Quel objet stratégique Aukus est-il en train de devenir ? (1/2)
Observatoire de la dissuasion n°115
Benjamin Hautecouverture,
janvier 2024
Dix-huit mois après l’annonce de son lancement en septembre 2021, le partenariat trilatéral Aukus est entré au mois de mars 2023 dans une nouvelle phase ouverte par la déclaration commune des dirigeants américain, britannique et australien faite à la base navale de Point Loma à San Diego, en Californie. Il s’agit d’une phase où se mêlent des enjeux de communication politique globale et régionale, des enjeux de non-prolifération, des enjeux industriels et stratégiques.
Dans une tribune publiée dans The Guardian au mois de janvier 2023Penny Wong, « AUKUS won’t undermine Australia’s stance against nuclear weapons », The Guardian, 23 janvier 2023, la ministre australienne des affaires étrangères Penny Wong se livrait déjà à un exercice de pédagogie stratégique afin de répondre à la grogne d’une part croissante de la population australienne que le partenariat Aukus rend anxieuse. Un sondage de l'Institut Lowy indiquait au début de l’année 2023 que le nombre de sondés « tout à fait favorables » à l’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire avait chuté de 33 à 26 % par rapport à l’année précédente. Dans le même temps, le nombre de personnes interrogées se disant « plutôt opposées » à cette acquisition passait de 17 à 21 %Jasmin Alsaied, « AUKUS’ Crumbling Public Perceptions », Next Generation Nuclear Network, 2 août 2023. L’argumentaire de Penny Wong est orthodoxe : présentant l’Australie comme un élève modèle du régime mondial de non-prolifération nucléaire, partie aux grands traités de non-prolifération et de désarmement, Etat observateur du TIAN dont l’objectif de monde exempt de l’arme nucléaire est partagé, le pays se donne tous les moyens d’assurer que la région indo-pacifique demeure « stable et prospère ». L’armement des sous-marins à propulsion nucléaire dont Canberra entend se doter grâce à la coopération de ses partenaires américain et britannique sera conventionnel. Au cours des dernières années, « la région a connu le plus important renforcement militaire au monde, avec un manque de transparence et d'assurance de la part de certains États. » Enfin, « le gouvernement [du premier ministre Anthony] Albanese fait face au monde tel qu'il est et s’engage à prendre les mesures pratiques et significatives nécessaires afin de le façonner pour le mieux ». Les accents de ce plaidoyer évoquent ceux d’une première administration Obama ambitieuse et réaliste, voire par la formulation d’une volonté d’équilibre et de responsabilité le discours de l’Ecole de Guerre du président Macron, par exemple.
Pour y faire face, la Chine orchestre à son tour une vaste campagne visant à faire du volet nucléaire d’Aukus un fait de prolifération. Dans la foulée de la déclaration de San Diego, la mission chinoise auprès des Nations unies a ainsi accusé les États-Unis et le Royaume-Uni de « violer clairement l’objet et le but du TNP », ajoutant qu’ « un tel cas d’école de double standard nuira à l’autorité et à l’efficacité du système international de non-prolifération. (…) Le plan de coopération en matière de sous-marins nucléaires publié aujourd’hui par Aukus est un acte flagrant qui présente de graves risques de prolifération nucléaire, sape le système international de non-prolifération, alimente les courses aux armements et nuit à la paix et à la stabilité dans la région »Rapporté par Julian Borger, « Aukus nuclear submarine deal loophole prompts proliferation fears », The Guardian, 14 mars 2023. La communauté chinoise de la recherche défend cette idée depuis deux ans en multipliant les articles censés démontrer que l’Australie pourrait se doter de l’arme nucléaire à l’avenir, à l’instar de A Dangerous Conspiracy : The Nuclear Proliferation Risk of the Nuclear-powered Submarines Collaboration in the Context of AUKUS, co-écrit et publié en juillet 2022 par la China Arms Control and Disarmament Association (CADA) et le nouvellement apparu China Institute of Nuclear Industry Strategy.A Dangerous Conspiracy: The Nuclear Proliferation Risk of the Nuclear-powered Submarines Collaboration in the Context of AUKUS, China Arms Control and Disarmament Association, China Institute of Nuclear Industry Strategy, juillet 2022, 32p.
En termes de non-prolifération, la question qui se pose est celle de savoir si la perspective d’une coopération nucléaire pour la propulsion des futurs sous-marins ouvre une brèche dans le régime de non-prolifération ou au contraire permet de le renforcer. Une première réponse est juridique. Au titre de son accord de garanties généralisées (AGG) avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), et du protocole additionnel (PA) à cet accord de garanties, les fins pacifiques consacrées par l’article 4 du TNP sont précisées pour l’Australie de telle sorte que les « fins militaires non interdites » sont autorisées« L’article 14 de l’AGG4 conclu par l’Australie avec l’Agence dans le cadre du Traité sur la non‑prolifération des armes nucléaires (TNP) prévoit que si l’Australie a l’intention, comme elle en a la liberté, d’utiliser des matières nucléaires5 qui doivent être soumises aux garanties en vertu de l’AGG dans une activité nucléaire qui n’exige pas l’application de garanties aux termes de l’AGG, les modalités énoncées aux paragraphes a) à c) de l’article 14 s’appliquent. Comme elle en a informé l’Agence, entre autres choses, l’Australie considère qu’en ce qui concerne son programme de propulsion nucléaire navale, toutes les dispositions pertinentes de son AGG, article 14 compris, et de son protocole additionnel6 (PA) sont applicables, de même que des mesures de vérification supplémentaires, qui peuvent inclure des dispositions relatives à une transparence et à un accès renforcés. » Rapport du directeur général de l’AIEA Propulsion nucléaire navale : Australie, GOV/INF/2023/10, AIEA, 1er juin 2023, p.2. L’Australie a par ailleurs consenti à former ses sous-mariniers aux États-Unis et au Royaume-Uni. Le pays n’enrichira ni ne retraitera le combustible nucléaire usagé, les matières fissiles fournies par les États-Unis et le Royaume-Uni se présenteront sous la forme d’unités soudées qui n’auront pas besoin d’être réapprovisionnées au cours de leur vie. Enfin, l’Australie s’est engagée à ne pas acquérir l’équipement nécessaire au retraitement chimique du combustible.
