La R&D des entreprises de défense dans le système national d'innovation français

DEFENSE&Industries n°3
Jean Belin, mars 2015

Historiquement, les activités de défense semblent avoir largement influencé la sphère civile. Les exemples d’influence sont bien connus (Ruttan [2006]), l’aviation militaire et commerciale, l’énergie nucléaire, les ordinateurs et les semi-conducteurs, internet ou l’industrie spatiale. Néanmoins, les relations avec la sphère civile restent largement inexpliquées (Mowery [2012]) et aucun consensus ne semble émerger concernant l’impact global de la R&D défense sur l’activité économique nationale.

Depuis cette période, l’accès aux financements civils s’est fortement développé (développement des marchés financiers, incitations fiscales…) mais les financements publics en direction des projets défense représentent toujours une part conséquente de la plupart des budgets publics nationaux de recherche et développement (R&D) des pays de l’OCDE et les agences de défense ainsi que les entreprises de défense jouent un rôle important dans les politiques nationales d’innovation.

L’objet de cet article est donc d’analyser la place des entreprises de défense dans l’activité de recherche et d’innovation française, de faire ressortir les spécificités de leurs dépenses de R&D et d’étudier les relations qu’elles peuvent avoir avec les pouvoirs publics ou les autres entreprises. Les entreprises de défense sont identifiées à partir des paiements effectués par la Direction générale de l’Armement (DGA). Les enquêtes R&D du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) nous permettent ensuite de nous prononcer sur la place et le rôle des entreprises de défense dans les activités de R&D nationale. Nous montrons que les entreprises de défense occupent une place importante dans le système national d’innovation, que la structure de leurs dépenses de R&D diffère de celle des autres entreprises mais aussi que ces entreprises jouent un rôle d’interface entre les pouvoirs publics et le reste des entreprises.

Le système national d’innovation défense

L’analyse de l’impact de la R&D défense sur l’activité nationale passe le plus généralement par des études d’impact, sur données agrégées, qui n’expliquent pas les canaux de transmission de la R&D défense sur l’activité économique nationale, et dont les résultats sont débattus.

En effet, la mesure de l’impact global de la R&D défense sur l’activité économique nationale est délicate car plusieurs effets sont à distinguer et à prendre en compte (Dunne et Braddon [2008]). Les dépenses de R&D défense peuvent augmenter le volume de l’activité nationale (spillover) et la productivité (spin off) mais elles sont également, sous certaines conditions, susceptibles de provoquer des effets d’éviction en réduisant les inputs disponibles dans la sphère civile (financements, chercheurs, actifs …) et en évinçant ainsi la R&D civile. La sphère civile exerce également des effets dans le domaine de la recherche de défense (spin in, Galbraith [2004], Avadikyan [2009]) qu’il faut réussir à isoler.

En outre, des éléments plus qualitatifs doivent être pris en compte. Il est par exemple nécessaire de savoir si le système d’innovation défense est plus efficace en raison d’une meilleure coordination des acteurs et d’un pilotage plus efficace des recherches ou si des investissements similaires effectués dans le civil, dans les technologies précédemment citées, auraient donné les mêmes effets.

Aussi, à côté des analyses plutôt traditionnelles en termes de prix et de marché, d’autres auteurs ont analysé l’influence du système d’innovation défense. Comme le rappelle Amable [2001], « la notion de système d’innovation rassemble diverses tentatives d’incorporer des éléments institutionnels dans l’analyse économique […]. Le point de départ commun à l’ensemble de ces recherches peut paraître banal : l’abandon de la conception de l’innovation comme un processus de décision individuel indépendant de l’environnement au profit d’une conception d’acteurs insérés dans différents réseaux d’institutions ». Les systèmes nationaux d’innovation incluent notamment les institutions, les politiques et les acteurs qui affectent la création de connaissance, les processus d’innovation qui traduisent les recherches en application et les processus qui influencent l’adoption des innovations.

Dans le cas français, Lazaric et al. [2011], Bellais [2009] Guillou et al. [2009] ou Serfati [2008] ont utilisé cette approche pour analyser le système français. Pour notre part, nous nous intéressons à la place et aux spécificités des entreprises de défense française dans le système national d’innovation. Ces entreprises sont pour la plupart duales mais leurs comportements de R&D sont largement influencés par leurs activités de défenseAucune source d’information n’est disponible sur la R&D de défense, nous disposons uniquement d’informations sur la R&D des entreprises défense. Néanmoins, si des différences apparaissent entre des entreprises civiles et défense, aux caractéristiques comparables (secteur, taille…), nous pouvons supposer qu’elles proviennent de l’activité défense..

Une place importante dans l’activité nationale de R&D ou d’innovation

Les entreprises de défense jouent un rôle conséquent dans l’activité de R&D nationale. Elles représentent 2 % du total des entreprises ayant une activité de R&D mais elles réalisent presque le quart de la dépense interne de R&D (21,5% de la DIRD) de l’ensemble des entreprises sur la période 2009-2010. Elles emploient 22 % des effectifs des chercheursEn fonction de la définition plus en moins large d’une entreprise défense, les proportions peuvent changer (voir Belin et Guille 2008 pour une définition plus large). employés dans les entreprises.

