Le 11 septembre 2001 et ses prolongements aujourd’hui vus de New Delhi

Pour New Delhi, les attentats du 11 septembre 2001 illustraient d’abord la menace d’un terrorisme insuffisamment pris en compte par la communauté internationale. En 1996, l’Inde avait proposé aux Nations unies une convention générale sur le terrorisme international (qui n’a toujours pas été adoptée). Un attentat, commandité par Osama Ben Laden et dirigé contre la présence américaine en Inde, aurait d’ailleurs été déjoué en juin 2001. Les nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP) sont alors au pouvoir, à la tête d’un gouvernement de coalition. C’est aussi l’occasion de pointer du doigt le rôle de facilitateur prêté au Pakistan dans les attaques terroristes perpétuées sur le sol indien, au Cachemire ou, plus récemment, au Fort Rouge de Delhi en décembre 2000“India arms FBI with Osama tapes, papers”, The Indian Express, 15 septembre 2001.. Les relations indo-pakistanaises restaient tendues après l’échec de la rencontre entre le Premier ministre indien, Atal Bihari Vajpayee, et le président pakistanais, Pervez Musharraf, à Agra à la mi-juillet 2001.

Immédiatement, Vajpayee proposa à George W. Bush un soutien inconditionnel de son pays à la lutte contre le terrorisme. Les services de renseignement indiens fournirent au FBI des informations détaillant la présence en Afghanistan de camps d’entraînement, alimentant notamment la militance au Cachemire indien avec la bénédiction de l’Inter Service Intelligence (ISI). La résolution 1368 du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée à l'unanimité le 12 septembre 2001, appelait à tenir responsables les pays soutenant ou hébergeant les auteurs d’attaques terroristes. L’Inde, qui soutenait alors l’Alliance du nord, ne pouvait voir que favorablement la chute du régime des Talibans, plus encore après le détournement, fin décembre 1999, d’un Airbus A300 d’Indian Airlines qui s’acheva sur l’aéroport de Kandahar en échange de la libération de trois djihadistes pakistanais. L’un d’entre eux était Masood Azhar, incarcéré en Inde depuis 1993 et qui allait fonder le Jaish-i-Mohammed.

Sans même attendre le vote d’une résolution du Conseil de sécurité (plus spécifique que l’invocation de l’article 51 de la Charte des Nations unies) autorisant une intervention armée en Afghanistan, la décision est prise d’offrir aux forces américaines l’utilisation de bases aériennes dans le cadre d’opérations de représailles contre des objectifs afghans. Une première pour un pays qui a toujours été réticent à ouvrir ses installations militaires à des forces étrangères (durant la guerre du Golfe, l’Inde avait seulement accepté le ravitaillement d’avions militaires américains), reflétant le désir, porté notamment par Jaswant Singh, le ministre des Affaires étrangères, d’approfondir la relation avec Washington. Un an plus tôt, et quelques mois après le succès de la visite en Inde du président américain Bill Clinton, le Premier ministre indien avait déclaré à New York que l’Inde et les Etats-Unis étaient des « alliés naturels » ; les deux dirigeants avaient signé une déclaration annonçant que leurs pays seraient partenaires pour assurer « la stabilité stratégique en Asie et au-delà ». En avril 2000, un groupe de travail conjoint de lutte contre le terrorisme avait été institué. Les essais nucléaires indiens de mai 1998 n’avaient finalement porté qu’un court coup d’arrêt à l’accroissement des échanges et les sanctions américaines qui s’ensuivirent furent peu à peu levées (elles le sont totalement le 23 septembre 2001).

