L’orthodoxie nucléaire russe (II) : le débat autour du livre de Dmitry Adamsky
Observatoire de la dissuasion n°68
Bruno Tertrais,
octobre 2019
Nous avions recensé dans le précédent bulletinBruno Tertrais, « L’orthodoxie nucléaire russe : à propos d’un livre de Dmitry Adamsky », Bulletin n° 67, Observatoire de la Dissuasion, FRS, août 2019. le remarquable ouvrage de Dimitri Adamsky, Russian Nuclear Orthodoxy. Religion, Politics, and Strategy (Stanford : Stanford University Press, 2019).
La Texas National Security Review – de création récente mais qui s’impose comme un lieu d’analyses de qualité – a réuni quelques analystes pour débattre de ce livre.« Book Review Roundtable: Russian Nuclear Orthodoxy », Texas National Security Review, 18 septembre 2019.
Tous saluent son travail et aucun n’exprime de désaccord profond avec sa thèse.
- Anya Loukianova Fink (Center for Naval Analyses) se dit toutefois gênée par l’absence de prise en compte de certains faits n’allant pas dans le sens de son argument principal, par exemple certaines oppositions documentées à l’interpénétration du milieu religieux et du milieu militaire. Elle ajoute que le livre ne se prononce pas réellement sur la durabilité du phénomène et sa pérennité à long terme.
- Brad Roberts (LLNL) s’inquiète des conséquences potentielles – sur lesquelles Adamsky reste prudent – de cette orthodoxie nucléaire russe sur la manière dont les responsables du pays se comporteraient en temps de crise et gèreraient l’escalade : pour eux, la guerre nucléaire pourrait être « nécessaire et juste ». Il note, par ailleurs, que le phénomène décrit par l’auteur place la Russie très loin des thèses avancées par les partisans du TIAN, notamment en termes de soutien populaire à la cause du désarmement.
- Irina du Quenoy (Georgetown University) rappelle que la mobilisation spirituelle n’est pas étrangère aux États-Unis : c’est en effet en réaction directe à la menace du communisme dit « athée » qu’avait été ajouté, en 1954, le slogan « one Nation, under God » au serment d’allégeance. Elle estime par ailleurs que le rôle personnel de Dimitri Medvedev dans la fusion du militaire et du religieux est considérablement sous-estimé par Adamsky.
- Olga Oliker (CSIS) se dit, comme d’autres, frustrée par le manque de certitudes qu’il est possible de tirer du travail d’Adamsky pour la compréhension de l’évolution de la stratégie nucléaire russe. Mais elle rappelle que les déclarations de M. Poutine d’octobre 2018 (réunion annuelle du Club de Valdaï) valident pleinement sa thèse.Voir à ce sujet Isabelle Facon & Bruno Tertrais, « La Russie et l’emploi des armes nucléaires : le sens des propos de Vladimir Poutine lors de Valdaï-2018 », Note de la FRS n° 21 / 2018, 5 novembre 2018.
Plusieurs des auteurs souhaitent que le travail d’Adamsky soit poursuivi et approfondi par des études comparatives, d’une part sur le poids des religions sur les politiques nucléaires contemporaines, d’autre part sur la place de l’orthodoxie russe dans d’autres domaines de la vie du pays.
Ce débat confirme, s’il en était besoin, tout l’intérêt du livre d’Adamsky à la fois pour la compréhension des mécanismes de fonctionnement de l’élite russe (d’une certaine manière, nous sommes de nouveau dans les années 1950 : il faut rechercher « le code opérationnel du Kremlin » comme c’était déjà le cas à l’époqueNous faisons ici référence à la célèbre étude de Nathan Leites, The Operational Code of the Politburo, The RAND Corporation, 1951. ) d’une part, et pour le renouveau des études sur l’interaction entre facteurs culturels et décision politique d’autre part.