Sept commentaires sur la Nuclear Posture Review (NPR)
Observatoire de la dissuasion n°51
Bruno Tertrais,
février 2018
1. La NPR n’est ni un document de statu quo, ni un document révolutionnaire
La NPR s’avère être un document de bonne facture, qui au bout du compte porte la marque de ses rédacteurs institutionnels (MM. Greg Weaver et Rob Soofer) ainsi que de certains conseillers informels (Franklin Miller) au moins autant que de celle de son principal inspirateur (Keith Payne). Le soutien ouvert (John Harvey) ou plus discret (Brad Roberts) de responsables de la précédente administration à ses principales orientations en témoigneUne NPR conduite sous la présidence de Mme Clinton aurait sans doute conservé la politique déclaratoire de 2010, et n’aurait probablement pas mis en route de nouveau programme de SLCM.. Elle se veut d’ailleurs moins révolutionnaire et plus classique que celle de 2002. Sans la polarisation du débat stratégique américain et sous une autre présidence, elle n’aurait sans doute pas été commentée aussi négativement. Il n’y a pas plus « d’abaissement du seuil nucléaire » en 2018 qu’il n’y avait de « tournant vers la préemption » en 2002.
2. Sa description de la politique nucléaire russe est discutable, mais ses prescriptions sont logiques
L’insistance sur le besoin pour la dissuasion d’être adaptée (tailored) à chaque adversaire est louable même si elle relève, au fond, du bon sens. En revanche, la manière dont la politique russe est décrite peut être discutée : il y a peu d’indications d’un « abaissement du seuil nucléaire » par Moscou ; le développement « d’armes de faible puissance » n’est validé par aucune source ouverte ; et l’expression « escalader pour désescalader » n’apparaît pas dans les textes russes.
Néanmoins, les prescriptions de la NPR pour améliorer la dissuasion vis-à-vis de la Russie font sens. Le scénario pris en compte est celui d’un tir russe limité (une ou deux armes) : pour y répondre, l’Alliance devrait pénétrer les défenses anti-aériennes russes ; afin de pallier à cette difficulté, les Etats-Unis veulent avoir immédiatement la possibilité de riposter rapidement au moyen d’un missile balistique, si nécessaire avec une arme de faible puissance ; à moyen terme, cette possibilité sera offerte par un missile de croisière (SLCM ou LRSO) et par une composante aérienne de l’OTAN modernisée (F35/B61-12).
3. Derrière la « re-normalisation » de la doctrine se cache une évolution sur la question du terrorisme
Le champ de la dissuasion nucléaire y est défini de manière assez classique : il s’agit bien moins d’un « élargissement » que d’un retour à une conception très traditionnelle – même si elle prend explicitement en compte la menace cybernétique – l’administration Obama (NPR 2010) apparaissant rétrospectivement comme une exception. La formulation relative à la dissuasion des menaces non-nucléaires est prudente (les circonstances extrêmes pourraient inclure des attaques non-nucléaires significatives), et les garanties négatives de sécurité sont réaffirmées. Au bout du compte, une formulation qui, sur le fond, est proche de la conception française, si ce n’était l’insistance explicite sur le respect du droit des conflits armés.
On a assez peu remarqué, toutefois, une inflexion sur la prise en compte du terrorisme nucléaire. Même si celui-ci n’est plus considéré, contrairement à ce qui avait été le cas en 2010, comme la menace la plus urgente (c’est, légitimement, la Corée du Nord qui a cet honneur), la NPR de 2018 (i) précise le rôle de la dissuasion nucléaire face à cette menace (en signifiant clairement qu’une attaque de ce type contre les Etats-Unis ou leurs alliés relèverait des « circonstances extrêmes » et (ii) semble étendre son champ en suggérant qu’elle pourrait s’appliquer non seulement à un Etat mais aussi à un acteur non-étatique.
4. La focalisation du débat public sur la question mineure des « armes de faible puissance » masque un catalogue sans précédent de décisions programmatiques
Le catalogue des décisions programmatiques prises par la NPR est sans équivalent depuis la fin de la Guerre froide – pour un coût estimé à plus de 1.200 milliards de dollars sur trente ans. Constitué, pour l’essentiel, des programmes déjà envisagés pour la recapitalisation de la Triade, il frappe par l’accent mis sur les missiles de croisière. Outre la décision de principe sur le LRSO, la NPR engage un programme de SLCM, et poursuit l’étude d’un GLCM. Il est bien sûr à peu près certain que ces systèmes ne seront pas tous réalisés : de fait, le SLCM est partiellement destiné à « détourner l’attention » (selon le mot d’un observateur averti) de ceux qui, au Sénat, voudraient répondre à la probable violation russe du traité FNI par un programme américain équivalent (GLCM).
