Le Burundi en crise : Pirates contre 'Vrais' Combattants

Chef de l’État burundais depuis 2005, Pierre Nkurunziza a annoncé en avril 2015 sa candidature à un troisième mandat présidentiel. Depuis cette déclaration de candidature controversée, le Burundi est enferré dans une crise politique, sécuritaire et humanitaire, qui s’accompagne d’un discours particulier du pouvoir. Celui-ci réduit toute opposition à la qualification de « traîtres » ou de « mujeri », « des chiens sauvages à éliminer ». Dans ces conditions, l’exercice du dialogue est impossible. Le parti au pouvoir, le CNDD-FDD, s’enferme dans une rhétorique de la vérité légitimant l’usage de la répression et de la violence étatique sur toute personne considérée comme opposant. L’annonce par l’actuel chef de l’État de son intention de briguer un nouveau mandat en 2020 démontre une volonté de se maintenir au pouvoir coûte que coûte, en dépit des tentatives de dialogue et des sanctions économiques de la communauté internationale.

Note rédigée en février 2017

Depuis le mois d’avril 2015 et l’annonce de la candidature controversée du président Pierre Nkurunziza à sa propre succession, le Burundi est plongé dans une crise politique, sécuritaire et humanitaire. Des manifestations populaires à l’armement d’une partie de la population mobilisée en passant par des assassinats ciblés et une répression policière faite d’enlèvements, tortures et autres exécutions extrajudiciaires, la crise burundaise a causé l’exil de plus de 327 000 personnes fin 2016, le déplacement interne de 110 000 personnes Selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. et le bilan macabre toujours difficile à estimer de plus de 1 000 personnes tuées, 5 000 détenues, 800 disparues, des centaines torturées Selon la Fédération internationale des droits de l'Homme..

Héritier d’un mouvement rebelle créé à la suite de l’assassinat du premier Président de la République élu au suffrage universel du Burundi, Melchior Ndadaye Du Front pour la Démocratie au Burundi, le FRODEBU. , le parti au pouvoir, le Conseil National pour la Défense de la Démocratie - Forces de Défense de la Démocratie (CNDD-FDD), a mené la lutte armée jusqu’en 2002 Date du cessez-le-feu « Accord global de cessez-le-feu entre le Gouvernement de Transition du Burundi et le mouvement Conseil National pour la Défense de la Démocratie - Forces de Défense de la Démocratie (CNDD-FDD) », 16 novembre 2003. contre le régime de dictature militaire mono-ethnique installée entre 1966 et 1993. De cet exercice de la guerre civile, le CNDD-FDD sut retirer l’image d’un parti protecteur des populations paysannes, des masses populaires contre l’ancienne armée mono-ethnique destructrice, tout en s’attirant au départ le soutien d’intellectuels Hutu et Tutsi exclus par l’ancien régime. Le mouvement sut également jouer sur les dynamiques régionales d’exclusion et capitaliser sur les exclus de ce système pour asseoir ensuite, à la sortie du maquis et des élections de 2005, un pouvoir sévère. Par ailleurs, le président depuis 2005, P. Nkurunziza, a su habilement construire un pouvoir axé sur son parti, quadrillant les moindres collines du pays en se reposant sur d’anciens rebelles intégrés dans les organes de sécurité de l’État, sur une jeunesse aveuglée par l’héroïsme des aînés, et des intellectuels capables de faire bonne figure face aux interlocuteurs internationaux. Le processus électoral de 2010 a été l’objet de crispations : alors que les élections communales qui ouvraient le processus avaient vu l’écrasante victoire du parti au pouvoir, le CNDD-FDD, l’opposition politique avait boycotté le reste des scrutins. Le pouvoir issu des urnes avait alors appliqué une répression diffuse contre les opposants politiques faite d’exécutions extrajudiciaires ayant entraîné la mort de dizaines voire de centaines de militants du Front National de Libération (FNL) et du Mouvement pour la Solidarité et le Développement (MSD).

L’annonce de la candidature de P. Nkurunziza, en avril 2015, a déclenché une série de manifestations d’opposition populaires massives. Le 13 mai 2015, au plus fort de ces manifestations, une tentative de coup d’État par un groupe de généraux signa le début d’une répression étatique implacable. Depuis, la crise burundaise est devenue un conflit de basse intensité, faite d’assassinats ciblés, de disparitions forcées, d’enlèvements et d’accrochages armés sporadiques. Durant toute cette période, le régime s’est appuyé sur ses services secrets intérieurs, le Service National des Renseignements (SNR), pour mener une répression sourde faite d’enlèvements d’opposants, souvent retrouvés morts dans la nature quelques jours plus tard. Malgré une profonde division au sein des corps de Défense et de Sécurité, dont la tentative de putsch est l’illustration la plus flagrante, le régime se repose sur certains corps stratégiques, dont essentiellement l’unité d’Appui à la Protection des Institutions (API) de la Police Nationale, la Brigade Spéciale de Protection des Institutions (BSPI), les Forces de Défense Nationale (FDN). Ces organes sont soutenus par une partie de la jeunesse du parti au pouvoir, qui agit en véritable milice pour mieux contrôler le terrain, les Imbonerakure.

