Le budget de défense américain pour 2018 : une hausse en trompe-l’œil

DEFENSE&Industries n°10
Nicole Vilboux, décembre 2017

Après l’élection de Donald Trump et d’un Congrès dominé par les Républicains, l’augmentation du budget de la défense apparaissait comme une priorité de la politique visant à « rendre sa grandeur à l’Amérique » (« Make America great again »). Le président Trump annonçait le lancement d’un effort de défense comparable à celui des années Reagan, afin de mettre un terme à ce que l’ensemble de la communauté stratégique perçoit comme une dangereuse érosion de la supériorité militaire américaine, face à des menaces qui s’intensifient (Corée du Nord) ou se profilent à l’horizon (Chine et Russie).

La présidence de Barack Obama s’est effectivement caractérisée par une diminution continue des dépenses de défense (d’environ 20% depuis 2011), qui fut en partie imposée par le Congrès pour réduire le déficit fédéral. La loi de contrôle des dépenses (Budget Control Act, BCA) adoptée en 2011, est ainsi devenue un facteur déterminant de la politique de défense, en fixant des plafonds qui n’ont pas cessé d’être l’objet de critiques de la part du Département de la Défense (DoD), d’une grande partie des experts et des Commissions parlementaires de défense.

L’élaboration du budget pour l’année fiscale 2018L’année fiscale débute le 1er octobre aux Etats-Unis. aurait donc pu être l’occasion de revenir sur les dispositions du BCA, pour mettre en œuvre le programme de défense ambitieux que les Républicains jugent indispensable. Mais, comme les années précédentes, les divergences politiques au sein du Congrès rendent la réalisation de cet objectif très aléatoire.

Des projets de budget en nette augmentation

Lors de la présentation du budget, en mai, la présidence s’est félicitée d’avoir décidé « la plus grosse augmentation annuelle pour le DoD » dans l’histoire récenteAmerica First. A Budget Blueprint to Make America Great Again, Office of Management and Budget, March 2017, p. 15.. Le budget ordinaire du DoD est en effet supérieur de
52 milliards $ (Mds$) à celui qui a été voté pour 2017574,5 Mds$ pour 2018 contre 523,2 Mds$ « appropriés » en 2017. Cela représente 9,4% d’augmentation.. Au total, les dépenses de défense devaient s’élever à 677 Mds$, dont 647 Mds pour le DoD, incluant les crédits « de guerre » (Overseas contingency operations, OCO)Le budget Overseas contingency operations (OCO) couvre normalement le financement des opérations militaires en cours. Mais il est aussi utilisé pour compenser les limites imposées au budget « ordinaire »..

Beaucoup d’experts ont  toutefois relativisé la portée de l’augmentation, soulignant qu’elle ne serait que 3%
(19 Mds$) supérieure à ce que prévoyait la dernière planification de l’Administration Obama. Le budget proposé était donc très loin de satisfaire les « hégémonistes » républicains, qui réclamaient un effort bien supérieur, à l’instar des 640 Mds$ recommandés par le sénateur McCain (soit 5,7% de plus que la requête présidentielle). Le président de la Commission sénatoriale des Forces armées (SASC) a aussitôt affirmé que le projet n’avait aucune chance d’être voté en l’état. Son homologue de la Chambre des Représentants, Mac Thornberry, préconisait également une augmentation plus importante des dépenses, ainsi que des modifications dans la répartition des crédits. Des changements furent donc apportés durant l’été et à l’automne, lors de l’élaboration de la loi d’autorisation des dépenses de défense (National Defense Authorization Act, NDAA).

Les Commissions des forces armées des deux Chambres ont proposé des budgets supérieurs à la requête présidentielle. C’est finalement la version la plus élevée, celle du Sénat, qui a prévalu lors des négociations de novembre (voir tableau ci-dessousLynn M. Williams, Pat Towell, In Brief: Highlights of the FY2018 National Defense Authorization Act, CRS. Report for Congress, Washington (D.C.): Congressional Research Service, August 2017, p. 3.). Le texte envoyé à la signature du Président autorise donc un budget d’un peu plus de 671 Mds$ pour le Pentagone et 692 Mds$ pour l’ensemble des activités de défenseLe budget total de défense nationale inclut en particulier les dépenses du Département de l’énergie pour les activités nucléaires militaires..

