Une nouvelle alliance entre la Russie et la Corée du Nord ?
Observatoire de la dissuasion n°122
Benjamin Hautecouverture,
septembre 2024
Très médiatisée, une cérémonie tenue à Pyongyang mercredi 19 juin 2024 mettait en scène les dirigeants russe et nord-coréen Vladimir Poutine et Kim Jong-un en train d’échanger leurs signatures au bas d’un document diversement présenté par la presse comme un pacte, un accord, un traité, ou une alliance dont une clause prévoirait désormais l’assistance de l’un en cas d’attaque de l’autre. Selon les termes de Vladimir Poutine cité par l’agence Tass le jour même, « l'accord de partenariat global signé aujourd'hui prévoit, entre autres, une assistance mutuelle en cas d'agression contre l'une des parties à cet accord. »Justin Mc Curry et Andrew Roth, « Russia and North Korea sign mutual defence pact », The Guardian, 19 juin 2024.. Or, de façon inattendue, le texte de l’accord fut rendu public par le régime nord-coréen le lendemain de sa signature.
Le nouveau Traité de partenariat stratégique global entre la RPDC et la Russie avait bien été présenté la veille par Kim Jong-un comme l’instrument d’une alliance alors que le président russe s’était gardé d’employer ce terme. Au titre de l’article 4 du texte, « si l'une des deux parties est mise en état de guerre par l'invasion armée d'un État ou de plusieurs États, l'autre partie doit fournir sans délai une assistance militaire et autre avec tous les moyens en sa possession, conformément à l'article 51 de la Charte des Nations unies et aux lois de la République populaire démocratique de Corée et de la Fédération de Russie. »Cité par Park Min-hee, « North Korea’s real motive for publishing the full text of new treaty with Russia », Hankyoreh, 21 juin 2024..
Ce n’est pas la première fois que la formulation d’un engagement réciproque de sécurité lie les deux pays. L’article 1 du « Traité d'amitié, de coopération et d'assistance mutuelle » signé à Moscou le 6 juillet 1961 entre l’URSS et la RPDC disposait que « si l'une des parties contractantes est l'objet d'une agression armée de la part d'un État ou d'une coalition d'États et se trouve ainsi en état de guerre, l'autre partie contractante lui apportera immédiatement son aide militaire et autre avec tous les moyens dont elle dispose. » Faute d’une renégociation entre les deux pays au début des années 1990, ce premier traité devint caduc en 1996 avant d’être remplacé en février 2000 – cinq mois après la première visite de Vladimir Poutine à Pyongyang – par un pacte de non-agression généralement considéré comme une dégradation de l’alliance de 1961. À ce titre, le nouveau partenariat marque bien une réévaluation de l’engagement sécuritaire bilatéral. Ce nouvel engagement est l’aboutissement d’un rapprochement graduel qui précède largement l’offensive russe en Ukraine à laquelle nombre de commentaires l’on réduit cet été. Pour autant, il est notable que les termes de l’article 1 du texte de 1961 ne sont pas ceux de l’article 4 de celui de 2024.
Selon les conventions diplomatiques russes, la formalisation d’un « partenariat stratégique global » à vocation générale n’est probablement pas tout à fait au niveau d'une alliance militaire officielle. L’on en trouve pourtant les termes dans le nouveau texte, sur lesquels les autorités nord-coréennes ont probablement préféré insister en choisissant de publier le texte intégral du traité. Selon un ancien haut responsable sud-coréen des services de renseignement, « alors que la Corée du Nord voulait clairement mettre l'accent sur une structure d'alliance officielle, la Russie a semblé souligner la nature défensive de l'accord [y compris l'article 51 de la Charte des Nations unies] tout en évitant de qualifier l'accord d'alliance (…). Pour éviter toute mauvaise interprétation ou tout malentendu, Kim Jong-un s'est empressé de publier le texte intégral de l'accord, comme pour dire au monde qu'il n'était pas possible de défaire cette alliance »Cité par Park Min-hee, op. cit. . La visite du dirigeant nord-coréen en Russie au mois de septembre 2023 avait déjà fourni à l'agence de presse officielle Korean Central News Agency (KCNA) l’occasion de décrire les liens entre les deux pays comme étant fondés sur une « unité militante ». On avait pu noter à l’époque que l’usage d’un tel jargon était souvent réservé aux alliés militaires du régime de PyongyangKhang Vu, « Putin’s diplomacy roadshow in North Korea and Vietnam », The Interpreter, 5 juillet 2024.. En définitive, l’on peut analyser la différence de formulation entre les articles correspondants de 1961 et de 2024 comme une latitude interprétative qui permet la prudence comme l’ouverture d’une ambiguïté stratégiqueHao Nan, Russia’s treaty with North Korea creates new fault lines in East Asia, EastAsiaForum, 26 août 2024. à toutes fins utiles, y compris à des fins dissuasives.
En plus de garanties de sécurité positives en cas d'attaque, le partenariat stratégique envisage en termes indirects la coopération militaire bilatérale. D’abord, l'article 8 dispose que les deux pays « établiront des mécanismes » pour « renforcer les capacités de défense afin de prévenir la guerre ». Ensuite, une telle coopération fut corroborée par une déclaration du président Poutine le jour de la signature du traité dans laquelle le dirigeant russe indiqua « ne pas évacuer »Cité par Kelsey Davenport, « North Korea, Russia Strengthen Military Ties », Arms Control Today, juillet/août 2024. la possibilité d’une coopération militaire entre les deux pays. Là encore, il est notable que le président russe continua d’utiliser des précautions de langage, de la même manière qu’il prévint le lendemain 20 juin au Vietnam que le nouveau partenariat avec la RPDC ne vise nullement le voisin sud-coréen.
Enfin, le nouveau traité devrait faciliter l’assistance russe aux programmes nucléaires et spatiaux de la Corée du Nord (en dépit de l’interdiction faite à tout pays d’assister les programmes balistique et spatial de la RPDC en vertu des résolutions de sanction du Conseil de sécurité). L'article 10 dispose en effet que les deux pays « développeront les échanges et la coopération » en matière scientifique, les domaines spatial et de l'énergie nucléaire pacifique étant désignés. C’est la perspective d’une coopération spatiale avancée qui a essentiellement mis en alerte les États-Unis, la Corée du Sud et le Japon cet été, ainsi que l’expertise dans son ensemble au regard de l’ambition spatiale et balistique nord-coréenne et des échecs de plusieurs tirs d’essais ces derniers mois : pour mémoire, la tentative du 27 mai dernier de mettre un satellite en orbite à l'aide d'un nouveau lanceur spatial se solda par l’explosion du lanceur en vol ; l’essai d’un missile armé de plusieurs ogives le 26 juin dernier se serait également soldé par un échec, selon le Japon et la Corée du Sud.
Plus largement, l’événement du 19 juin 2024 marque une étape supplémentaire dans la réévaluation que la Russie fait depuis plusieurs années de sa politique de non-prolifération mondiale. À ce titre, et même si le nouveau partenariat bilatéral n’est pas une alliance nucléaire au sens propre, il peut être établi que c’est un nouveau coin enfoncé dans le front des cinq États dotés de l’arme nucléaire au sens du TNP, contre la prolifération. L’on ne manquera pas d’observer avec une certaine ironie que l’accord du 19 juin 2024 fut préparé puis scellé en pleine présidence russe du groupe P5.