La crise que traverse le Burundi depuis 2015 s’accompagne d’un discours bien particulier, notamment de la part du camp gouvernemental, dévoilant les structures idéologiques d’un système politique de plus en plus autoritaire. Cette plongée dans l’imaginaire de l’autoritarisme, dans l’inconscient collectif qui influence voire construit la réalité, amène à distinguer un point majeur : la rhétorique de la vérité. Un des principaux éléments de langage réside effectivement dans l’utilisation des vocables du « vrai », du « montage », du « traître ». C’est au parti au pouvoir, au Président de la République et à leur porte-parole que revient le privilège de distinguer le vrai du faux, les « vrais » combattants, les « vrais » partis, les « vrais » militants, y compris au sein du CNDD-FDD.

Paradigme du vrai et du traître

Dans le langage courant, on distingue le « vrai » de ce qui est « pirate », terme qui désigne à la fois ce qui est faux, mal construit, malhonnête. Déjà observé au cours d’une enquête sur les formes d’arrangements matrimoniaux et sociaux des ménages dirigés par les femmes à Bujumbura en 2011, le terme de « pirate » est aussi utilisé en 2016 dans un article de Gervais Rufyikiri, ancien deuxième vice-Président de la République et frondeur du parti CNDD-FDD, pour désigner les dirigeants actuels de ce parti Échec de la transformation du CNDD-FDD du mouvement rebelle en parti politique au Burundi : une question d’équilibre entre le changement et la continuité, Gervais Rufyikiri, Institute of Development Policy and Management, University of Antwerp, septembre 2016. . Le glissement de la rhétorique du vrai et du « pirate » de la sphère sociale à la sphère politique témoigne de l’imprégnation culturelle de ces valeurs comme de la pluralité des situations dans lesquelles on manie ces expressions.

Cette rhétorique de la vérité, utilisée dans la déstabilisation des partis politiques et désignée sous le terme de « nyakurisation », discerne ainsi les dirigeants aptes à mener le peuple et les « traîtres », déplaçant la logique de l’exercice du pouvoir d’un dialogue pluripartite démocratique vers un axe manichéen qui rappelle les valeurs de la guérilla et qui pourrait se résumer ainsi : avec nous et la vérité, ou contre nous dans le mensonge et la traîtrise. Processus de légitimation du pouvoir et de justification de la destruction de « l’ennemi », ce processus discursif s’appuie sur un ethos culturel (et politique) qui valorise la parole énoncée, l’éthique de la vérité, le secret ou encore l’obéissance.

Abago et traîtres : l’appui sur le vrai peuple

Dans cette rhétorique de la vérité, la fonction essentielle du secret mais aussi celle de l’obéissance est notamment perceptible dans le nom donné aux membres du CNDD-FDD, les Abagumyabanga, que l’on peut traduire à la fois par « ceux qui gardent le secret » et par « ceux qui savent garder la ligne droite » Traduction de la dimension symbolique du terme proposée par un politologue burundais. . Dans le processus d’héroïsation de ses combattants durant la rébellion, le parti s’appuie sur une rhétorique fortement ancrée dans l’imaginaire collectif, celle du secret. Ce secret, que l’on retrouve donc dans le nom des membres du parti, c’est celui du maquis qui unit les hommes dans une lutte commune, celui que seuls les combattants savent respecter et dont eux seuls savent se montrer dignes - légitimant par la suite leur accès au pouvoir et aux ressources. Les militants, et plus encore les combattants du CNDD-FDD, sont évoqués dans les discours du parti comme des héros du peuple qui ont su résister à l’oppression d’un régime autoritaire, et qui de ce fait sont respectables et dignes, de « vrais hommes ». Ceux-ci sont ainsi désignés par le terme Abagabo, pour reprendre l’expression employée régulièrement par ses membres, reprenant en cela, peut-être inconsciemment, les mêmes codes de la masculinité hégémonique proposés par le régime qu’ils combattaient. Devenu signe de respect, Abagabo est employé entre les membres et sympathisants du parti dans le même sens que l’était Bashingantahe, désignant à la fois les juges coutumiers et les hommes dignes de respect de la communauté L’expression est ainsi utilisée pendant les cérémonies, afin de désigner les hommes présents, mais aussi pour leur rendre hommage, les honorer par un terme gratifiant et mettant en valeur leur intégrité. Mais cette dénomination, empreinte de l’ancien régime, est rejetée par le pouvoir en place, aussi bien dans une volonté de se démarquer d’une institution jugée proche des anciens régimes politiques que dans une démarche de rejet idéologique de l’ancienne valorisation de la masculinité. . Bien que les mêmes valeurs constitutives de l’idéal-type masculin soient accordées aux deux termes, tels la probité, le respect de la parole donnée, la qualité de conseil, de réserve, de jugement, c’est un réel changement de paradigme que cherche à effectuer le pouvoir en place par ce renouvellement du vocabulaire.

