Le Sud global : entre défis et volonté d’engagement

Note de la FRS n°06/2024
Valérie Niquet, 22 février 2024

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Cette note a été rédigée à partir de la visioconférence qui s’est tenue à la FRS le 28 septembre 2023 et reprend en partie les interventions des participants[1] « Engaging the Global South: a challenge for Japan, France and Europe », FRS, 28 septembre 2023, voir ici..

Les risques d’un regroupement artificiel

La thématique du Sud global s’est progressivement imposée dans la réflexion géopolitique. Mais si le terme est nouveau, il recouvre une réalité ancienne et qui rejoint en partie celle des pays non alignés ou du « troisième monde » sur lequel s’appuyait la stratégie extérieure maoïste en pleine révolution culturelle. Aujourd’hui, après la Guerre froide mais avec la réémergence d’une forme de bipolarité entre démocraties et autocraties, le concept de Sud global exprime aussi rivalités et luttes d’influence.

Si chacun s’accorde à mettre en cause l’existence d’un Sud global unifié, des points communs apparaissent ainsi que des stratégies d’influence, qui visent justement à mobiliser en faveur d’un camp ou d’un autre cette « masse » qui en particulier pèse d’un poids très important lors des votes de sanctions ou de condamnations à l’ONU.

Le Japon, dans sa rivalité avec la République populaire de Chine, tente de retrouver une influence auprès des pays de ce Sud global, notamment en Asie du Sud-Est et en Afrique. C’est aussi, au moins à terme, le poids économique de ces pays du Sud global qui intéresse Tokyo, à la recherche de nouveaux marchés et de nouveaux relais de croissance. Le Sud global, c’est en effet 20 % du PNB mondial, des centres de production et de consommation où émerge une classe moyenne consommatrice. Le Sud global est également au cœur d’enjeux comme le changement climatique et ses conséquences, la sécurité alimentaire ou la santé. Si le Japon partage beaucoup de ces positions avec les pays européens, il se distingue aussi par une posture qui se veut moins « moraliste », plus fondée sur le pragmatisme, les intérêts communs et le respect de la diversité, même au prix d’une plus grande tolérance à l’égard de régimes qui sont loin d’être fidèles aux principes universels des droits humains mais qu’il s’agit d’éloigner des deux menaces fondamentales que sont la Chine et la Russie.

Mais le Sud global se caractérise pourtant par une diversité qu’il faut prendre en compte. Comme l’a démontré le vote de condamnation de la Russie au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, très peu de pays du Sud global s’y sont opposés, nombreuses ont été les abstentions, mais un accord profond existe pour défendre l’inamovibilité des frontières qui est au cœur de la charte de l’ONU.  Dans le même temps, il est nécessaire de prendre en compte les diversités d’attentes et de besoins entre des pays déjà émergents et d’autres qui demeurent extrêmement fragiles, y compris face aux aléas climatiques comme les petits États iliens du Pacifique.

Mobiliser le concept de Sud global sans prendre en compte cette diversité, c’est aussi offrir aux États qui tentent de s’imposer comme leaders d’un bloc uni un moyen d’action démultiplié, notamment en termes d’image et de perception. Un autre danger est évidemment d’opposer, avec ce concept de Sud global, l’Ouest, auquel se rattacherait le Japon, au « reste », acceptant ainsi une re-bipolarisation du monde. Beaucoup des États associés au Sud global refusent en réalité cette bipolarisation et ne veulent pas choisir entre la Chine, qui continue d’offrir des opportunités économiques indéniables, notamment en matière de développement des infrastructures, et les États-Unis, qui assurent un indispensable équilibre stratégique, notamment en Asie du Sud-Est. En revanche, et c’est aussi la position que défend Tokyo, la prise en compte d’un rééquilibrage de la gouvernance mondiale s’impose pour mieux lutter contre cette tentation d’exister uniquement en opposition. Pour Tokyo, face à un Sud global très divers, et avec des moyens relativement limités, il devient essentiel d’établir des priorités et d’identifier les partenaires les plus importants, en fonction du résultat anticipé. Ce processus d’identification doit aussi prendre en compte le bouleversement à venir des hiérarchies de puissance. À l’horizon de dix ans, selon un analyste japonais, ce sont les États-Unis, la Chine et l’Inde qui domineront la scène mondiale dans un nouveau G3. Des pays importants en Asie du Sud-Est comme l’Indonésie sont en train d’émerger et pèsent d’ores et déjà d’un poids très important dans les orientations géopolitiques régionales face à la Chine et aux États-Unis.

