République populaire de Chine : menaces sur la force des lanceurs ?
Observatoire de la dissuasion n°116
Valérie Niquet,
février 2024
Le 6 janvier 2024, le journal Bloomberg a publié une information selon laquelle des missiles chinois présenteraient des défaillances systémiques, situation qui aurait conduit à des changements conséquents dans la hiérarchie de la Force des missilesPeter Martin et Jennifer Jacobs, « US Intelligence Shows Flawed China Missiles Led Xi to Purge Army », Bloomberg, 6 janvier 2014.. Ce premier article met en perspective les informations fournies sur les évolutions récentes à la tête de la Force des missiles.
Depuis le mois de juillet 2023, l’APL, et plus particulièrement la force des lanceurs, est la cible d’opérations de lutte contre la corruption qui semblent viser les responsables des acquisitions. Après avoir « disparu » à la fin du mois d’août 2023, le ministre de la Défense Li Shangfu a été destitué au mois d’octobre. Li Shangfu avait été responsable du département des équipements de l’APL de 2017 à 2022, période visée par une mission d’enquête initiée par la Commission militaire centrale (CMC). Lui-même avait remplacé Wei Fenghe, ministre de la Défense jusqu’au mois de mars 2023, ancien commandant en chef de la force des lanceurs.
Le 31 juillet 2023, c’est le chef de la force des lanceurs, Li Yüchao, qui était destitué avec au moins trois autres hauts responsables pour être remplacé par Wang Houbin, ancien commandant adjoint de la marine. Le fait que la nomination vienne d’une autre arme pourrait signaler l’absence de confiance dans une force des lanceurs gangrenée par la corruption, ou une méfiance plus politique de la part de Xi JinpingMinnie Chan, « China Names General Wang Houbin as PLARF Chief After Former Commander Smeared in Corruption Scandal », South China Morning Post, 31 juillet 2023.. Dans les deux cas, c’est la fiabilité de l’appareil militaire qui est en cause.
Le problème de la corruption est ancien, systémique au sein du parti communiste et de l’APL car lié au fonctionnement du système. Toutes les décisions – et l’attribution de contrats – sont concentrées entre les mains de responsables sans véritable contrôle, qui à leur tour alimentent des réseaux. Leur niveau de vie – les enfants de plusieurs responsables incriminés étudient aux États-Unis – serait inaccessible avec leurs seuls émoluments officiels.
Depuis sa nomination à la tête de la Commission militaire centrale du parti communiste en 2012, Xi Jinping a ciblé l’armée dans de nombreuses campagnes anti-corruption, qui ont touché plus d’une centaine d’officiers supérieurs, dont deux anciens membres de la CMCXi Jinping and his Era, the state council information office of the PRC, 17 novembre 2017., sans succès. Au contraire, ces campagnes ont très certainement suscité un niveau important de ressentiment au sein de l’APL. La réorganisation des quatre grands départements de l’armée en 2015, dont le département de la logistique et celui de l’équipement, éclatés en 15 structures sous l’autorité de la CMC pour briser leurs monopoles, n’a pas non plus permis de mettre en fin à cette corruption systémique. L’accent mis par Xi Jinping sur le développement rapide des capacités de l’APL, sommée de se doter des capacités de « gagner une guerre », avec une première échéance initialement fixée à 2027, qui marque le centième anniversaire de l’APL, a pu aggraver le problème en multipliant les opportunités« Xi Jinping Urges Army to Focus on its Centenary Goal », Xinhua, 25 octobre 2022..
