Vers un changement de doctrine nucléaire à Moscou ?

De son côté, Vladimir Poutine a également eu l’occasion de s’exprimer sur la dissuasion nucléaire, dans le cadre du forum économique de Saint-Pétersbourg. En effet, un débat mettant en scène le président russe a été animé par Sergueï Karaganov, politiste qui s’est récemment fait remarquer en soutenant l’option de frappes nucléaires préventives sur des cibles occidentales« Пленарное заседание Петербургского международного экономического форума » (Session plénière du Forum écono­mique international de Saint-Pétersbourg), Kremlin.ru, 7 juin 2024.. Lors du dialogue, il a interrogé Poutine sur la nécessité d’avancer plus vite dans l’escalade nucléaire, pour lui seul moyen de gagner la guerre et rétablir la dissuasion.

En réponse à ces questions, le président russe a avant tout répété la doctrine officielle du pays et a nié « brandir la menace nucléaire », estimant simplement vouloir être pris au sérieux. Comme la veille, lorsqu’il s’était entretenu avec des correspondants de presse étrangers, Poutine a mentionné que « l'utilisation est possible dans des cas exceptionnels – en cas de menace pour la souveraineté et l'intégrité territoriale du pays. »« Встреча с руководителями международных информагентств », (Réunion avec les responsables des agences de presse internationales), Kremlin.ru, 5 juin 2024.. Il a également indiqué que ces circonstances n’étaient pas présentes aujourd’hui. Néanmoins, le dirigeant russe a noté que la doctrine est un « instrument vivant », et qu’il n’exclut pas « d’apporter quelques changements à cette doctrine ». Parmi d’autres points d’évolution possible, il a mentionné, « si cela s’avère nécessaire », de procéder à des essais nucléaires. Poussé par Karaganov, il a notamment insisté sur la vulnérabilité des Européens, en raison de l’absence de système de détection avancée en Europe, de la réticence supposée des États-Unis à risquer une escalade nucléaire les impliquant pour les défendre, et de la supériorité quantitative capacitaire russe, notamment au niveau des armes nucléaires tactiques, sur le continent. Pour autant, c’est avant tout une image de modération qu’a voulu transmettre V. Poutine, contrastant avec les propos radicaux et apocalyptiques de S. Karaganov. En effet, celui-ci a répété à plusieurs instances que la doctrine devrait changer et prévoir une riposte nucléaire à toute attaque sur le territoire russe, a comparé les Européens à des fous et à des hyènes devant être frappés pour être « refroidis » et à espérer que V. Poutine pourrait prochainement reproduire la destruction divine de Sodome et Gomorrhe, permettant par une « pluie de feu » d’« éclairer l’humanité qui a perdu la foi en Dieu et la raison ». Apparaissant mécaniquement raisonnable à côté de Karaganov (« s'il vous plaît, je voudrais demander à tout le monde de ne pas mentionner de telles choses en vain »), Poutine a ajouté deux arguments pour justifier sa conviction qu’il ne sera pas nécessaire d’employer d’armes nucléaires dans le contexte de la guerre en Ukraine. Premièrement, il a affirmé sa conviction que l’efficacité des forces armées russes et la capacité accrue de l’industrie de défense permettront à Moscou de gagner le conflit tout en restant au niveau conventionnel. Deuxièmement, il a souligné, « lorsque nous verrons ce qu’est le caractère russe, ce qu’est le caractère d'un citoyen russe, que nous le comprendrons et que nous nous en inspirerons, nous n’aurons pas besoin d’armes atomiques pour remporter la victoire finale ».

Dans la rhétorique de Poutine, la préconisation de l’utilisation de l’arme nucléaire dans le cadre du conflit ukrainien revient donc sans doute à un aveu d’échec des forces conventionnelles, ou à un scepticisme sur la capacité à atteindre les objectifs de guerre de manière conventionnelle. Pour à la fois conforter ses choix stratégiques passés et ne pas affaiblir le moral des troupes engagées, il est donc sans doute important pour lui d’écarter des choix radicaux et de témoigner aux forces armées sa confiance dans leur capacité à emporter, à terme, la victoire.

De manière plus anecdotique, il est intéressant de noter que V. Poutine n’hésite pas à évoquer ce sujet de manière relativement décomplexée, dans un forum international consacré aux questions économiques, dans le cadre d’un panel où il partage la scène avec les présidents bolivien et zimbabwéen : opportunité de se présenter en chef d’État responsable mais aussi de faire passer le message de la légitimité de la posture russe devant l’agressivité euro-américaine, y compris si la Russie devait être amenée à faire usage de l’arme nucléaire (pour un essai ou une frappe).

Quelques jours après ces propos, Sergueï Ryabkov, vice-ministre des Affaires étrangères, a confirmé que les documents stratégiques pourraient être mis à jour du fait des « défis qui se multiplient en raison des actions inacceptables et escalatoires des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN », sans toutefois se prononcer sur la nature des changements qui pourraient être envisagés« Senior diplomat suggests revisiting Russia's nuclear containment strategy amid US threats », TASS, 11 juin 2024.. Le 20 juin 2024, Poutine s’est à nouveau exprimé sur le sujet. Interrogé sur un possible changement de doctrine, il a répété que ce sujet est en cours de réflexion au Kremlin. Il a souligné que si la Russie réfléchit à un changement de doctrine, c’est car selon lui, ses adversaires travaillent à un abaissement du seuil nucléaire. Cela lui semble confirmé par le développement d’armes à faible rendement aux États-Unis et par des débats d’experts américains sur une utilisation plus rapide de l’arme nucléaire. Pour autant, Poutine a jugé à cette occasion que la Russie « n’a pas encore besoin d’une stratégie de frappe préventive »« Ответы на вопросы российских журналистов », [Answering questions from Russian journalists at the end of his state visit to Vietnam, Vladimir Putin answered questions from Russian media representatives.], Kremlin.ru, 20 juin 2024..

Le 23 juin, Andreï Kartapolov, député à la tête du comité de la Défense, a estimé que si les menaces continuent d’augmenter, il pourrait notamment être nécessaire de faire en sorte que la Russie puisse conduire plus rapidement une frappe nucléaire, en modifiant en particulier les procédures d’emploi de l’armeGuy Faulconbridge et Lidia Kelly, « Russia could reduce decision time for use of nuclear weapons, lawmaker says », Reuters, 23 juin 2024.. Il est impossible à ce stade de juger si ces discussions préfigurent un changement de doctrine ou s’inscrivent dans la stratégie russe observée depuis le début de la guerre consistant à rappeler régulièrement que la guerre en Ukraine se déroule dans une ambiance nucléaireIsabelle Facon, « Karaganov et les autres : le débat nucléaire russe de l’été 2023 », Bulletin n°111, Observatoire de la dissuasion, FRS, été 2023..

Dans la sphère académique, Dmitri Trenin a publié un essai qui fait écho à ces réflexions officielles : l’Ouest ne craint pas assez la Russie, ce qui laisse planer l’ombre d’un conflit mondial, il faut donc le « dégriser » grâce à la peur du nucléaire : renforcer la dissuasion, c’est-à-dire rappeler à l’OTAN qu’il est impossible de gagner une guerre conventionnelle contre un Etat doté de l’arme nucléaire. L’ancien directeur de l’antenne moscovite de la Carnegie a donc également conclu à l’importance « d’activer le facteur nucléaire dans la politique étrangère, restaurer la peur et construire une échelle d’escalade », seul moyen pour lui de sauver le monde de sa destructionDmitri Trenin, « Here’s how Russia can prevent WW3 », Russian International Affairs Council, 11 juin 2024..

 

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