Sous-marins à propulsion nucléaire et prolifération

Le 10 septembre 2021, l’annonce d’un partenariat stratégique entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni, et l’acquisition par Canberra de huit sous-marins à propulsion nucléaire à l’horizon 2040 ont suscité de vives discussionsJoint Leaders Statement on AUKUS, Prime Minister of Australia, 10 septembre 2021.. Outre les considérations stratégiques liées à cette décision et au choix de renoncer au contrat préexistant avec Naval Group, le projet d’acquisition a été étudié avec attention car il prévoit pour la première fois le transfert de sous-marins à propulsion nucléaire vers un État non-doté, interrogeant sur ses conséquences en matière de non-prolifération nucléaire.

Plusieurs considérations peuvent être notées dans ce cadre. D’une part, l’acquisition par un État non-doté de technologies de propulsion nucléaire, y compris pour des bâtiments nucléaires, n’est nullement prohibée par le TNP. Néanmoins, cette pratique a à ce jour été découragée par les États dotés, et en particulier les États-UnisLe Canada en particulier avait été dissuadé d’acquérir de telles technologies dans les années 1980. Tariq Rauf et Marie-France Desjardins, « Opening Pandora's Box? Nuclear Powered Submarines and the Spread of Nuclear Weapons », Aurora Papers, no. 8, 1988.. En effet, l’utilisation de matières nucléaires dans des chaufferies embarquées sur des sous-marins conduit nécessairement au retrait de certaines matières de la comptabilité prise en charge par l’AIEA dans le cadre des accords de garantie. En effet, l’Agence n’est pas en mesure d’effectuer des contrôles sur les navires militaires. Les accords de garantie autorisent donc la suspension temporaire de l’application des garanties lorsqu’un État veut utiliser des matières nucléaires pour des activités militaires autres que la fabrication d’armes nucléairesStructure et Contenu des Accords à conclure entre l’Agence et les États dans le cadre du Traité sur la Non-Prolifération des Armes Nucléaires, INFCIRC/153 (corrigé), AIEA, 1975. « 14. L’accord devrait prévoir que si un État a l’intention, comme il en a la liberté, d’utiliser des matières nucléaires qui doivent être soumises aux garanties en vertu de cet accord dans une activité nucléaire qui n’exige pas l’application de garanties aux termes de l’accord, les modalités ci-après s’appliquent :  a) L’État indique à l’Agence l’activité dont il s’agit et précise : i) que l’utilisation des matières nucléaires dans une activité militaire non interdite n’est pas incompatible avec un engagement éventuellement pris par cet État, en rapport avec lequel les garanties de l’Agence s’appliquent, et selon lequel ces matières nucléaires sont utilisées uniquement dans une activité nucléaire pacifique ; ii) que, pendant la période où les garanties ne seront pas appliquées, les matières nucléaires ne serviront pas à la fabrication d’armes nucléaires ou autres dispositifs nucléaires explosifs. b) L’État et l’Agence concluent un arrangement aux termes duquel, tant que les matières nucléaires sont utilisées dans une activité de cette nature, les garanties prévues dans l’accord ne sont pas appliquées. L’arrangement précise dans la mesure du possible la période ou les circonstances dans lesquelles les garanties ne sont pas appliquées. […] ».. Cette utilisation introduit donc une vulnérabilité dans le système des garanties et présente un risque possible de détournement des matières, même si celui-ci peut être limité par des mesures de contrôle ad hoc.

La deuxième préoccupation est liée à l’utilisation d’uranium hautement enrichi (UHE) dans les chaufferies nucléaires américaines et britanniques, ce qui laisse entendre que les sous-marins australiens pourraient également être équipés de ce type de réacteurs. L’utilisation de l’UHE pour la propulsion est critiquée par les experts de la non-prolifération depuis longtemps, et en particulier dans le contexte américain. En effet, des experts, mais également des législateurs, ont régulièrement cherché à convaincre la Navy de convertir ses réacteurs à l’uranium faiblement enrichi (UFE), sans succès. La Marine américaine a jusqu’à ce jour mis en avant sa réticence à engendrer des coûts importants pour changer de modèles de réacteurs, tout en renonçant aux avantages opérationnels de l’UHE (très longue durée de vie, permettant aux réacteurs d’opérer sur l’ensemble du cycle de vie du sous-marin)Emmanuelle Maitre, « Les enjeux de l’UHE pour la propulsion nucléaire des sous-marins » Bulletin n°78, Observatoire de la Dissuasion, septembre 2020..