Après avoir été élevée au rang de force en 2016, aux côtés des forces terrestres (APL), navales (PLAN) et aériennes (PLAAF), la force des lanceurs (PLARF) a vu ses capacités augmenter rapidement. La force des lanceurs est en effet au cœur de la stratégie de dissuasion/interdiction de la RPC. Elle crédibilise le discours chinois de « réunification » inéluctable avec Taïwan, constamment réaffirmé par Xi Jinping, et est censée s’imposer dans les calculs stratégiques des États-Unis en cas de conflit. Selon Hu Xijin, éditorialiste du Global Times, porte-parole officieux des autorités chinoises, « la Chine doit accroître le nombre de ses têtes nucléaires pour peser sur les ambitions stratégiques des États-Unis… Nous avons besoin au moins de 100 DF‑41 pour façonner la position des élites américaines vis-à-vis de la Chine »Hu Xijin, « China Needs to Increase its Nuke Warheads to curb US Strategic Ambitions », Global Times, 08 mai 2020. Les prochains objectifs de montée en puissance sont 2035 puis 2049, quand l’APL sera censée avoir atteint un niveau de classe mondiale.. La force des lanceurs aurait ainsi évolué « d’une petite force peu sophistiquée de missiles balistiques très vulnérables à une force moderne et impressionnante, de plus en plus importante »Ma Xiu, « PLA rocket Force Organization », China Aerospace Study Institute, Blue Space Labs, mai 2022..
Les sources américaines, notamment le Pentagone, insistent sur le développement rapide de la force des lanceurs de la RPC. Selon le dernier rapport du Pentagone sur les capacités militaires de la RPC de 2023Emmanuelle Maitre, « Arsenal chinois : le Pentagone confirme ses estimations », Bulletin n°114, Observatoire de la dissuasion, novembre 2023., la RPC aurait d’ores et déjà 500 têtes nucléaires opérationnelles. D’après Decker Eveleth, chercheur indépendant, la force des lanceurs serait organisée en six bases de missiles et 40 brigades, un doublement du nombre de brigades depuis 10 ans, avec un accroissement plus rapide après 2015. Le processus de modernisation des missiles se poursuit avec le déploiement de missiles DF‑17, DF‑26, DF‑31G, DF‑41. La Chine aurait également accéléré la construction de silos. Le nombre de silos pour les DF‑5 (ICBM) à propergol liquide serait passé de 18 à 48 opérationnels et plus de 330 silos pour les missiles à propergol solide seraient en construction dans plusieurs bases au nord et à l’ouest de la Chine. En 2028, la force des lanceurs pourrait être dotée de 1 000 lanceurs de missiles balistiques, dont 507 à capacité nucléaire, de 342 à 432 conventionnels et 252 à capacité dualeDecker Eveleth, « PLA Rocket Forces Order of Battle 2023 », CNS, juillet 2023..
La campagne de répression et de purge lancée par Xi Jinping contre la force des lanceurs et les accusations de malfaçon viennent remettre en cause ces affirmations : derrière les photos satellites de construction de silos et l’exhibition de missiles de nouvelle génération, la question de l’évaluation des capacités réelles demeure posée, ainsi que celle de la capacité de l’APL à remporter une guerre impliquant les États-Unis. En 2022, en appelant l’APL à se focaliser sur l’objectif 2049, Xi Jinping a peut-être démontré un renoncement à des objectifs intermédiaires trop ambitieux, devenus inaccessibles« Xi Jinping urges Army to Focus on its Centenary Goal », op. cit. .
Se pose aussi la question fondamentale du degré réel de loyauté de l’appareil militaire à l’égard de Xi Jinping. En 2014, à l’occasion d’une conférence sur le travail politique au sein du l’armée, dans la ville même où en 1929 Mao Zedong avait proclamé la domination absolue du parti sur l’armée, Xi Jinping déclarait que les problèmes très importants qui se posaient toujours, devaient être résolus correctement, sous peine de décomposition. Il n’est pas certain qu’il ait été écoutéXi Jinping and his Era, op. cit..
À l’inverse, on ne peut exclure des opérations de désinformations destinées à minimiser les capacités chinoises afin d’atténuer la pression des États-Unis en tant de paix. Mais le point essentiel demeure le manque de transparence et les difficultés d’analyses indépendantes reposant sur des faits et des sources qui puissent confirmer – ou infirmer – les informations provenant des États-Unis, et donc mieux évaluer la nature des forces chinoises et leur capacité d’action.