Ces « vrais » hommes, ce sont avant tout, dans la rhétorique du parti, des hommes du peuple, et plus encore des paysans, dont le parti fait fréquemment l’éloge. La sémantique du discours dominant s’appuie ainsi sur une dichotomie fondamentale : d’un côté les hommes du peuple, les « vrais » Burundais, qui schématiquement sont les masses rurales, qui connaissent les « vraies » valeurs culturelles, et de l’autre une petite élite urbaine, corrompue, souvent considérée comme vendue aux Occidentaux et ne représentant en rien le pays. Elle explique également le désintérêt du président pour la capitale, Bujumbura, dans laquelle il ne se rend que très rarement, lui préférant son fief natal de Ngozi au Nord. Cette distinction entre deux milieux, entre le « vrai » et le « faux » Burundi, qui s’appuie sur un attachement réel à la terre natale et rurale, a pour conséquence de délégitimer toute opposition qui viendrait de la ville, et par là même de rejeter, dans le temps court, l’opposition politique qui, du fait des nombreuses interdictions de rassemblement et de meetings politiques, se rend effectivement rarement à l’intérieur du pays. Le discours du parti s’appuie ainsi sur cette mise à l’écart de la ville pour justifier sa politique et tenter de conserver le soutien populaire qui était réel jusqu’en 2010, mais a eu tendance à s’étioler à la suite des pressions autoritaires quotidiennes, des pesanteurs économiques ou de la répression massive de la jeunesse en général et des personnes considérées comme des opposantes au régime en particulier. Afin de renforcer et de faire la démonstration de cet attachement, on assiste à des scènes de distributions au moins hebdomadaires, au cours des « travaux communautaires » Chaque samedi matin, la population doit participer à ces réalisations d’intérêt collectif encadrées par les autorités, comme la construction d’infrastructures (écoles, hôpitaux…), sous peine de sanctions. Voir Guichaoua André, « Les travaux communautaires en Afrique centrale » in Tiers-Monde, tome 32, n° 127, 1991. , de colis alimentaires, de sacs de riz, de pagnes, offertes à la population souvent par le Président lui-même. Se présentant ainsi comme un vrai « petit père des peuples », celui-ci parvient à se créer une image d’homme humble, proche de sa population et des valeurs rurales, et persécuté de ce fait par une opposition nationale – urbaine – et internationale qui ne souhaiterait que sa perte.

Désobéissance, fronde et trahison

Toute voix discordante, à l’intérieur du parti comme dans l’opposition politique ou citoyenne, est ainsi immédiatement considérée comme une traîtrise : traîtrise à l’histoire combattante du parti au pouvoir, traîtrise au pays, traîtrise directe au Sebarundi, le « père des Burundais », soit le Président lui-même. On retrouve là l’autre dimension du terme Abagumyabanga : « ceux qui suivent la ligne », c’est-à-dire ceux qui sont capables d’obéir au chef sans sourciller. En somme on voit ici l’écho de la hiérarchie militaire établie dans le maquis, dans laquelle les ennemis sont finalement préférés aux traîtres L’acharnement que les médias proches du pouvoir mettent à « déshonorer » la mémoire combattante ou la réputation des ex-membres du CNDD-FDD en témoigne. Ainsi, Nyangoma est souvent dénoncé comme le premier traître : pendant la semaine du combattant, en novembre dernier, des tweets sont ainsi apparus contre lui dans le média pro-gouvernemental Ikiriho, pour rappeler, à l’aide de photos, les morts du CNDD-FDD attribués à Nyangoma. , et qui se traduit par une soumission du politique au militaire.