L’empressement de l’Inde à offrir un soutien logistique répondait à la volonté de couper l’herbe sous le pied du Pakistan, dont elle redoute alors qu’il devienne à nouveau un « Etat de la ligne de front » avec les bénéfices matériels afférents et une mansuétude pour le patronage accordé à la militance au Cachemire. Le 1er octobre 2001, l’assemblée législative du Jammu-et-Cachemire à Srinagar est d’ailleurs attaquée par des militants du Jaish-i-Mohammed. De fait, Musharraf, menacé de voir son pays « bombardé à l’âge de pierre » en l’absence d’un soutien à la lutte contre le terrorismePervez Musharraf, In the Line of Fire: A Memoir, London, Simon & Schuster, 2006, p. 201., et confronté à une situation économique périlleuse, concède l’accès de son espace aérien et de son territoire aux Américains, rendant superflue la proposition indienne. Pour autant, si le Pakistan se vit gratifier en 2004 du statut d’« allié majeur hors OTAN », la relation entre Washington et Islamabad resta marquée par une défiance réciproque, avec en point d’orgue la mort de Ben Laden à Abbottabad en mai 2011. Entretemps, l’Inde connut son « 11 septembre », avec les attentats de Mumbai en novembre 2008.

Au lendemain des attentats du 11 septembre, un alignement sur les Etats-Unis dans la perspective d’un conflit en Afghanistan avait aussi ses détracteurs en Inde. Pritish Nandy, une personnalité des médias, prophétisait : « Les Américains vont se retrouver dans une situation comparable à celle du Vietnam où, malgré une puissance de feu supérieure, la guerre va être interminable. Il est imprudent de sous-estimer le pouvoir de la foi et des convictions politiques. L’Afghanistan est un terrain aussi inhospitalier que l’était le Vietnam et, pire, cette fois, l’Amérique a un allié peu fiable, le Pakistan, qui s’aligne sur eux par peur et par cupidité. A tout moment, le Pakistan peut changer de côté et se rapprocher de son allié naturel, les Talibans. Ce qui est même encore plus dangereux est qu’ils peuvent prétendre être l’allié de l’Amérique et travailler secrètement en faveur des Talibans […] et quand les Américains quitteront le théâtre d’opérations, ce qu’ils feront un jour, qu’ils perdent ou qu’ils gagnent, nous devrons nous débrouiller seuls »“Puppet politics”, The Hindustan Times, 21 septembre 2001.. Vingt ans plus tard, nous y sommes. A l’abri du parapluie militaire américain sur le terrain, l’Inde a pu développer une relation privilégiée avec Kaboul, symbolisée par un accord de partenariat stratégique signé en 2011 (en termes militaires, cela se traduisit par le don de quelques hélicoptères et l’offre de formations sur le sol indien) et environ 3 milliards de dollars d’aide pour la reconstruction du pays.

New Delhi a soutenu le processus de réconciliation nationale afghan, mais s’est gardé de prendre langue avec les Talibans. La progression de ceux-ci jusqu’à la chute de Kaboul le 15 août 2021 s’est accompagnée de l’évacuation du personnel des représentations diplomatiques (une ambassade et quatre consulats) avec un empressement que plusieurs analystes, y voyant un abandon de terrain au profit de l’influence du Pakistan et de la Chine, ont questionné et jugé contraire aux intérêts nationaux. Une source d’inquiétude porte sur la place que prendra la direction du réseau Haqqani, que l’on sait proche de l’ISI, dans la gouvernance du pays, et le sort réservé aux militants de groupes djihadistes engagés dans le combat contre les forces indiennes au Cachemire. D’autant plus que nombre d’armes et d’équipements militaires américains sont en circulation suite à l’effondrement de l’armée afghane. Nul doute que New Delhi voudra, comme par le passé, attirer l'attention sur la responsabilité du Pakistan dans l’éventuel maintien en Afghanistan de sanctuaires terroristes. Si les Etats-Unis sortent affaiblis d’un retrait précipité d’Afghanistan, cela ne devrait pas remettre en cause la coopération stratégique qui s’est développée entre New Delhi et Washington depuis deux décennies ; cela pourrait même la consolider du fait du renforcement de la présence chinoise dans la région et de la crainte partagée d’un expansionnisme djihadiste.

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