Si la NDAA a pour objet d’autoriser le financement des programmes et activités de défense, elle ne débloque aucun crédit. Ce rôle est dévolu aux lois d’appropriation, qui engagent les dépenses fédérales, dans chaque domaine. Pour la défense, les Commissions d’appropriation ont élaboré deux projets, qui n’ont pas encore fait l’objet d’un compromis final.

Avec un budget de défense de 650,4 Mds$, la version de la Chambre augmente de 4,5% la requête présidentielle, en ajoutant au budget ordinaire 18,6 Mds$ dans le cadre d’un « National Defense Restoration Fund » (NDRF)Une partie du budget du DoD n’entre pas dans la juridiction des Commissions d’appropriation de défense, si bien que les montants diffèrent de ceux de la NDAA. Lynn M. Williams, Pat Towell, In Brief: Highlights of FY2018 Defense Appropriations Actions, CRS Report for Congress, Washington (D.C.): Congressional Research Service, July 2017, p. 3.. Ce fonds a été conçu pour permettre au DoD de disposer immédiatement de crédits pour mettre en œuvre les priorités de la future stratégie de défense et son utilisation est donc laissée à la discrétion du Secrétaire à la Défense. De son côté, la Commission sénatoriale recommande en novembre de consacrer 650,9 Mds$ à la défense, soit 15,9 Mds$ de plus que la requête du DoD.

L’augmentation des crédits correspond à l’affirmation par les parlementaires « pro-défense » de leur volonté de lancer immédiatement l’effort de reconstitution capacitaire, alors que le Pentagone avait choisi une approche plus prudente et mesurée pour l’année 2018. Compte tenu des limites de dépenses auxquelles les agences fédérales sont soumises, le DoD tablait sur une augmentation initialement modeste, privilégiant les besoins de court terme. Les Commissions de défense ont visiblement compté sur la possibilité de modifier les restrictions budgétaires pour commencer à combler l’ensemble des lacunes identifiées.

Priorité à la reconstitution rapide des capacités

Dans l’attente de la nouvelle Stratégie de défense (prévue pour début 2018), les priorités affichées par le DoD dans la requête budgétaire 2018 s’inscrivaient dans la continuité de la programmation présentée par l’Administration Obama. Elles correspondaient à une démarche en trois étapes, annoncée dès la fin janvier 2017 par le Secrétaire à la Défense :

  • En premier lieu, il faut continuer à améliorer la « readiness », la préparation des forces armées aux opérations de combat. Cela implique une augmentation des moyens disponibles (en hommes et équipements), mais aussi des efforts d’entraînement et de préparation des forces.
  • Ensuite, il faut commencer à reconstituer les moyens pour les années à venir, en « comblant les lacunes » capacitaires. Il s’agit de rattraper les retards de modernisation dus aux années de sous-investissement.
  • Par la suite, lorsque la nouvelle stratégie aura été adoptée, l’augmentation des volumes de forces et les investissements dans les capacités critiques pourront être entrepris (débutant avec le budget FY2019).

La priorité du Pentagone était donc de financer d’abord la reconstitution des capacités opérationnelles (stocks de munitions, logistique, réparation des matériels), l’entraînement et le soutien, liés à l’augmentation de la structure de forces. Dans cette logique, le premier poste budgétaire était le fonctionnement (operations & maintenance, O&M), en augmentation de 7,5 Mds$ par rapport aux crédits de 2017 (soit 8,5% de plus). La NDAA votée en novembre confirme l’importance de cet effort, en ajoutant 3 Mds$ supplémentaires, principalement pour l’entraînement et l’entretien des matériels de l’Army et de l’US Air Force.

L’augmentation des moyens passe aussi par une hausse des effectifs, qui devait être de 56.000 personnels par rapport à la planification de l’Administration ObamaMcKenzie Eaglen, 2018 Defense Budget Defers Buildup for Austerity, AEI, June 2017, p. 3.. Les Commissions de défense ont jugé ce nombre insuffisant et autorisé des plafonds de recrutement plus élevés pour tous les Services et toutes les composantes de forces (active, réserve, Garde nationale), selon la répartition suivante :

  Supplément NDAA Total (Active)
Army + 7.500 483.000
Air Force + 4.100 325.000
Navy + 4.000 327.000
USMC + 1.000 186.000

La NDAA prévoit également de relever le montant des soldes, de 2,4% au lieu des 2,1% demandés par le DoD, et ce afin de maintenir la qualité du recrutement alors que le nombre de personnes à engager sur l’année doit considérablement augmenterL’Army devrait recruter 80.000 personnes en 2018 pour atteindre l’objectif de 476.000 militaires d’active, compte tenu de départs. Ben Watson, “Here’s What Concerns the General in Charge of Recruiting America’s Future Army”, Defense One, October 12, 2017. L’Air Force devrait dépasser les 31.000 recrues enregistrées en 2017..

