Suspension du projet Aegis terrestre au Japon

Le 15 juin 2020, le ministre de la défense Tarô Kôno a annoncé la suspension du déploiement de deux systèmes antibalistiques Aegis au sol inscrit au programme budgétaire de la défense en 2019. Cette suspension a été entérinée par le livre blanc de la défense 2020« Japan Aegis Ashore missile defense system deployment scrapped: Kono », Kyodo News, 25 juin 2020. .

La décision d’acquisition, annoncée en 2017, répondait à plusieurs motivations. Le paysage stratégique dans l’environnement du Japon se dégrade depuis le début des années 2010 avec la montée en puissance d’une Chine de plus en plus agressive et d’une Corée du Nord qui poursuit son programme nucléaire et balistique.

Les tensions se sont encore multipliées en 2019 puis en 2020 en dépit de la crise du Covid-19. En 2019, la Corée du Nord a procédé à trois essais de nouveaux types de missiles à courte portée et à combustible solide. Les incursions des forces chinoises dans les eaux territoriales et à proximité des Senkaku en mer de Chine orientale ont quasiment doublé par rapport à l’année précédente, impliquant 1097 bâtiments sur une période de 282 jours. En 2020, la présence continue des bâtiments chinois dans la zone contestée a atteint le record de 111 jours du mois d’avril au mois d’août 2020. De même, les forces aériennes d’autodéfense ont été mises en alerte à 947 reprises en 2019, à 675 reprises contre des intrusions chinoisesDefense of Japan (Annual White Paper), Ministry of Defence, 2020.. Au mois d’août 2020, dans une interview donnée au journal Nikkei, le ministre de la défense déclarait «I have very grave concerns about Chinese activities in the East China Sea and the South China Sea. If China wants to change the status quo with threat of force, it should be made to pay high price »Daishi ABE et Rieko MIKI, « Japan wants de facto 'Six Eyes' intelligence status: defense chief », Nikkei Asian Review, 14 août 2020..

Face à cette montée des menaces, la consolidation de l’alliance avec les Etats-Unis et le développement d’un système antimissile en mer ont été les deux choix privilégiés par Tokyo qui dispose désormais de huit destroyers équipés du système Aegis.

Dans ce contexte, la décision d’acquérir le système Aegis au sol était aussi le moyen pour le premier ministre Abe de sécuriser une alliance avec Washington plus incertaine depuis l’élection de Donald Trump, en procédant à d’importants achats de matériel aux Etats-Unis.

Les motivations de la suspension du déploiement sont complexes. La raison officielle donnée par le ministre de la défense pour la remise en cause de ce projet est l’impossibilité de garantir que le lanceur (booster) du système ne retomberait pas sur des zones habitées en cas de tir. Les autorités japonaises avaient eu en effet de grandes difficultés à obtenir l’accord de deux sites pour le déploiement du système auprès d’une population et d’autorités locales très sensibilisées au discours isolationniste-pacifiste.

L’efficacité du dispositif a également été questionnée alors que la menace d’une frappe de saturation, notamment en provenance de Corée du Nord, devient plus crédibleDefense of Japan (Annual White Paper), Ministry of Defence, 2020..

Kôno s’est également attaqué aux questions budgétaires et notamment au coût exorbitant des achats de matériel auprès des Etats-Unis, qui passent par le système des foreign military sales (FMS). En démontrant sa capacité à décider, il s’inscrit aussi dans un contexte politique – encore accéléré par la démission du premier ministre – de changement de direction au sein du PLD. Kôno ne dispose pas du soutien des factions traditionnelles, en revanche sa popularité au sein de la population a été encore accrue par sa décision, reflet de l’ambiguïté de l’opinion publique face à l’alliance nippo-américaine“Tarô kôno Aiming for Top Job Seeks to Solidify its Support with LDP”, Jiji Press, 26 août 2020..

Plusieurs solutions ont été évoquées pour compenser l’abandon du projet, et limiter les tensions avec l’administration Trump : le déploiement d’un système de radars au sol, qui permettrait de conserver la partie « observation » du marché ; le déploiement – limité par le nombre de personnel mobilisable et le coût– de nouveaux destroyers équipés du système Aegis ou la construction d’une structure offshore – par nature très vulnérable - susceptible d’accueillir les systèmes Aegis au sol prévusDaishi Abe, “Japan Weighs Three Alternative to Halted Aegis Ashore Field”, Asian Nikkei, 01 août 2020..

Mais la décision de suspendre le système Aegis au sol a également permis d’ouvrir à nouveau le débat ancien et jamais résolu sur la dissuasion conventionnelle au Japon. Le 18 juin 2020, le premier ministre Abe déclarait dans une conférence de presse « We need to think about what is deterrence »Brad Glosserman, “Japan’s Strike Options Assume New Urgency”, Japan Times, 22 juin 2020.. La question posée est celle d’une capacité « strictement défensive » de frappe contre un territoire ennemi. Le débat porte sur la constitutionalité de ce type de matériel à la frontière du « strictement défensif » (選手防衛 senshu boei), fondement de la doctrine de défense du Japon, et de l’offensif.

Le 31 juillet 2020, un groupe de parlementaires du PLD (parti majoritaire au pouvoir) a évoqué ce choix, qui doit être débattu à l’automneRieko Miki, “The Price of Peace”, Nikkei Asian Review, 05 août 2020.. L’opposition du parti Komeito, allié du PLD, indispensable à la préservation d’une majorité à la Diète, rend toutefois toute évolution rapide en la matière difficile. Le livre blanc de la défense indique également que « Japan’s basic policy is to deter threat from reaching Japan by making opponents realize that doing arm to Japan would be difficult and consequential »Ibidem.. Mais ce positionnement rencontre une forte réticence, même si les prévisions budgétaires pour le programme de défense 2020-2021 envisagent des études préliminaires pour l’acquisition d’une capacité « stand off » (ou self-defense counter attack capacity)Defense of Japan (Annual White Paper), Ministry of Defence, 2020..

La démission surprise du premier ministre Abe, et les incertitudes entourant sa succession, qui pourraient se prolonger jusqu’à l’automne 2021, pèsent toutefois un peu plus sur les capacités de décision de Tokyo dans un domaine aussi sensible politiquement.

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