Les réactions du Japon et de la Chine face à la fin du traité INF : même opposition, différentes raisons

Le Japon : entre loyauté aux États-Unis et crainte de nouvelles responsabilités

Le retrait américain du traité FNI, annoncé au mois d’octobre 2018 et officialisé en 2019, pose un problème spécifique au Japon, écartelé entre la crainte de déplaire aux États-Unis de Donald Trump, les réticences de la population et le positionnement de Tokyo sur les questions de contrôle des armements et de non-prolifération.

Non consulté par le partenaire américain, en dépit des conséquences très directes de la fin du traité sur la relation de défense et la situation stratégique en Asie, le Japon a choisi de conserver, face aux États-Unis, une attitude d’attentisme prudent. Au mois d’octobre 2018, suivant l’annonce des États-Unis, Yoshihide Suda, secrétaire général du Cabinet, très proche du Premier ministre Shinzo Abe, déclarait qu’il était « dommage » (a shame) que les États-Unis soient dans l’obligation de se retirer du Traité, sans exprimer directement la position de Tokyo sur le Traité lui-même.« US Withdrawal from INF Treaty Leaves Japan in Precarious Diplomatic Situation », The Mainichi, 23 octobre 2018.

Au-delà d’un mode d’action américain très éloigné des valeurs du multilatéralisme défendues par Tokyo, la question principale pour le Japon est celle des attentes des États-Unis à son égard. Pour Tokyo, l’éventualité d’une demande américaine de positionner des missiles de moyenne portée sur le territoire est un « cauchemar », et la priorité du gouvernement est de tout faire pour que cette demande ne soit pas formulée.

Le Japon est toutefois soumis à de fortes pressions de la part de Washington, dans un contexte par ailleurs difficile au niveau commercial, avec un Président américain peu fiable, y compris avec ses alliés les plus proches.Entretiens, Tokyo, Septembre 2019 (Michito Tsuruoka, Keio University, Tomoaki Ishigaki, Cabinet du Premier ministre).

En ce qui concerne la vision stratégique globale, le Secrétaire d’État à la défense Mark Esper rejette une vision trop « eurocentrique », celle du traité FNI signé pendant la Guerre froide en 1987 entre l’URSS et les États-Unis, alors que les capacités chinoises étaient très limitées. Il précise que les bouleversements en matière d’équilibres des forces conventionnelles en faveur de la Chine en Asie doivent être pris en compte.Jesse Johnson, « The US Wants Japan’s Help to Close its Missile Gap with China, Is Tokyo up for It? », The Japan Times, 25 août 2019. Plus de 90 % des missiles chinois, positionnés sur le pourtour de son territoire et ciblant l’ensemble des puissances régionales, y compris les bases américaines sur le territoire japonais, et une portion importante du territoire russe, sont en effet des missiles de portée intermédiaire que Pékin a pu développer sans contrevenir au Traité FNI dont il n’est pas signataire.La Chine disposerait environ de 1 800 missiles à portée intermédiaire. À un autre niveau, la question est la même que celle de la réforme de l’OMC, dont les règles ne sont plus adaptées à la montée en puissance de la Chine et au fonctionnement spécifique de son système politique.

Alors que l’Australie est géographiquement plus éloignée des zones de crise, et que la Corée du Sud, dont l’actuel gouvernement du Président Moon Jae-In est particulièrement hostile aux États-Unis, a déclaré que le positionnement de missiles américains sur son sol « n’avait jamais été évoqué », le Japon apparaît aux yeux de certains comme l’option la plus réaliste pour un déploiement en Asie, même si cette option est peu envisageable à très court terme.

Cette option s’inscrit par ailleurs dans le cadre des attentes exprimées à plusieurs reprises par le Président Trump concernant un « rééquilibrage » de l’alliance nippo-américaine. Comme exprimé dès la campagne électorale de 2015, Washington souhaite un engagement financier plus grand, qui pourrait être négocié lors du renouvellement des « guidelines » de l’alliance en 2021. À un niveau plus « stratégique », le déploiement et les négociations portant sur le déploiement de missiles intermédiaires pourraient contribuer à renforcer l’alliance. L’objectif est d’aboutir à un rééquilibrage des capacités conventionnelles et de renforcer les capacités de dissuasion face à une Chine qui, depuis 2012, a choisi l’affirmation de puissance.Mark Esper in Jesse Johnson, op. cit.