Parallèlement au renforcement des capacités opérationnelles actuelles, le Pentagone entendait privilégier la préparation de l’avenir, en soutenant l’effort de Recherche et développement (Research, Development, Test, and Evaluation, RDT&E). Avec 83,3 Mds$, la requête budgétaire ajoutait  9,5 Mds$ par rapport aux crédits de 2017, soit 11% de plus. La NDAA accorde encore 2 Mds$ supplémentaires. Il faut noter que les deux catégories d’activités qui bénéficient des plus fortes hausses sont le soutien à la recherche (Management support,
+32,4%) et le développement de systèmes opérationnels (+29%). A l’inverse, les travaux exploratoires (Science & Technology), qui servent à la conception de systèmes futurs, voient leurs crédits se réduire légèrementMatt Hourihan, David Parkes, Guide to the President’s Budget. Research & Development FY 2018, Washington (D.C.): American Association for the Advancement of Science, July 2017, p. 6..

L’augmentation la plus importante concerne l’équipement, domaine dans lequel la NDAA corrige la trajectoire fixée par le DoD. Maintenus à un niveau quasiment identique à celui de 2017, les crédits d’acquisition diminuaient même de 300 millions par rapport au projet de l’Administration Obama pour 2018. Le Pentagone expliquait que l’effort de modernisation commencerait réellement avec le budget FY2019, mais les Commissions de la défense ont considéré qu’il était dangereux de retarder encore les investissements nécessaires et ont décidé de financer la plus grande partie des programmes souhaités par les arméesChaque année, les armées remettent au Congrès leur liste de priorités non incluses dans le budget du DoD (unfunded priorities list). Les Commissions peuvent s’en inspirer pour ajouter des crédits à la requête présidentielle.. Cela a conduit à rajouter 21 Mds$, pour atteindre 137,3 Mds$ de dépenses d’équipement. Les projets de loi d’appropriation suivent la même voie, en recommandant une augmentation de 10,4 Mds$ pour le Sénat et de 18,6 Mds$ pour la Chambre.

L’effort concerne d’abord le domaine aérien, où la NDAA finance les demandes des Services, en augmentant le nombre d’unités pour certains programmes majeurs, dont :

  • Le F-35, dans ses différentes versions, pour lequel la NDAA ajoute 2,6 Mds$ (pour un total de 10 Mds$), afin d’acquérir 20 F-35 de plus que les 70 demandés par le DoDSur le total, 10 F-35C supplémentaires sont destinés à l’USAF..
  • Le ravitailleur KC-46A, avec 2 appareils supplémentaires (3 Mds$ au total) ;
  • Le F/A-18, dont le nombre passe de 14 à 24, pour un total de 1,9 Md$.

Les appareils à voilure tournante sont également concernés par l’augmentation, en particulier les AH-64 (10 appareils supplémentaires, pour 1,4 Md$) et les UH-60 (8 appareils supplémentaires, pour 1,1 Md$) de l’Army. La NDAA autorise 6 V-22 supplémentaires pour le Marine Corps.

Le domaine de la construction navale était celui où les attentes étaient les plus fortes, puisque le président Trump a endossé le projet de remontée en puissance de la Marine, qui s’est fixée comme objectif de disposer de 355 navires d’ici 30 ansVoir notre article sur le sujet dans Défense&Industries n°9, avril 2017.. Mais là encore, l’accélération du programme de construction devrait attendre 2019. Le budget 2018 prévoyait l’acquisition de 12 nouveaux bâtiments (pour moins de 20 Mds$), dont :

  • 1 porte-avions de classe Gerald R. Ford (CVN-78) ;
  • 2 sous-marins d’attaque Virginia (SSN-774) ;
  • Et 2 destroyers Arleigh Burke (DDG-51).

La NDAA renforce le dispositif, en finançant la construction de 22 navires, pour un total de 26 Mds$, en ajoutant 1 destroyer, 2 LCS et plusieurs bâtiments de soutien. Le texte entérine par ailleurs l’objectif d’une Navy à 355 navires.