Dans un canevas complexe qui allie autorités locales et autoritarisme, une communication axée sur la masse, des pouvoirs régaliens aux mains de proches du pouvoir, et de communicants spécialisés dans un double discours Un double discours de persécution pour la scène nationale d’une part, et de tension entre des demandes répétées d’aide financière et d’attaques exceptionnelles au niveau diplomatique d’autre part., le parti a su s’organiser de manière verticale sur des systèmes de redevabilité, faisant, au final, du sommet un incontournable dans toutes les orientations. Cette reproduction du schéma d’obéissance totale qui peut se justifier pendant une période de guérilla ne trouve pas sa place dans un système démocratique, qui consacre théoriquement le dialogue et qui procède par la critique et la prise en compte de ses propres faiblesses, en vue de répartir le pouvoir et de le canaliser. Les soubresauts des élections de 2010 et le boycott par l’opposition de la fin du processus électoral n’ont fait que renforcer la dimension « unique » du parti au pouvoir, à tel point que l’alternance à la tête de l’État en 2015 ne pouvait s’envisager qu’en interne, à l’image de l’Afrique du Sud ou encore de la Tanzanie. Dès 2013, alors qu’il est toujours difficile de connaître les réelles dynamiques à l’œuvre au sein du CNDD-FDD, qui fait du secret une règle, des tensions se font ressentir à un moment où l’alternance semble possible. Apparaît alors une autre dimension du secret : celui que se doivent de garder les militants sur ce qui se passe en interne au parti. Les discussions, les tensions, les jeux de pouvoir doivent demeurer cachés au monde extérieur, afin de maintenir l’image d’une unité sans faille et indestructible. C’est pourquoi, au regard de cet aspect fondateur de l’idéologie du parti au pouvoir, les tensions en son sein qui ont mis sur la place publique des problèmes internes, ont été vécues comme et qualifiées de véritable traîtrise. Ces tensions, qui ont parcouru les différentes branches du parti dès 2007 (branches militaire et civile), mais qui sont nettement plus visibles depuis 2014 Ces tensions aboutirent à la publication d’une lettre de la part d’un certain nombre de membres influents du parti au pouvoir pour demander publiquement au Président de ne pas briguer un troisième mandat présidentiel. Diffusée le 20 mars 2015, cette lettre, cosignée par de nombreuses personnalités du parti, mit à mal la vitrine unie et soudée du parti, pour exposer aux yeux du pays les fractures et la division. Pour ne citer que quelques-unes de ces personnalités : Leonidas Hatungimana, porte-parole du président, Onésime Nduwimana, ancien porte-parole du parti, Geneviève Kanyange, présidente de la Ligue des femmes du parti, Anselme Nyandwi, commissaire provincial et gouverneur de Bubanza, Moise Bucumi, député et membre du conseil consultatif du CNDD-FDD, François Barahemana, commissaire provincial du CNDD-FDD et chargé de la communication en Mairie de Bujumbura, ou encore Jean Berchmans Niragira, secrétaire permanent au ministère de l’Énergie et des mines., ont mis en péril la force du CNDD-FDD.

Des personnalités du parti, qui s’opposèrent frontalement et publiquement au troisième mandat présidentiel de P. Nkurunziza, et que l’on qualifia de « frondeuses », affrontèrent ainsi le groupe de généraux proches du Président, ce qui était impensable au regard de la discipline et de l’idéologie du secret propre au CNDD-FDD. Cette guerre interne a eu pour effet de chasser du pouvoir réel des membres influents du parti, des militants de la première heure, des intellectuels, des conseillers plus ou moins occultes, des figures du CNDD-FDD, pour mieux laisser la place aux « vrais » combattants heure qui composent le cercle des militaires gravitant autour du Président. Il est hors de question pour eux et les communicants qui les représentent de s’écarter de la droite ligne du parti, sous peine de se voir priver de l’accès direct aux ressources dont ils bénéficient depuis 2005 Et ce malgré quelques dissensions en interne, notamment au sujet de la répartition des richesses entre eux, certains étant considérés comme plus privilégiés que d’autres.. Leur unique stratégie consiste donc à exclure les contestataires à l’intérieur même du parti, à évincer et à pousser à l’exil les voix discordantes, les Ahamenabanga, c’est-à-dire « ceux qui ont perdu la ligne droite/qui ne gardent plus le secret », vocable utilisé depuis cet épisode pour désigner les frondeurs et les opposants au Président au sein du parti. Ces personnalités politiques évincées, qui parfois rejoignent les rangs de l’opposition « historique » au parti au pouvoir, dans des alliances de circonstance dont on ne voit pas très bien la pérennité possible Bon nombres d’élites politiques, constatant leur impossibilité à faire campagne pour les élections de 2015, à toucher la population s’ils restaient chacun dans son parti, se sont rassemblés au sein du CNARED-Giriteka, le Conseil National pour le Respect de l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi, de la Constitution et de l’État de droit, organe créé le 1er août 2015. Composé des principaux partis d’opposition, l’Uprona, non reconnu par le gouvernement, le Frodebu, l’UPD, le MSD, le CNDD, il se compose également de plus petits partis qui ont rejoint le mouvement et de personnalités frondeuses du CNDD-FDD. On remarque ainsi la présence dans le bureau du CNARED d’Onésime Nduwimana, ou encore de Gervais Rufyikiri. Des membres de la société civile en exil participent également à l’organisation du mouvement, tels que Pacifique Nininahazwe ou Vital Nshimirimana. Le CNARED se veut donc le plus rassembleur possible, quitte à être de ce fait justement le théâtre de luttes de pouvoir entre ces acteurs politiques, habitués à être chefs plutôt que simples membres d’un parti qui décide collégialement., sont remplacées par de nouveaux membres, peu rôdés à l’exercice du pouvoir. Ceux-ci doivent prouver leur allégeance et mériter leur place en affichant une soumission aveugle au discours du parti dans des meetings politiques hauts en couleur, afin d’éviter à tout prix d’être à leur tour considérés comme des traîtres. Et à l’inverse de la rhétorique du pouvoir, c’est notamment un ancien CNDD-FDD, Gabriel Rufykiri, qui accuse le pouvoir en place d’être composé de « pirates », de faux idéologues qui ne respectent plus le parti. Le cercle des généraux, certes remis en question et provoqué, dénoncé même en interne, resta solide et ressortit finalement gagnant de ces crises.