Au titre du traité de Rarotonga auquel l’Australie est partie, l'utilisation de la propulsion nucléaire n’est pas interdite tant que le système de propulsion n’est pas considéré comme une arme nucléaire ou comme un autre dispositif explosif capable de libérer de l’énergie nucléaire. Pourtant, l’argument de l’effet produit par le cas de coopération trilatérale sur la norme de non-prolifération continue de tenir une place importante dans le débat. Selon le chercheur américain James Acton par exemple, la question n’est pas de savoir si l’Australie cherchera à se doter de l’arme nucléaire en utilisant la porte d’entrée que pourrait lui fournir la propulsion, mais si le précédent créé par l’autorisation faite à l’Australie par deux Etats dotés au sens du TNP constitue un facteur de fragilisation du régime : « le principal problème d'Aukus a toujours été le précédent créé, à savoir que l’Australie serait le premier pays à soustraire du combustible nucléaire aux garanties pour l’utiliser dans des réacteurs navals. (…) Ma crainte n’a jamais été que l’Australie fasse un mauvais usage de ce combustible, mais que d’autres pays invoquent Aukus comme un précédent pour retirer le combustible nucléaire des garanties. »Cité par Julian Borger, « Aukus nuclear submarine deal loophole prompts proliferation fears », op. cit.. Le risque d’une telle invocation à l’avenir, repris en boucle par une partie de la communauté occidentale de l’arms control depuis 2021, a une certaine valeur rhétorique mais reste fragile en termes réels dans la mesure où il serait, le cas échéant, aisé d’identifier l’argument comme prétexte. Autrement dit, prétexter le précédent ouvert par Aukus pour détourner du combustible nucléaire ne serait que l’illustration parmi tant d’autres de la mauvaise foi d’un Etat désireux de lancer un programme nucléaire à des fins dites non pacifiques.
Dans le régime de non-prolifération nucléaire mondial, c’est au premier chef à l’AIEA de se prononcer sur ce qui est, ou n’est pas, techniquement vérifiable. Il s’agit donc essentiellement d’une question de garantie. En l’espèce, onze réunions techniques ont été tenues entre l’Agence de Vienne et les trois parties à l’Aukus entre septembre 2021 et mars 2023 pour évaluer les implications possibles du programme de propulsion nucléaire navale sur l’application des garanties. A l’issue de ce premier cycle, le directeur général de l’AIEA Rafael Mariano Grossi a estimé que les partenaires d’Aukus sont « déterminés à garantir le respect des normes les plus strictes en matière de non-prolifération et de garanties ». Le directeur général de l’AIEA se dit ainsi « satisfait de l’engagement et de la transparence dont les trois pays ont fait preuve jusqu’à présent »Ibid.. Mis en distribution générale le 7 juin 2023, le rapport Propulsion nucléaire navale : AustralieAIEA, op. it, 7p. détaille l’ensemble des activités de vérification menées depuis mars 2023. En particulier, l’Australie a soumis à l’Agence les déclarations requises au titre de son AGG, de ses arrangements subsidiaires et de son PA. Des activités de vérification ont déjà été menées sur le terrain, y compris sur une base navale qui sera utilisée pour la maintenance des sous-marins. L’Agence et l’Australie ont commencé à échanger sur les moyens de faciliter d’éventuelles activités de vérification et de contrôle, y compris des mesures volontaires de transparence.
La suite des négociations entre l’AIEA et Canberra permettra d’évaluer avec précision dans quelle mesure il peut être affirmé que le cas australien renforce le dispositif de non-prolifération mondial. Le cas échéant, il s’agirait d’un cas original de renforcement de la norme de non-prolifération par le renforcement d’un dispositif stratégique à vocation dissuasive.
Depuis la déclaration de San Diego, la mise en œuvre du projet de sous-marins à propulsion nucléaire pour l’Australie au cours des trois prochaines décennies doit se dérouler en trois étapes : la formation et le renforcement des capacités australiennes ; l’acquisition de sous-marins nucléaires dotés de moyens militaires conventionnels ; l’acquisition de groupes motopropulseurs soudés complets contenant les matériaux nucléaires nécessaires à la propulsionONU Info, « L’AIEA obtient des garanties pour l’accord sur les sous-marins AUKUS », 14 mars 2023. La première étape a commencé cette année. La troisième doit débuter « au début des années 2040 »AIEA, op. cit, p.3.