En effet, l’UHE est directement utilisable dans le cadre d’un programme d’armes nucléaires et pourrait donc être détourné par des États proliférants ou des acteurs non-étatiques à des fins de terrorisme NRBC. Dans ce cadre, Washington a largement investi depuis la fin de la Guerre froide pour réduire les utilisations de l’UHE dans le monde, en particulier au niveau des réacteurs de recherche, dans une optique de non-prolifération et de sécurité nucléaire. Cet objectif a en particulier été mis en avant lors des Sommets sur la sécurité nucléaire organisés au plus haut niveau de 2010 à 2016Plan d’actions en soutien à AIEA – Sommet sur la sécurité nucléaire 2016, 1er avril 2016. « Work with the IAEA to minimize the use of HEU, where technically and economically feasible, through the conversion of reactor fuel from HEU to LEU and the development and qualification of LEU fuels for high performance research reactors. ». Dans ce contexte, exporter des réacteurs fonctionnant à l’UHE serait en contradiction avec les efforts réalisés ces dernières années et représenterait une pratique contestable en termes de sécurité nucléaire, même si les conséquences directes du transfert vers l’Australie seraient sans doute très modérées.

En effet, l’Australie ne pourrait ni produire les matières utilisées dans les réacteurs, ni construire les réacteurs. Bien que pays producteur d’uranium, l’Australie a renoncé à toute capacité d’enrichissement sur son territoire, un engagement inscrit dans la loi fédérale du paysAustralian Radiation Protection and Nuclear Safety Act 1998, n°133, 1998 – Article 10.. Par ailleurs, en raison notamment d’une forte hostilité de la population à l’utilisation de l’énergie nucléaire, le pays ne possède pas aujourd’hui les capacités ou l’outil industriel permettant de produire des réacteursTrevor Findlay, « Not Necessarily a Sure or a Good Thing », Arms Control Today, vol. 51, n°9, novembre 2021.. En conséquence, on peut raisonnablement penser que le réacteur serait produit aux États-Unis ou au Royaume-Uni et directement intégré sur les bâtiments australiens. Du fait de l’utilisation d’UHE, le réacteur pourrait être opérationnel sur toute la durée de vie du sous-marin et les pays fournisseurs pourraient se charger de son démantèlement à la fin du cycle d’utilisation. L’Australie ne serait donc pas techniquement en charge des matières nucléaires. Pour autant, elle devrait selon toute vraisemblance mettre en œuvre un accord dérogatoire avec l’AIEA pour être autorisée à utiliser des matières fissiles en dehors de ses stocks déclarés et contrôlés, et c’est en cela que cette transaction est potentiellement considérée comme un précédent inopportun pour le régime de non-prolifération.

Pour certains, cela contribue à saper la légitimité du régime de non-prolifération en encourageant le « deux poids deux mesures » observé dans la réintégration de l’Inde dans le commerce nucléaire civil international en dépit de son refus de signer le TNP, ou encore concernant IsraëlJames Acton, « Why the AUKUS Submarine Deal Is Bad for Nonproliferation—And What to Do About It », Commentary, Carnegie Endowment for International Peace, 21 septembre 2021.. Pour d’autres, elle pourrait retirer tout argument à ceux qui s’opposeraient à l’acquisition de cette technologie, y compris par des pays moins exemplaires dans le domaine de la non-proliférationFrank van Hippel, « The Australia-UK-US Submarine Deal », Arms Control Today, vol. 51, n°9, novembre 2021..