L’appareil sécuritaire du pays connaît également des lacunes, comme l’illustra l’évasion d’Hussein Radjabu de la prison centrale de Mpimba le 2 mars 2015, évasion impossible à réaliser sans des soutiens puissants. Peu de temps après, la tentative de coup d’État menée par un groupe de généraux, fers de lance du système CNDD-FDD depuis des années, dirigé par le Général Nyombare Chef de l’État-major général de 2009 à 2012, nommé ambassadeur au Kenya en 2014, ce qui a été perçu comme une mise à l’écart, puis chef du Service National du Renseignement de novembre 2014 à février 2015, avant d’être limogé suite à la divulgation publique d’une note interne de ses services mettant en garde le Président contre un troisième mandat., a ouvert des failles au sein de l’armée nationale, dont l’allégeance au pouvoir n’était et n’est toujours pas certaine. Toutefois, la répression qui suivit cette tentative a pratiquement anéanti toute velléité de soulèvement ou de manifestation publique à l’encontre du pouvoir.

Nyakurisation des partis politiques, ou comment créer ses propres opposants

La stratégie d’évincement des personnalités « contestataires » par le pouvoir ne se réalise pas uniquement au sein du CNDD-FDD, mais touche aussi les partis d’opposition, que le pouvoir ne tolère pas. Dans la même logique de redevabilité et de soumission au chef qui anime les actes politiques du parti au pouvoir, celui-ci a entrepris de diviser en interne les partis d’opposition afin de placer à leur tête des personnalités proches du pouvoir, dont on peut contrôler les décisions et l’orientation politique. Ce procédé de « nyakurisation » (de nyakuri, la vérité) consiste ainsi à créer des ailes dissidentes puis à les faire reconnaître par l’autorité compétente, le ministre de l’Intérieur Édouard Nduwimana est ainsi considéré comme l’artisan de la nyakurisation des partis politiques au Burundi. Il vient, en octobre 2016, d’être nommé Ombudsman du pays, après plusieurs années au poste de ministre de l’Intérieur.. Chaque grand parti d’opposition – à l’exception du Mouvement pour la Solidarité et le Développement (MSD) d’Alexis Sinduhije -, le Frodebu, le FNL, l’UPD et même l’Uprona, ont connu cette étape, donnant lieu à des querelles intestines féroces, et dont aucun n’a su sortir uni. Cela a donné lieu à des jeux de mots similaires à ceux que connaît le parti au pouvoir : les militants du Frodebu, les Kwiziraguhemuka, « ceux qui ne trahissent jamais », deviennent, dans l’aile nyakurisée, Imbanzagihemuka, « ceux qui commencent par trahir ». Ironiquement, pour renforcer l’idée selon laquelle ces ailes nyakurisées seraient bien les véritables ailes idéologiques de ces partis, elles se donnèrent le nom des fondateurs historiques : ainsi l’aile dissidente du Frodebu devient le Frodebu Nyakuri Iragi rya Ndadaye, le « Frodebu véritable de Ndadaye », tandis que le FNL dissident récupéré par un vassal du pouvoir, Jacques Bigirimana, est appelé FNL Nyakuri Iragi rya Gahutu, le « FNL véritable de Gahutu ». La sémantique employée rappelle à nouveau ce martèlement idéologique de fidélité à la vérité, qui dans les faits se traduit par une politique de faux-semblants et de manipulation du réel.