Une stratégie de diversification des priorités en direction des pays du Sud global

Il serait tout aussi nécessaire de répartir les responsabilités entre alliés qui partagent les mêmes valeurs, le Japon s’intéressant plus spécifiquement à l’Asie du Sud-Est, et notamment aux pays comme le Vietnam, les Philippines et l’Indonésie, auxquels l’unissent les mêmes intérêts stratégiques ; et l’Europe – au continent africain et au Moyen-Orient. L’Europe, notamment l’Union européenne (UE), et le Japon peuvent aussi apporter, y compris en travaillant en commun, des opportunités autres que cette relation binaire et potentiellement conflictuelle entre Pékin et Washington. D’ores et déjà, au niveau européen, des formats de coopération et de dialogue nouveaux ont été mis en place – comme le dialogue France-Inde-Japon ou le dialogue France-Inde-Émirats arabes unis. L’UE a adopté sa propre stratégie de l’Indopacifique, qui prévoit elle aussi de nombreux formats d’échanges multilatéraux impliquant également les États membres de l’UE et les pays appartenant au Sud global, par exemple sur le sujet essentiel de la lutte contre la pêche illégale dans l’océan Pacifique et l’océan Indien.

Certaines organisations multilatérales comme les BRICS + (Brésil, Russie, Inde, China, South Africa + cinq) ont tenté de s’imposer comme représentants du Sud global, mais, même au sein de cette plateforme, les positions sont loin de coïncider entre des puissances rivales comme la Chine et l’Inde. Pour l’Europe, le défi est donc de prendre en compte les attentes de ces pays du Sud global, notamment en matière de réduction de la pauvreté, de développement durable, ou de protection de l’environnement, pour ne pas donner prise aux accusations d’indifférence manipulées par les États qui ont intérêt à mettre en avant ces divergences.

Valeurs communes ou intérêts communs ?

La prise en compte du Sud global impose aussi de s’interroger sur la notion de « valeurs communes » souvent mise en avant tant par l’Union européenne que par le Japon. Derrière cette notion de valeurs communes se cachent aussi des intérêts géopolitiques communs et c’est à l’intersection des valeurs et des intérêts qu’une relation et des coopérations fondées sur le pragmatisme peuvent être mises en place. L’Union européenne s’appuie sur des valeurs, et a longtemps été perçue comme une puissance essentiellement normative. Pour les pays de l’ASEAN (Association of South East Asian Nations) comme d’autres pays du Sud global, certaines valeurs occupent une place importante et peuvent servir de pont entre l’Union européenne et le Sud global. Il s’agit du respect de l’intégrité territoriale, d’un attachement au renforcement de la coopération régionale et de l’accent mis sur les enjeux de développement, seuls fondements d’une véritable stabilité. Ces trois dimensions sont aujourd’hui menacées par des défis extérieurs, venant de Russie pour l’Union européenne, sur son flanc est, et de Chine pour l’Asie, notamment pour les nations maritimes moins puissantes de l’ASEAN. De chaque côté de l’Eurasie, dans un continuum géostratégique, ce sont la paix et la stabilité de deux régions pourtant géographiquement très éloignées qui sont menacées, et c’est la prise de conscience de ces menaces qui crée des intérêts communs. Pour mieux les traiter, il est aussi nécessaire de renforcer la coopération et le dialogue sur la perception des menaces entre les États-Unis, leurs alliés en Europe et leurs alliés en Asie (à commencer par le Japon mais aussi la Corée du Sud et d’autres partenaires, dont l’Inde, qui correspondent à la fois à nos valeurs et à nos intérêts). Le possible résultat des prochaines élections présidentielles aux États-Unis est également au cœur de ces préoccupations partagées entre l’Europe et ses partenaires asiatiques, justifiant une meilleure institutionnalisation des échanges.