En effet, la Corée du SudJun Ji-hye, « South Korea Moving to Build Nuclear-Powered Submarines », The Korea Times, 5 septembre 2017. et certains responsables japonaisSteven Stashwick, « Japan's Kono Says He Supports Building Nuclear Submarines », The Diplomat, 28 septembre 2021. ont d’ores et déjà fait savoir qu’ils n’excluaient pas l’acquisition de ce type de sous-marins. L’Iran, qui défend depuis près de vingt ans son droit à enrichir l’uranium sur son territoire mais peine à fournir des explications convaincantes sur l’usage qu’elle compte en faire, a également indiqué que ses matières enrichies pourraient être utilisées dans des réacteurs navalsDavid Sanger, Michael Crowley et Rick Gladstone, Rebuking Biden, Iran's Chief Diplomat Demands More Sanctions Relief », The New York Times, 24 septembre 2021..

De manière plus immédiate, le Brésil continue de travailler sur un prototype de sous-marin nucléaire. Assisté par Naval Group concernant la fabrication du bâtiment, le pays cherche à bâtir un réacteur nucléaire de conception nationale. Ce projet connaît des difficultés mais pourrait faire du Brésil le premier État non-doté à opérer des SNATogzhan Kassenova, « The Navy’s Nuclear Program after Military Rule », in Brazil’s Nuclear Kaleidoscope, An Evolving Identity, Carnegie Endowment for International Peace, 2014..

Plusieurs de ces projets ou velléités ont précédé l’annonce d’AUKUS, et le programme australien n’est pas responsable de la vulnérabilité du régime de non-prolifération à l’utilisation des matières à des fins de propulsion. Il convient donc d’en relativiser la portée et les risques associés. Néanmoins, il entame d’une certaine manière la crédibilité d’un régime basé sur des normes positives mais également des engagements politiques et la mise en œuvre de bonnes pratiquesBruno Tertrais, « France, America and the Indo-Pacific after AUKUS », Institut Montaigne, 20 septembre 2021.. Dans ce contexte, la mise en œuvre de cette transaction pourra déterminer son influence effective sur le régime, en particulier dans la mesure où l’Australie et l’AIEA parviennent à établir un accord satisfaisant sur le non-détournement des matières employées. Si cette garantie a été qualifiée de « très compliquée » par le directeur de l’Agence Rafael GrossiJohn Carlson, « IAEA Safeguards, the Naval 'Loophole' and the AUKUS Proposal », Vienna Center for Disarmament and Non-Proliferation, 8 octobre 2021 ; Laura Rockwood, « Naval Nuclear Propulsion and IAEA Safeguards », Federation of American Scientists Issue Brief, août 2017 ; Francois Murphy, « AUKUS Submarine Deal 'Very Tricky' for Nuclear Inspectors-IAEA Chief », Reuters, 28 septembre 2021., il n’en demeure que cela pourrait également établir un précédent pour les pays qui chercheront selon toute vraisemblance à imiter l’Australie, que ce soit par l’achat de SNA ou de réacteurs auprès d’États dotés ou par la production de leur propres technologiesFrank van Hippel, op. cit.. Au-delà de l’accord avec l’AIEA, les États-Unis et le Royaume-Uni pourraient afficher une politique conditionnelle stricte guidant l’exportation de réacteurs, mentionnant en particulier le respect par l’État considéré des dispositions multilatérales et nationales de non-proliférationJames Acton, op. cit.. Par ailleurs, le choix final de retenir un réacteur fonctionnant à l’UFE ou l’UHE aura également son importance tant dans l’opération du réacteur par Canberra que dans la création potentielle d’un précédent dans ce domaineIbid..

Il est à noter que bien que les sous-marins australiens, quels que soient les choix retenus, seront armés de missiles conventionnels, le thème des armements n’est pas sans poser des questions également, dans la mesure où le transfert de missiles de croisière Tomahawk viendrait contredire les directives du MTCR, le régime de contrôle encadrant le transfert de technologies de missiles, et auquel les trois pays concernés adhèrentIan Williams, « The Australian submarine agreement: Turning nuclear cooperation upside down », Bulletin of the Atomic Scientists, 17 septembre 2021..

 

Télécharger le bulletin au format PDF

Sous-marins à propulsion nucléaire et prolifération

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°92, novembre 2021



Partager


Sommaire du bulletin n°92 :

Télécharger le bulletin