De fait la plupart des membres de l’opposition, suite aux menaces reçues, ont dû fuir le pays, et ce dès 2015. Leur prise de position publique contre le troisième mandat du président actuel ou plus largement contre la mauvaise gouvernance ou les malversations économiques leur valut d’être harcelés par les forces de l’ordre ou des civils non identifiés (perquisitions, arrestations, tentative d’assassinat par des individus en civil, menaces), amenant la plupart à quitter le pays avec leur famille. La vie politique parlementaire du Burundi est donc totalement phagocytée, et le jeu démocratique au sein de ces instances (Assemblée nationale et Sénat) est devenu totalement impossible. Les décisions sont discutées en d’autres lieux, dans le cabinet civil de la présidence ou entre généraux, à l’abri des oreilles indiscrètes. Dans une volonté de maintenir un front uni et de conserver un vernis démocratique, le parti au pouvoir a désigné un seul et unique opposant capable d’être son interlocuteur : Agathon Rwasa. Or celui-ci est profondément ambigu : les actes des militants sur le terrain sont très éloignés, voire parfois à l’opposé, des discours de Rwasa Par exemple celui-ci n’a jamais appelé aux manifestations, cependant ses militants ne lui ont pas obéi et ont été parmi les premiers à investir les rues pour protester (entre autres nombreuses revendications) contre le troisième mandat de Nkurunziza. Autre grand écart : alors que Rwasa a ordonné à ses militants élus en 2015 (même s’il avait appelé à ne pas voter, ses partisans se sont tout de même déplacés) de ne pas siéger dans les conseils communaux, les empêchant par là même de se faire élire, lui-même s’est présenté à son poste de député pour la liste Amizero mentionnée plus haut, a siégé depuis l’ouverture parlementaire de cette session post-élections, et a même accepté le poste, qui le canalise totalement, de vice-président de l’Assemblée nationale. Le paradoxe est énorme, voire insurmontable, mais a cet opportunisme n’a pas affaibli complètement ses soutiens populaires. . Du fait de cet écart, ses militants doutent un peu de sa démarche et se détachent progressivement de ses actes, mais continuent tout de même à le considérer comme leur seul et unique chef, en participant au même culte de la personnalité qui encense le président de la République.

Dans une même dynamique de nyakurisation et de création d’une opposition conciliante, le pouvoir a mis en place sa propre société civile, supposée être constructive et positive. Ce procédé s’est révélé particulièrement efficace. En effet, cette société civile a réussi à s’imposer dans tous les débats, sur les droits de l’Homme, sur l’économie, sur le bien-être de la population, sur des questions politiques, etc. Elle participe aux plateformes nationales et internationales et permet au pouvoir de s’appuyer sur un discours valorisant qui relaie ses éléments de langage : elle se transforme en porte-parole a priori « neutre » et constructif du parti au pouvoir Ainsi le 18 novembre à Bujumbura, la société civile pro-gouvernementale a organisé une conférence-débat sur « la dénonciation du rôle de la Belgique dans la triste histoire du Burundi et dans la déstabilisation de la paix et la sécurité au Burundi en complicité avec certains burundais de la société civile »..

Il faut ajouter à ces premières compréhensions de la notion de vérité la dimension messianique du discours présidentiel, la vérité divine dévoilée associée au thème fondamental du pardon, qui annihile de fait toute velléité de contradiction ou de remise en question. Persuadé d’avoir échappé miraculeusement à la mort et d’obéir uniquement aux ordres divins, le Président pasteur considère ses actes comme nécessairement légitimes et inattaquables, car émanant d’une volonté divine.

Ses croisades évangélistes organisées dans tout le pays, ses prières systématiques au début et à la fin des réunions politiques, ses prêches nombreux, ou même le nom de son équipe de football, le Halleluja FC, ou de sa chorale religieuse, Komesa Gusenga (« continuez à prier »), témoignent de l’emprise religieuse dans sa vision du monde. Utilisée également comme outil politique (pour se faire bien voir du pouvoir, il était un temps recommandé de devenir « born-again » ou de rejoindre l’Église du Rocher de l’épouse du Président, qui constituait une succursale de la cour présidentielle), la rhétorique religieuse est imparable : toute opposition revient à s’opposer à Dieu lui-même, ce qui demeure impensable. Ainsi, par essence, le Président a raison et tout est justifié en même temps qu’improuvable. Une obéissance totale est ainsi exigée de ses fidèles comme de son peuple Le 31 janvier 2016, dans un discours, le Président a ainsi considéré que le Burundi était le « royaume de Dieu »..