L’analyse de la structure des effectifs de R&D montre que les entreprises de défense ont, en proportion, plus de chercheurs (chercheurs, ingénieurs et doctorants contractuels) que les entreprises civiles (71,5 % vs 57 % sur 2009-2010) pour réaliser leur activité de R&D. Elles ont donc un personnel de R&D plus qualifié comportant relativement moins de techniciens, administratifs ou ouvriers que les entreprises civiles (28,5 % vs 43 %).

Les entreprises de défense occupent également une place importante dans l’innovation nationale (mesurée par les brevets). Le brevet n’est qu’une mesure de l’output de la recherche qui, en outre, peut être imparfaite dans ce domaine en raison du secret et du caractère stratégique. Néanmoins, cet indicateur permet de mesurer la place des entreprises de défense. Les entreprises de défense représentent 10 % des brevets déposés et elles ont une propension à breveter beaucoup plus élevée que les autres entreprises (20,2 brevets en moyenne par entreprise de défense par an sur la période, contre 4,4 pour les autres entreprises). Cette forte propension à breveter des entreprises de défense se retrouve dans le classement des entreprises déposant des brevets. Ainsi, parmi les 10 premiers organismes et entreprises déposants auprès de l’INPISelon le nombre de demandes de brevets déposées par la voie nationale et publiées en 2013., nous retrouvons Safran (n°2), le CEA (n°3), Airbus Group (n°8) et Thales (n°10).

Spécificités de leurs dépenses de R&D

Les dépenses internes de R&D se décomposent à la fois en dépenses en capital (terrains, bâtiments…) et en dépenses courantes (rémunérations et frais généraux) mais aussi en fonction du type de recherche effectuée (recherche fondamentale, recherche appliquée et développement).

Des dépenses de R&D moins intensives en capital

La répartition de la dépense intérieure de R&D (DIRD) entre dépense courante et dépense en capital permet de comprendre en partie les problèmes de financement pesant sur cette activité. En effet, la plus grande partie de la dépense interne de R&D est consacrée aux dépenses courantes (92,3 % pour les entreprises de défense et 87,4 % pour les entreprises civiles). Ces dépenses ne peuvent pas servir de garantie pour un apporteur de financement extérieur (notamment bancaire). Seules certaines dépenses en capital peuvent jouer ce rôle mais ces dernières ne représentent qu’une part très réduite de la DIRD.

Les contraintes financières, découlant de cette structure de la dépense interne et du manque de garantie, devraient être plus importantes pour les entreprises de défense dans la mesure où les dépenses en capital représentent seulement 7,7 % de la DIRD des entreprises de défense vs 12,6 % pour les autres entreprises.

Un positionnement plus important aux deux extrémités de l’activité de recherche

La dépense interne de R&D des entreprises se décompose également en recherche fondamentale, recherche appliquée et développement. Nous constatons que la plus grande partie de l’activité de recherche des entreprises est consacrée à la recherche appliquée et au développement. Des différences apparaissent toutefois entre les entreprises de défense et civiles. Les entreprises de défense effectuent ainsi plus de recherche fondamentale (7,5 % vs 5,2 %) et surtout de développement expérimental (54,6 % vs 49,5 %) mais nettement moins de recherche appliquée (37,9 % vs 45,3 %) que les autres entreprises.

Ces différences ne sont pas négligeables car les caractéristiques de ces activités s’avèrent distinctes, en particulier les risques, l’incertitude et les difficultés de financement sont généralement supposés être plus importants aux stades amonts de la recherche.

Une structure de financement de la R&D spécifique : plus de financements publics et moins de
financement propre

Les entreprises de défense reçoivent des financements publicsLes financements publics regroupent les fonds reçus au titre de contrats, les subventions et les avances sur des programmes spécifiques de R&D, ainsi que les crédits incitatifs publics (à l’exception des aides fiscales dédiées à l’innovation comme le crédit d’impôt recherche, ou les aides aux jeunes entreprises innovantes). nettement plus importants que les autres entreprises pour financer leurs dépenses de R&D (22,9 % de leurs dépenses de R&D vs 2,8 %). De plus, elles bénéficient aussi d’autres financements (entreprises du groupe et hors groupe françaises et étrangères, fonds de l’Union européenne, d’organismes internationaux ou nationaux étrangers). De ce fait, la part de leur « financement propre » se révèle nettement inférieure à celle des autres entreprises (46,1 % vs 83,7 %).

Ces financements publics proviennent essentiellement du ministère de la Défense mais sont complétés par d’autres sources de financement public. Il conviendra d’analyser la complémentarité de ces financements et la coordination des politiques publiques qui peuvent en être à l’origine.