La publication récente, par le Centre d’études sur les États-Unis de l’Université de Sydney, d’un rapport très alarmiste sur le déséquilibre des forces conventionnelles et la capacité de la Chine à « s’emparer » des Senkaku ou des Ryukyu (Okinawa) s’inscrit peut-être aussi dans cette volonté de « responsabiliser » le Japon aux côtés des États-Unis.Ashley Townshend, Brendan Thomas-Noone et Matilda Steward, « Averting Crisis: American Strategy, Military Spending and Collective Defence in the Indo-Pacific », The United States Studies Center, University of Sidney, 19 août 2019. Le déploiement de missiles intermédiaires sur le territoire japonais apparaît ainsi comme un moyen de « tester » la solidité de l’alliance et la volonté de Tokyo de s’engager d’une manière plus opérationnelle aux côtés de Washington. Dans le même ordre d’idée, sur un sujet différent, la demande faite au Japon de participer à des opérations internationales, dans le détroit d’Ormuz face à l’Iran, avait le même objectif et a suscité les mêmes difficultés à Tokyo.

Sur le fond, les membres du Cabinet et du ministère des Affaires étrangères les plus conscients des enjeux stratégiques régionaux partagent l’analyse de Washington. Notamment, dans une conférence de presse donnée au mois de février 2019 alors qu’il était encore ministre des Affaires étrangères, Taro Kono rappelait que « d’autres pays » ont développé ce type de missiles et que la Chine « possède ce type de missiles ». Il déclarait que « pour le Japon, l’élargissement du Traité FNI à d’autres pays était nécessaire », même si l’opposition de la Chine rend le futur « très incertain ».Taro Kono est désormais ministre de la Défense, ce qui correspond à une perte d’influence au sein du Cabinet. L’élargissement à d’autres pays, notamment la France et la Grande-Bretagne, permet d’éviter de ne désigner que la Chine.

La fin du Traité FNI pose également pour le Japon la question, à un niveau plus large, de l’avenir des accords de désarmement ou de maîtrise des armements, y compris le TICE, non ratifié par les États-Unis, la Chine, l’Inde, l’Iran et Israël.Shintomi Tetsuno, « Nuclear test Ban Treaty Body Sees End of INF as Opportunity for a New Disarmament Framework », Kyodo News, 25 août 2019.

Au niveau stratégique, comme en Europe dans les années 1970 et 1980, le déploiement de missiles américains de portée intermédiaire en Asie pose aussi la question du découplage possible et de la confiance stratégique face à la menace chinoise.

Mais la position japonaise est essentiellement déterminée par deux facteurs qui pèsent sur le pouvoir politique.

Comme l’ont démontré les manifestations qui ont eu lieu lors de l’adoption de nouvelles lois de défense en 2014 et 2015, l’opinion publique demeure marquée par le pacifisme et la crainte de l’engagement. Un sondage effectué au mois de septembre 2019 par l’agence Kyodo News indique que 56 % de la population est hostile à la révision de la Constitution voulue par le Premier ministre, autre indicateur de ces sentiments pacifistes.

Le déploiement de missiles intermédiaires sur le territoire japonais renforcerait les risques pour Tokyo en tant que « cible » potentielle des missiles chinois, même si les États-Unis – contrairement à la situation en Europe dans les années 1980 – ne prévoient pas de déployer des missiles à tête nucléaire et ne parlent que de rééquilibrage « conventionnel ». D’ores et déjà, les bases américaines sur le territoire japonais, notamment Yokosuka, près de Tokyo, Kadena à Okinawa et Misawa près de Aomori, sont des cibles potentielles des missiles chinois.Thomas Shugart, « Has China been Practicing Preemptive Missile Strikes Against U.S. Bases? », War on the Rocks, 6 février 2017. Pékin de son côté fait tout pour renforcer cette crainte, dans le but de dissuader le Japon et d’affaiblir l’alliance nippo-américaine qui, en dépit des tensions, demeure au cœur des équilibres stratégiques en Asie.Jesse Johnson, op. cit. Fu Cong, Directeur du Département du contrôle des armements du ministère des Affaires étrangères, a déclaré que « la Chine serait dans l’obligation d’adopter des contre-mesures » demandant au Japon d’être « prudent ».Briefing by Mr. FU Cong, Director General of the Department of Arms Control and Disarmament of Ministry of Foreign Affairs, Ministry of Foreign Affairs of the People’s Republic of China, Pékin, 6 août 2019.

Par ailleurs, le choix de bases éventuelles soulève la question d’Okinawa, où les tensions avec les États-Unis et le gouvernement central concernant le redéploiement des bases existantes est endémique depuis plus de dix ans et interdit d’envisager l’archipel des Ryukyu comme une base possible.En revanche les FAD prévoient de déployer au mois de mars 2020 des missiles d’une portée de 300 km à Okinawa au nom de la défense des îles éloignées face aux ambitions chinoises en mer de Chine orientale. Voir Shinichi Fujiwara, « Japan deploying longer-range missiles to counter China », The Asahi Shimbun, 30 avril 2019.