Des ennemis circonstanciels : la dimension régionale et internationale

Les personnalités politiques nationales du parti au pouvoir ou de l’opposition ne sont pas les seules à être considérées comme des ennemies. Dans une dynamique de victimisation, qui s’enracine notamment dans les persécutions vécues par les généraux au pouvoir et le Président lui-même sous l’ancien régime, dont le paroxysme fut atteint en 1972, le Rwanda et la Belgique apparaissent comme les principales figures d’un vaste complot élaboré pour détruire le parti au pouvoir et chasser son Président. Cette rhétorique repose sur deux piliers : d’une part, la Belgique (et parfois avec elle l’Union Européenne ou plus confusément l’ensemble de l’Occident) chercherait à reconquérir son pouvoir colonial sur le Burundi, souhaitant à nouveau contrôler le pays et choisir ses dirigeants. D’autre part, le Rwanda voisin, à travers son Président Paul Kagame, souhaiterait étendre ses frontières et reprendre le pouvoir au Burundi pour y installer ce que les Tweets les plus complotistes désignent comme une « grande dictature Hima ». La construction de l’ennemi rwandais et belge repose sur des théories fantaisistes et est souvent relayée par des discours très violents, mais elle s’ancre aussi dans une réalité, celle de la fuite réelle et massive de la population et des opposants vers ces pays. Le Rwanda, tout particulièrement, est accusé d’accueillir et même de former sur son sol les rebelles burundais du Forebu et du Red-Tabara, les deux mouvements rebelles qui revendiquent des actions sur le sol burundais.

La haine contre les Belges apparaît dans de nombreux discours officiels Aussi bien de la part de Pascal Nyabenda, ancien secrétaire général du parti au pouvoir, aujourd’hui Président de l’AN, de Gélaze Ndabirabe, ancien porte-parole du CNDD-FDD, ou de Évariste Ndayishimiye, actuel secrétaire général de ce parti et très proche de Nkurunziza. Voir les extraits de l’un de ses discours fin novembre 2016 traduit ici., tandis que l’accusation contre le Rwanda n’est pas seulement le fait des hommes au pouvoir, mais est aussi repris par les policiers de base, notamment à Bujumbura. Il n’est pas rare de voir ces policiers accuser les jeunes arrêtés de coopération avec le Rwanda, ou encore de travailler à sa solde pour déstabiliser le pays. Kagame est ainsi fréquemment interpellé sur les réseaux sociaux, et comparé à Bakame, un héros des contes burundais, un lièvre malin connu pour sa duplicité et sa capacité de manipulation. Une des conséquences de ces tensions entre les deux pays fut notamment la fermeture de postes frontières, mais aussi l’interdiction d’exportation de produits vivriers en août 2016, ou encore l’arrêt de la circulation des bus entre les deux pays à la même période, fragilisant une économie déjà exsangue. Les accusations sont directes et explicites : ainsi, le 28 novembre 2016, le porte-parole de la police, Pierre Nkurikiye, accuse immédiatement le Rwanda d’être derrière la tentative d’assassinat de Willy Nyamitwe, conseiller principal en communication à la Présidence et figure centrale de la communication du régime, tandis que celui-ci renchérit et s’interroge sur Twitter, « Pourquoi tous les crimes au Burundi sont-ils planifiés au Rwanda ? » Tweet publié le 30 novembre 2016. .

La communauté internationale a quant à elle fait la démonstration de son impuissance face au bloc CNDD-FDD : le pays rejette systématiquement les accusations de l’Organisation des Nations Unies (ONU), refuse les observateurs internationaux souhaités par le Haut Commissariat aux Droits de l’Homme ou encore l’envoi de policiers proposé par l’ONU. Le gouvernement a même récemment fermé le bureau des Droits de l’Homme au Burundi. La même justification de complot contre le Burundi a fonctionné pour expliquer le retrait historique du pays de la Cour Pénale Internationale (CPI), voté le 12 octobre 2016. L’Union africaine, un temps sur le devant de la scène et fer de lance de la diplomatie africaine contre le régime de Nkurunziza, a totalement modifié sa ligne, et son Président d’alors, le Tchadien Idriss Déby, défend à présent les positions de Bujumbura. Le médiateur africain du dialogue, Benjamin Mkapa, a suscité les foudres de l’opposition le 8 décembre 2016, quand il a déclaré que « les gens qui doutent de sa légitimité (ndlr de Nkurunziza) sont fous », ruinant très certainement un processus déjà moribond. Par ses discours virulents contre l’Occident en général, le Burundi a par ailleurs su s’attirer les sympathies chinoises et russes, mais sans résoudre son problème majeur : le manque d’argent.