Le rôle des entreprises de défense dans la gestion du système national d’innovation

Les enquêtes R&D nous permettent d’obtenir des informations sur la sous-traitance des activités de R&D qui montrent que les entreprises de défense jouent un rôle important dans la structuration des activités nationales de R&D et dans la distribution des financements publics. Ce rôle pourrait s’expliquer, à la fois par les spécificités de la politique industrielle mise en place dans les années 50 (politique industrielle de défense orientée vers la recherche de l'autonomie stratégique et technologique, structurée autour de grands projets exploitant les technologies de rupture et s'appuyant sur de grands groupes nationaux) et par le mouvement plus récent d’externalisation au sein du ministère de la Défense et plus généralement au sein de l’Etat.

Plus d’externalisation

Quel que soit le type d’entreprise, la plus grande partie de la dépense de R&D est réalisée en interne (79 % sur la période pour les entreprises non défense et 75,5 % pour les entreprises de défense). Cependant, les entreprises de défense externalisent une plus grande partie de leurs dépenses de R&D que les autres entreprises (24,5 % vs 21 %). Ce résultat peut surprendre en raison de la confidentialité qui entoure les activités de défense, mais en même temps, il témoigne du rôle des grandes entreprises de défense dans la mise en œuvre de la politique scientifique et industrielle.

Plus d’externalisation sur fonds publics

La dépense extérieure de R&D des entreprises de défense bénéficie également de fonds publics nettement plus importants que celle des autres entreprises (13,2 % vs 0,3 % de la DERD), reflétant là encore le rôle de certaines de ces entreprises dans la répartition des financements publics et dans la mise en œuvre de la politique de recherche.

Moins d’externalisation vers l’étranger

Comme nous l’avons souligné précédemment, l’externalisation plus importante de l’activité de R&D des entreprises de défense pourrait être due au rôle que jouent certaines grandes entreprises de défense. Ces grandes entreprises sont les interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics et pilotent ensuite leur chaîne de sous-traitance ou de co-traitance.

Cette hypothèse est confortée par les spécificités de la dépense externe de R&D des entreprises de défense. Ainsi, à la différence des entreprises civiles, l’externalisation de la dépense de R&D des entreprises de défense se réalise principalement en direction d’entreprises françaises (81,7 % de la DERD en moyenne sur la période vs 51,9 %) et de façon plus marginale vers l’étranger (14,9 % vs 41,8 %) ; le reste de la DERD étant consacré à des collaborations avec les organismes publics ou l’enseignement supérieur qui s’avèrent aussi moins développées que celles des autres entreprises.

Ce travail réalisé à partir d’un échantillon d’entreprises de défense montre ainsi que les entreprises de défense occupent une place significative dans le système de recherche et d’innovation français. Elles réalisent une part conséquente de l’activité de recherche et d’innovation mais jouent aussi un rôle d’interface entre les pouvoirs publics et le reste des entreprises.

L’analyse du rôle des entreprises de défense doit être poursuivie pour mieux cerner leur place dans le système national d’innovation. Une des pistes de recherche passe par l’analyse de leurs brevets, à la fois pour mieux comprendre l’impact de l’innovation de défense et, d’autre part, pour disposer d’information sur les liens que ces entreprises entretiennent avec les autres acteurs (laboratoires de recherche, autres entreprises dont PME, chercheurs…).

Bibliographie

- Amable B., “Les systèmes d’innovation”, Contribution à l’Encyclopédie de l’innovation dirigée par Philippe Mustar et Hervé Penan, 2001.

- Avadikyan A., Cohendet P., “Between market forces and knowledge based motives: the governance of defence innovation in the UK”, The Journal of Technology Transfer, Springer, vol. 34(5), 2009.

- Bellais R., “Technology and the defense industry: real threats, bad habits, or new (market) opportunities?”, Journal of Innovation Economics & Management, 2 (12), 2009.

- Belin J. et Guille M., “R&D et innovation en France, quel financement pour les entreprises de la défense ?”, Innovations, n°28, 2008. 

- Dunne P. J., Braddon D., “Economic impact of military R&D”, Flemish Peace Institute Research Report, 2008.

- Galbraith C.S., DeNoble A.F., Ehrlich S.B., “Spin-In Technology Transfer for Small R&D Bio-Technology Firms: The Case of Bio-Defense”, The Journal of Technology Transfer, vol. 29(3_4), 2004.

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- Lazaric N., Merindol V., Rochhia S., “Changes in the French Defence Innovation System: New Roles and Capabilities for the Government Agency for Defence”, Industry and Innovation, vol. 18(5), 2011.

-Mowery D., “Defense-related R&D as a model for “Grand Challenges” technology policies”, Research Policy, 41, 2012.

- Ruttan V.W., Is War Necessary for Economic Growth? Military Procurement and Technology Development, Oxford University Press, 2006.

- Serfati C., “Le Rôle de l’innovation de défense dans le système d’innovation de la France”, Innovations, n°28, 2008.

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