Enfin, une partie du personnel politique et des milieux économiques semble suivre la politique d’apaisement voulue par Pékin depuis un an, dans le contexte de tensions accrues avec les États-Unis. Pour le METI et les associations patronales, les enjeux économiques doivent l’emporter sur les tensions stratégiques, renforçant les réticences face aux attentes des États-Unis en la matière.Entretiens, Tokyo, septembre 2019. Là encore, Pékin renforce le sentiment d’incertitude en rappelant les tensions avec la Corée du Sud, y compris sous la forme de boycott économique, qui avaient suivi le déploiement du système de défense antimissile THAAD.La configuration est particulièrement favorable à Pékin en raison des tensions fortes qui se sont développées entre le Japon et la Corée du Sud depuis le mois d’octobre 2018.

En Chine : une opposition totale à toute intégration à un dialogue élargie

La Chine a exprimé à de nombreuses reprises son opposition « absolue » au retrait américain du Traité FNI ainsi qu’à toute participation à de nouvelles négociations élargies. Au mois de juillet 2019, Hua Chunying, porte-parole du ministère des Affaires étrangères, a déclaré que « la Chine n’accepterait en aucun cas de multilatéraliser le Traité FNI ».« China Reiterates Opposition to Multilateralization of INF Treaty », Xinhua, 30 juillet 2019.

Pékin dénonce également les initiatives du Japon allant dans ce sens, la « nouvelle structure » mentionnée par le ministre des Affaires étrangères Kono lors d’une conférence de presse étant assimilée à une « manœuvre » au service des États-Unis.Idem et Press Conference of prime Minister Kono, Ministère des Affaires étrangères, Tokyo, 27 août 2019.

Pékin utilise, comme lors du déploiement du système antimissiles THAAD en Corée du Sud, l’argument de la rupture d’équilibre stratégique en Asie, la menace sous-jacente étant celle d’une « course aux armements » dans la région et d’un accroissement des tensions.Ling Shengli, « US Withdrawal from the INF Treaty will Bring Multiple Security Effects », Beijingreview.com, n° 34, 22 août 2019. Ling Shengli est professeur à la China Foreign Affairs University. La Chine est en effet directement concernée par la fin du traité FNI alors que, pour les États-Unis comme pour la Russie – bien que d’une manière plus voilée –, le déploiement massif de missiles chinois d’une portée entrant dans le cadre du traité – que Pékin qualifie de « strictement défensifs » – est un défi majeur de sécurité pour l’ensemble de l’Asie. Pékin analyse également ce retrait dans le cadre plus large de la volonté de développement et de diversification des capacités militaires des États-Unis.

Tenter d’établir un « front uni » contre les États-Unis

Face à l’initiative américaine, la Chine a mis en place une stratégie de division en insistant sur les divergences entre les États-Unis et la Russie, mais également les États-Unis et leurs alliés en Asie et en Europe. Les analystes chinois soulignent que la Russie serait dépassée par la puissance américaine, incapable de combler le fossé capacitaire si les États-Unis décidaient de développer massivement des missiles intermédiaires et de les positionner au Moyen-Orient. La menace d’une « course aux armements » est également brandie face à l’Europe, qui se trouverait en première ligne face aux possibles ripostes de Moscou.Idem.

Cette stratégie s’inscrit également pour Pékin dans la continuité de la rupture de Washington avec le multilatéralisme, que ce soit au niveau commercial avec le retrait du TPP, ou au niveau stratégique avec la dénonciation de l’accord nucléaire avec l’Iran, et le retrait du traité ABM en 2002.Wade Boese, « U.S. Withdraws from ABM Treaty; Global Response Muted », Arms Control Today, juillet-août 2002. Il s’agit de souligner la continuité de la politique américaine, et de renforcer les différences avec notamment l’Union Européenne et le Japon, qui accordent au contraire une grande importance aux valeurs du multilatéralisme et se trouvent également sous la menace de mesures tarifaires imposées par Washington.

Enfin, la Chine développe ses critiques au niveau des mécanismes de contrôle des armements et du désarmement nucléaire. En la matière, Pékin maintient sa position, selon laquelle les États-Unis, qui possèdent l’arsenal le plus important, ont une responsabilité particulière et doivent être les premiers à réduire leurs forces nucléaires en accord avec les traités existants sans « faire porter la responsabilité sur d’autres acteurs ».« China Reiterates Opposition to Multilateralization of INF Treaty », op. cit.

Selon les principes de la stratégie chinoise, Pékin a mis en place une offensive multidirectionnelle et multidimensionnelle, liant plusieurs enjeux, aidée en ceci par l’attitude « complexe » du Président Trump. Cette stratégie rend une réponse coordonnée plus difficile à mettre en œuvre et peut également renforcer les divisions de Washington avec ses alliés sur un enjeu d’importance majeure pour la sécurité régionale.

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Valérie Niquet

Bulletin n°68, septembre 2019



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