Le cas de l’Afrique

Dès les premières TICAD (Tokyo International Conference on African Development), inaugurées en 1993, le Japon a démontré, bien avant la Chine ou l’Inde, son engagement en faveur du développement sur le continent africain. Cet intérêt était d’autant plus bienvenu que, dans les années qui ont suivi la fin de la Guerre froide, on a assisté à un retrait des grands partenaires traditionnels de l’Afrique, aussi bien ceux du bloc de l’Est que les anciennes puissances coloniales, moins investies.  Si le Japon s’est longtemps focalisé sur l’aide au développement, l’attaque terroriste qui a frappé la base de In Amenas (Algérie) au mois de janvier 2013, qui a fait 37 victimes dont dix Japonais, a provoqué un choc de prise de conscience quant aux enjeux de sécurité liés au continent africain.  Les autorités japonaises ont depuis tenté de réorienter leur stratégie d’aide à l’Afrique en renforçant leur soutien aux mesures de lutte contre le terrorisme, et à tout ce qui peut favoriser la stabilisation, notamment en Afrique du Nord, au Sahel et au Moyen-Orient (où Tokyo était par exemple un des principaux contributeurs à l’UNRWA, et promeut les échanges et le dialogue avec les États arabes et musulmans).

Il s’agit là d’une spécificité ancienne de la politique étrangère du Japon, qui a toujours cherché à assurer la stabilité de ses approvisionnements énergétiques, y compris auprès de l’Iran. Depuis 2013, le Japon met l’accent sur la sécurité alimentaire, la stabilisation des zones frontières, le développement des capacités, y compris en fournissant certains types de matériels, comme des véhicules pour les forces de sécurité. En 2018, le Japon a lancé sa nouvelle approche pour la paix et la sécurité en Afrique en proposant de s’attaquer aux causes premières des tensions et des conflits. Il s’agit pour Tokyo de soutenir le renforcement des institutions, et les initiatives initiées par les pays africains eux-mêmes pour consolider la stabilité régionale, et d’élargir le champ de l’aide internationale en intégrant les aspects économiques de la fragilisation des zones frontières livrées aux trafics. Enfin, on retrouve toujours la priorité accordée à l’assistance humanitaire aux réfugiés et aux personnes déplacées, ainsi qu’à l’autonomisation des communautés locales. Le Japon, par l’intermédiaire des TICAD, tente de développer des cycles de formation technique et professionnelle qui pourraient rendre plus difficiles les recrutements de jeunes sans emploi par les groupes terroristes. Au contraire des élites centrales, qui agissent souvent dans une logique top-down, Tokyo veut également accroître les capacités des gouvernements locaux, même si la gabegie et l’absence de services pèsent sur leur légitimité dans la population, et développer les liens avec les ONG locales, à l’écoute des populations.

En revanche, l’action du Japon est limitée par sa très grande prudence – qui s’explique par ses contraintes constitutionnelles sur l’usage de la force – devant tout prise de risque de sécurité « dure ». Son action au Mali et dans d’autres pays de la région a été remise en cause par la montée des tensions et la multiplication des crises, même si Tokyo tente de compenser le désinvestissement sur le terrain par un soutien financier plus important aux organisations internationales et aux opérations de maintien de la paix. 

Mais sur le continent africain, depuis le milieu des années 1990, l’action d’influence du Japon se heurte à la diversification des partenariats des pays africains vers le Moyen-Orient, la Turquie, l’Iran, l’Inde mais aussi – et c’est là que les tensions s’expriment – la Chine et la Russie. Dans le cas de la Chine, une attitude prédatrice sur les ressources, les terres arables et une main d’œuvre bon marché, le soutien à des régimes corrompus prêts à coopérer, un frein mis aux processus de démocratisation n’effacent pas les opportunités économiques – qui sont venues combler un vide par des offres adaptées aux moyens des pays et des populations concernées. C’est le cas notamment pour ce qui concerne le développement des infrastructures de communication (réseau ferré à grande vitesse, autoroutes, téléphones portables, motos électriques), même au prix d’une qualité moindre et d’un endettement préoccupant.

Le Japon conserve néanmoins une image très positive sur le continent, plus que la France, très investie mais trop souvent perçue comme une ex-puissance coloniale focalisée sur des actions militaires davantage que sur le développement – une perception largement relayée par les campagnes de désinformation russes. Mais en dépit de cette perception positive, le Japon ne dispose pas des mêmes « atouts » que la RPC pour agir auprès d’élites peu soucieuses de gouvernance. Au-delà de l’intérêt géopolitique, et de la volonté de Tokyo de se présenter comme un contre-modèle de développement plus durable et favorable à la paix, le continent africain n’est pas une priorité pour les entreprises japonaises, les seules à pouvoir agir massivement, selon l’objectif des conférences TICAD. Sans investissement économique massif, sans la construction d’une présence et de réseaux locaux, par-delà les barrières culturelles et celles de la langue, il est difficile de s’imposer face à l’influence chinoise.

 

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