Le rôle de l’OTAN en Asie : un débat inabouti

Camille Grand, Distinguished Policy Fellow, European Council on Foreign Relations ; ancien secrétaire général adjoint de l’OTAN pour l’investissement dans la défense

 

Question 1 : Comment l’OTAN perçoit-elle son rôle en Asie, en particulier à la lumière de l’importance géopolitique croissante de la région et des défis sécuritaires, mais aussi des conséquences de la guerre en Ukraine pour le théâtre européen ?

Historiquement et en vertu des dispositions du traité de Washington (qui se concentre géographiquement sur la zone euro-atlantique), l’OTAN n’a pas de rôle spécifique en Asie. Néanmoins, après la Guerre froide, l’OTAN est devenue de plus en plus « hors zone », y compris avec des déploiements importants et prolongés en Asie (vingt ans de présence en Afghanistan). L’organisation a développé des partenariats avec un certain nombre de pays de l’Asie-Pacifique, dont le Japon, la République de Corée, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, allant au-delà de ses partenaires traditionnels qui étaient situés en Europe, en Asie centrale et au Moyen-Orient.

Cette évolution est actuellement confrontée à deux tendances contradictoires. Tout d’abord, la guerre de la Russie contre l’Ukraine a profondément modifié l’environnement de sécurité européen, obligeant l’OTAN à revenir à sa mission principale de défense collective du continent européen. En termes de priorités, cela signifie qu’elle se concentre à nouveau sur la défense territoriale et sur la menace russe pour la sécurité européenne. L’élargissement de l’OTAN à la Finlande et à la Suède renforce encore ce recentrage sur la sécurité européenne.

Deuxièmement, l’OTAN a récemment (depuis le sommet de Madrid en 2022) développé un intérêt croissant pour les défis sécuritaires associés à la Chine. Cette évolution résulte de la redéfinition à long terme des priorités de l’allié américain sur le théâtre Indo-Pacifique, le « pivot vers l’Asie » se concrétisant enfin, une décennie après les annonces du Président Obama, et de la forte pression bipartisane exercée par les États-Unis sur leurs Alliés, y compris en Europe, pour qu’ils accordent davantage d’attention à la Chine. De nombreux Alliés reconnaissent ainsi la nécessité de répondre positivement à cette demande américaine (ne serait-ce que pour s’assurer du maintien de l’engagement des États-Unis en faveur de la sécurité européenne). Au-delà des États-Unis, d’autres Alliés de l’OTAN s’intéressent à l’Indo-Pacifique : certains sont des nations du Pacifique comme le Canada (avec sa côte Pacifique) et la France (avec de nombreux territoires d’outre-mer situés dans l’Indo-Pacifique) ; d’autres reconnaissent également que la sécurité dans l’Indo-Pacifique a des implications potentielles sur leur commerce et leur prospérité. En outre, la Chine semble plus active dans l’environnement européen, ce qui suscite des inquiétudes non seulement dans l’espace extra-atmosphérique et le cyberespace, mais aussi à proximité de l’Europe, la Marine chinoise naviguant en Méditerranée et en mer Baltique.

Dans ce contexte, l’OTAN a commencé à redéfinir son rôle en Asie. Si tous les Alliés reconnaissent que le rôle de l’OTAN ne sera pas central, l’Alliance a renforcé son expertise en Asie et poursuit un partenariat plus étroit avec les partenaires de l’Indo-Pacifique tout en recherchant modestement les moyens de donner plus de substance à sa présence dans la région. Dans l’environnement sécuritaire actuel, il reste néanmoins clair que l’OTAN ne se focalisera pas sur l’Asie et qu’elle ne dispose que de ressources et d’une marge de manœuvre limitées dans la région.

 

Question 2 : Quelles sont les initiatives ou les partenariats spécifiques que l’OTAN a mis en place pour collaborer avec ses partenaires asiatiques, en particulier le Japon ?

L’OTAN s’appuie sur les relations préexistantes créées dans le contexte de ses opérations en Afghanistan, en se concentrant sur quatre démocraties de l’Asie et du Pacifique partageant les mêmes valeurs : l’Australie, le Japon, la République de Corée et la Nouvelle-Zélande. Le partenariat renforcé prend de multiples formes. L’ouverture des travaux de l’OTAN aux quatre partenaires susmentionnés est élargie, avec la possibilité de participer à ces travaux à de multiples niveaux, depuis les comités d’experts jusqu’au Conseil de l’Atlantique Nord, y compris dans son format ministériel. Ces activités vont au-delà du rôle relativement modeste des missions des partenaires auprès de l’OTAN à Bruxelles. Il est désormais habituel que les dirigeants de ces quatre pays participent aux sommets de l’OTAN, comme à Vilnius en 2023.

