respectives.
Le débat, modéré par Heather Williams (CSIS), a été organisé de manière très classique, avec un temps consacré à la présentation des arguments de chaque expert, des opportunités pour chacun de réfuter les arguments adverses, et une interaction avec le public.
Premier en lice, Franklin Miller a tout d’abord souhaité rappeler qu’il ne s’agit pas de savoir comment mener et gagner une guerre nucléaire, mais de dissuader pour s’assurer qu’en cas d’attaque, un adversaire s’exposerait à des pertes telles qu’elles rendraient impossible d’envisager toute forme de victoire. La dissuasion fonctionne donc selon lui si l’on est capable de menacer toutes les cibles qui ont de la valeur pour un potentiel adversaire : cibles politiques, économiques et militaires. F. Miller a longuement insisté sur la nature autocratique et implacable des régimes de Xi et de Poutine, dont les principaux objectifs sont à ses yeux de conserver le pouvoir et préserver leur régime. Afin de faire en sorte qu’en cas de conflit majeur, le dictateur serait personnellement assuré qu’il ne survivrait pas à la confrontation et que son régime serait détruit, la dissuasion la plus efficace doit donc se baser sur une politique de ciblage qui prend en compte, dans l’ordre : 1) le leadership et les infrastructures du pouvoir ; 2) les forces nucléaires ; 3) les forces conventionnelles ; et 4) les industries et infrastructures soutenant l’effort de guerre.
James Acton a reconnu partager plusieurs analyses avec F. Miller, en particulier le fait que les États-Unis ne doivent pas cibler de manière intentionnelle des populations civiles, pour des raisons morales, légales et pratiques, les dirigeants russes et chinois accordant peu de prix à la vie des individus. Il reconnaît également que le Président américain doit disposer de plusieurs options. En revanche, il a estimé que restreindre les cibles aux forces conventionnelles et aux industries soutenant l’effort de guerre est suffisant pour avoir une dissuasion crédible et évite des risques d’escalade et de courses aux armements.
Pour ce faire, il a d’abord défendu que des frappes sur ces deux catégories de cibles conduiraient à des dommages inacceptables pour ces deux États, et de fait détruiraient leur économie et donc leur pouvoir du fait des « dommages collatéraux » sur des industries duales voire civiles. Deuxièmement, il a insisté sur les risques liés au ciblage des autres catégories de cibles (leadership, C2 et forces nucléaires). Pour lui, cela provoque une forte instabilité en créant une pression à l’utilisation précoce des forces nucléaires pour des pays déjà préoccupés par la capacité de survie de leurs arsenaux. En temps de paix, cela conduit à une incitation à la course aux armements en créant une pression à ce que l’arsenal américain soit défini en proportion des arsenaux russes et chinois, alors que ces derniers augmentent mécaniquement pour pouvoir survivre à une frappe américaine. Or, contrairement à la Guerre froide, il est extrêmement difficile d’aboutir à une parité et un équilibre stratégique à trois. James Acton a conclu en estimant que si les États-Unis ont réussi à dissuader Staline d’intervenir lors du blocus de Berlin en 1948-1949 avec une stratégie anti-cité et un arsenal modeste, une posture basée sur des cibles conventionnelles et liées aux infrastructures de guerre devrait être largement suffisante pour dissuader Poutine ou Xi.
Lors de la phase d’échanges et de questions, les deux invités se sont surtout opposés sur leur analyse de la psychologie des dirigeants russes ou chinois. Alors que F. Miller est convaincu que ces deux dirigeants sont avant tout attachés à la survie de leur personne et de leurs forces nucléaires, et qu’il est impossible de dissuader efficacement sans considérer ces éléments comme cibles, J. Acton juge qu’ils sont conscients du fait que sans leurs forces conventionnelles et appareils économiques, et avec des pertes humaines collatérales immenses, leur pouvoir s’effondrerait. Ils ont rapidement évoqué la possibilité et désirabilité de reconnaître l’objectif de « limitation des dommages » d’une frappe de contre-frappe, le niveau quantitatif de forces nécessaires pour l’une ou l’autre des stratégies, la compatibilité des différentes postures de ciblage avec le droit des conflits armés et les liens réels ou supposés entre la stratégie américaine et le niveau de forces adverses.