Les capacités terrestres ne sont pas oubliées, avec l’ajout de 29 chars Abrams modernisés aux 20 unités demandées par le DoD ; de 116 Stryker et de 33 Bradley que l’Army n’avait pas inscrits au budget.

Les parlementaires présentent ces mesures de modernisation comme un premier pas dans la « bonne direction » pour restaurer la puissance militaire. Mais le vote de la NDAA, le 13 novembre 2017, ne suffit pas à réaliser leurs objectifs.

Un effort de défense encore virtuel

Comme le constate aussitôt Mac Thornberry, ce texte autorise « environ 80 milliards $ [de dépenses] au-dessus du plafond budgétaire. [Il] ne peut pas le faire seul »Cité in Rebecca Kheel, “House passes $692B defense policy bill”, The Hill, November 14, 2017.. Les choix doivent d’abord être confirmés par la loi d’appropriation. Les budgets recommandés par les deux Commissions d’appropriation sont certes supérieurs au projet présidentiel, ce qui permet de penser que la version finale le sera également. Reste à savoir quand la loi pourra être votée, compte tenu des difficultés que le texte rencontre au Sénat. Dans l’intervalle, le DoD n’a aucune certitude sur son budget.

Le second problème reste le plafond de 549 Mds$ fixé par le BCA pour le budget ordinaire du DoD en 2018.  S’il n’est pas modifié ou supprimé par le Congrès, tous les crédits accordés au-delà seront systématiquement amputés (procédure de « sequestration »).

Depuis 2013, le problème s’est posé chaque année, mais le gouvernement est parvenu à éviter de nouvelles coupes automatiques en adoptant des lois de relèvement temporaire des plafonds.

L’objectif de l’Administration Trump en 2017 était d’obtenir une augmentation régulière des plafonds autorisés pour la défense jusqu’en 2021, compensée par la diminution des autres dépenses discrétionnaires fédérales. Mais cette proposition est inacceptable pour les Démocrates, dont les voix sont indispensables au Sénat pour modifier le BCA. Par ailleurs, les Républicains sont eux-mêmes divisés sur les priorités budgétaires : une partie considère comme indispensable l’effort en faveur de la sécurité nationale, tandis que les « budget hawks » privilégient la réduction du déficit fédéral et tiennent au maintien des limites de dépenses. Le sujet est d’autant plus sensible cette année que le programme de réforme fiscale souhaité par l’Administration prévoit des réductions d’impôts qui pourraient accroître sérieusement la dette nationaleLe Congressional Budget Office estime que les propositions discutées en novembre pourraient accroître la dette de 1.500 Mds$ sur les dix prochaines années. John Ydstie, “GOP Tax Cuts Expected To Push Up Nation's Debt”, NPR, November 10, 2017.. Il semble donc difficile aux partisans de l’orthodoxie budgétaire de revenir aussi sur le BCA.

Cependant, un budget de défense ordinaire plafonné à 549 Mds$ serait clairement insuffisant pour poursuivre les engagements militaires actuels et les programmes de modernisation, même en recourant au financement par les OCO (65,7 Mds$ autorisés par la NDAA). Cela impliquerait un repli significatif des Etats-UnisMark Cancian, “US Forces Won’t Grow Much Despite Hill & Trump Rhetoric”, Breaking Defense, November 16, 2017., qui ne correspond pas aux préférences des Républicains dans leur ensemble.

Malgré la confusion politique qui entoure désormais l’élaboration du budget, il reste possible de trouver des compromis, après plusieurs Continuing resolutions et menaces d’interruption des activités fédérales. Si une solution peut encore être trouvée en 2018, les ambitions affichées par la Présidence et les « defense hawks » ont toutes les chances d’être néanmoins réduites. Leur réalisation impliquerait une hausse des dépenses de 5% par an et le Congressional Budget Office estime que le budget du DoD atteindrait les 688 Mds$ en 2027Analysis of the Long-­Term Costs of the Administration’s Goals for the Military, Washington (D.C.) : Congressional Budget Office, December 2017, p. 1.. Ces développements paraissent tout à fait irréalistes dans le contexte actuel et compte tenu des priorités politiques contradictoires des parlementaires, mais aussi de l’Administration.

A suivre, donc…

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