Si la rétention, plus longtemps qu’initialement envisagé, de la bombe B83 – l’arme la plus puissante de l’arsenal américainEt ce jusqu’à ce que la B61-12 ait « fait ses preuves ». – semble essentiellement destinée à la planification contre la Corée du Nord (objectifs durcis et enterrés), la décision de réduire l’énergie d’un petit nombre d’armes emportées par les SLBM, pour disposer de charges de quelques kilotonnes, a focalisé l’attention. Outre qu’il s’agit d’une solution se voulant temporaire, et que les Etats-Unis disposent déjà d’armes de cette gamme d’énergies, on peine à voir comment il serait possible d’y déceler les prémices d’un « abaissement du seuil nucléaire » : rien dans le contenu de la NPR ne permet d’accréditer cette thèse. En outre, comme on le sait, les responsables militaires américains ont multiplié, ces derniers mois, les déclarations niant toute pertinence à la notion « d’arme tactique » Le débat public d’experts s’est focalisé sur trois questions distinctes (que l’on peut légitimement penser avoir été instruites par les rédacteurs de la NPR) : (1) La notion de discrimination (faible/forte puissance) et le risque allégué de voir la Russie, à tort, se préparer à une frappe au moyen d’armes de « forte » énergie dans des circonstances où les Etats-Unis n’auraient en fait tiré qu’une (ou deux) arme(s) de « faible » énergie. (On notera que les experts britanniques se sont gardés d’y participer…) (2) Le risque allégué pour le système russe d’alerte avancée de ne pas pouvoir clarifier à temps l’ampleur (i.e. tir limité ou tirs multiples ?) d’une frappe américaine à partir de SNLE. (3) La vulnérabilité possible du bâtiment (détection de sa position approximative) après le tir. .
5. Mettant l’accent sur la dissuasion élargie, la NPR ne cherche pas la « stabilité stratégique » et place le désarmement au second plan
La NPR de 2018 vise à accroître la crédibilité de la dissuasion américaine face à une menace qui a indubitablement évolué depuis le dernier exercice. La différence de vocabulaire entre 2010 et 2018 est flagrante : le mot « dissuasion » apparaît 191 fois contre 97 dans la NPR de 2010, et la « stabilité stratégique » seulement 6 fois contre 29 fois en 2010. De fait, on y chercherait en vain une « réassurance » de la Chine. Mais le langage reste mesuré : on note en particulier que les Etats-Unis « ne souhaitent pas considérer la Russie ou la Chine comme des adversaires, et cherchent à avoir des relations stables avec ces deux pays ».NPR 2018, p. 12.
Comme en 2010, la dissuasion élargie est un thème majeur de la NPR. Mais, cette fois, c’est l’OTAN qui retient l’attention : prenant acte du risque qu’il y a à voir la Russie ne pas accorder de crédibilité au dispositif nucléaire de l’Alliance, les rédacteurs ont manifestement souhaité envoyer des messages clairs sur ce point, à la fois sur le plan opérationnel et politique.
Aucune réduction unilatérale n’est envisagée et Washington reste favorable à une extension de cinq ans du traité New Start après son échéance en 2021. Sans s’étendre sur le sujet, la NPR note que les conditions d’une « abolition » des armes nucléaires n’existent pas dans le contexte actuel. Le TNP est mentionné deux fois (« la » pierre angulaire, « une pierre angulaire du régime), mais l’Article VI ne l’est pas. Le projet de TIPMF n’apparaît pas.
6. A cet égard, la NPR vaut autant par qu’elle ne contient pas que par ce qu’elle contient
La NPR de 2018 reste un document de facture assez classique. Pour s’en convaincre, on peut facilement imaginer ce qu’aurait été un véritable texte de rupture : élaboration de nouveaux types d’armes ; reprise des essais ; retrait du traité FNI ; mise en avant des options de préemption…
Elle se distingue, à cet égard, de ce qu’avait été la NPR de 2002. Pour rappel, il n’est plus question de « découragement » (dissuasion) comme en 2002, le rôle des défenses antimissiles n’y est pas mis en exergue, et on n’y trouve pas explicitement l’affirmation du besoin de la supériorité américaine (« second-to-none »), que l’on trouvait également dans le texte de 2010La fonction de « découragement » étant néanmoins appelée à être présente dans la MDR.. Enfin, le rôle complémentaire des moyens stratégiques conventionnels n’y est pas mentionné. La « Nouvelle Triade » de 2002 n’a ainsi pas connu de résurrection.
7. In fine, les enjeux politiques de la NPR dépassent sa dimension militaire
Comme tout document stratégique de portée majeure, l’impact de la NPR dépendra bien sûr de sa perception par les acteurs les plus directement concernés : Russie, Chine, Corée du Nord, Iran. Ceux-ci risquent d’y voir une validation des récits qu’ils ont construits sur les dangers que les Etats-Unis font peser sur le reste du monde.
Pour eux comme pour les Européens, le fait que ce soit « la NPR de Donald Trump » est aussi un point central. Et quelles que soient les assurances données par le Pentagone, s’il est bien un domaine dans lequel la primauté présidentielle ne fait face à aucun véritable contre-pouvoir, c’est bien celui de la dissuasion nucléaire. Au demeurant, à quel point M. Trump s’est-il approprié ce document ? Et ses tweets respecteraient-ils, en temps de crise, la politique déclaratoire officielle ?