On peut également avoir des participations croisées à des exercices (principalement sous la forme d’observateurs et d’experts) et, plus important encore, une coopération technique sur des questions d’intérêt mutuel telles que les normes militaires et techniques, indispensables à l’interopérabilité, ou la défense antimissile. L’OTAN s’efforce également d’étendre sa présence en Asie par le biais de dialogues réguliers, mais aussi en proposant l’ouverture d’un bureau de liaison permanent à Tokyo (encore en discussion entre les Alliés). Dans l’ensemble, cela implique une amélioration significative de la nature du partenariat avec les quatre pays de l’Asie-Pacifique alors que les partenaires européens, eurasiatiques et du Moyen-Orient étaient traditionnellement privilégiés dans le groupe large et diversifié des 38 partenaires de l’OTAN.

 

Question 3 : Quelles sont les limites d’une coopération approfondie entre l’OTAN et ses Alliés, notamment le Japon, en Asie ?

Malgré un intérêt politique réel pour le développement de la coopération avec les partenaires asiatiques, son approfondissement se heurte à plusieurs limites. La première concerne les ressources. L’OTAN est une petite organisation dotée de ressources humaines et financières limitées. Sa capacité à établir et à entretenir des relations approfondies avec les partenaires asiatiques restera probablement limitée, d’autant plus que les priorités concurrentes liées à la situation sécuritaire en Europe risquent d’accaparer la majeure partie de la bande passante de l’OTAN. Qui plus est, l’OTAN dépend des Alliés pour développer toute coopération militaire significative dans l’Indo-Pacifique, or seule une poignée d’entre eux ont la capacité et les moyens d’avoir plus qu’une présence symbolique dans la région. Cela limite également la participation de l’OTAN aux exercices régionaux.

Deuxièmement, il y a un manque de leadership clair de la part des États-Unis sur le rôle de l’OTAN. Bien qu’ils soient les plus fervents défenseurs de l’implication de l’OTAN en Asie, ils n’ont pas réussi, jusqu’à présent, à adresser un signal clair à leurs Alliés européens, au-delà d’un appel à leur soutien politique et de leur sensibilisation à la question de la Chine. Washington n’a ainsi pas défini un niveau d’ambition net aux activités de l’OTAN en Indo-Pacifique.

Troisièmement, les quatre partenaires indopacifiques ne parviennent pas, pour leur part, à exprimer un point de vue unifié sur le partenariat avec l’OTAN. Le manque d’appétit de la Nouvelle-Zélande et de la République de Corée contraste avec la forte implication du Japon et de l’Australie. Tous les pays entretiennent aussi des liens bilatéraux forts ou minilatéraux (AUKUS) avec les Etats-Unis et avec des pays européens spécifiques. Dans ce contexte, AUKUS et le concept des « cinq yeux » (five eyes) constituent par exemple un cadre beaucoup plus solide pour la coopération en matière de défense avec l’Australie que ne le sera jamais l’OTAN. Le Japon apparaît ainsi parmi les partenaires de l’OTAN en Asie-Pacifique comme le partenaire le plus intéressé et le plus naturellement enclin à utiliser ce cadre de coopération

Quatrièmement, les pays membres de l’OTAN eux-mêmes ne sont pas parfaitement alignés. De nombreux Alliés soutiennent publiquement le développement du partenariat avec les pays asiatiques pour contenter Washington, mais expriment des inquiétudes en privé, préférant voir l’OTAN se concentrer sur l’Europe. La plupart d’entre eux ont une compréhension limitée de la région et n’ont pas grand-chose à offrir au partenariat. Certains Alliés (le Royaume-Uni, la France et, dans une moindre mesure, l’Allemagne) ont leur propre agenda dans la région, notamment en ce qui concerne les relations avec Pékin. Tout en soutenant l’importance stratégique de la région, la France a exprimé des doutes quant à la valeur ajoutée de l’OTAN et s’est parfois distanciée de l’approche américaine. Enfin, de nombreux Alliés de l’OTAN qui sont également membres de l’UE insistent sur la dimension européenne de leurs relations avec la région. Le Japon, comme les autres partenaires de la région, doit donc trouver le juste équilibre entre ces différents cadres de coopération avec les Européens.

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