La spirale de la violence d’État

Contredire les valeurs portées par le discours du parti au pouvoir, constitutives de la masculinité hégémonique et de l’idéal-type du chef, place aussitôt les individus concernés comme des « traîtres » et des « ennemis » dans une position de cadets sociaux, d’inférieurs. Un terme revient régulièrement dans les discours de l’État et de ses représentants, celui de mujeri (référence aux chiens sauvages à éliminer, entre autres), justifiant ainsi idéologiquement la répression féroce qui s’abat sur tout individu considéré comme un « rebelle ». Cette logique et ce discours paranoïaques viennent légitimer les actes violents des corps de défense et de sécurité contre des civils. Les membres de l’opposition et de la société civile (les deux étant de toutes façons confondues) sont considérés comme des traîtres à leur propre pays, des agents du Rwanda ou encore des perturbateurs à la solde de puissances étrangères qui veulent renverser le gouvernement : ce discours paranoïaque justifie leur répression. La destruction du tissu associatif et médiatique burundais mis en place par une série de décisions administratives ou par la violence physique, a laissé la place libre à une kyrielle de nouvelles associations favorables au pouvoir Cela a permis au gouvernement d’exercer une répression violente et silencieuse, qui a sans doute renforcé encore un peu plus la distance entre la capitale et le milieu rural, qui ne dispose pas toujours de toutes les informations.

La guerre de Bujumbura n’aura pas lieu

Le Président, qui se sait sous la menace permanente de nouvelles trahisons, s’appuie sur certaines branches des corps de défense et de sécurité, notamment la Brigade Anti-Émeute et les agents de l’API (Appui pour la Protection des Institutions) Les corps de police les plus souvent associés à la répression sont en effet les policiers de la Brigade Anti-Emeute et de l’Appui de Protection des Institutions, mais l’on peut également citer les agents du Service National de Renseignement, de la Brigade Spéciale pour la Protection des Institutions, ou encore les policiers de la Police Spéciale de roulage (dont les locaux sont encore fréquemment cités comme abritant des cellules servant à la torture), tous ceux-là étant souvent associés aux Imbonerakure, qui aident à l’identification des jeunes arrêtés et au maintien de la pression sécuritaire sur le terrain., pour exercer une répression féroce, particulièrement dans la capitale, Bujumbura, qui cristallise toutes les tensions. Dans un dangereux équilibre, il use à la fois de la violence et du contrôle pour tenter de maintenir sa mainmise sur le parti, l’armée, la police et le pays tout entier. Pourtant, diverses oppositions, politiques ou militaires, quoique faibles, persistent et continuent de constituer des menaces pour son régime. Ainsi, la stratégie du Kamwe-kamwe L’expression est également détournée et utilisée pour désigner la stratégie du pouvoir vis-à-vis de ses opposants ., que l’on peut traduire par « un par un », et qui consiste à éliminer les têtes du régime de P. Nkurunziza, et qui a notamment eu pour conséquence la mort « d’intouchables » comme le général Adolphe Nshimirimana (2 août 2015) ou le colonel Darius Ikurakure (22 mars 2016), a permis d’installer un certain équilibre de la terreur.

Ce climat politique délétère, le resserrement autoritaire du parti au pouvoir, comme le maillage sécuritaire extrême organisé par les services de renseignement, les membres du parti et les Imbonerakure Les Imbonerakure ou encore les membres du SNR quadrillent le pays et mettent en place une surveillance incessante sur la population, contrôlant les paroles, les faits et gestes, arrêtant et violentant régulièrement ceux considérés comme des opposants. créent une situation de tension permanente pour les habitants, qui peuvent à tout moment être arrêtés et accusés d’atteinte à la sûreté de l’État ou de complicité avec les rebelles, sans que le système judiciaire, aux mains du pouvoir, ne puisse leur venir en aide. La vie quotidienne, et surtout celle des habitants de la capitale, est ainsi faite de barrages, de passages incessants de voitures de police, pleines d’hommes en armes, de contrôles aléatoires et arbitraires constants, d’humiliations, en somme d’une pression policière incessante et anxiogène. Cette militarisation à l’extrême de Bujumbura a surtout créé un climat de terreur dans la population, qui doit envisager chaque déplacement, chaque activité en fonction d’un environnement sécuritaire délétère du fait non pas d’attaques extérieures, mais bien du caractère imprévisible et systématique de la répression. S’il est clair que ce sont les jeunes hommes qui sont les premiers visés, personne n’est à l’abri de se voir accuser de « trahison » et d’en subir les conséquences.

De plus le système de plus en plus mafieux qui prévaut au Burundi a des conséquences importantes sur les échanges économiques du pays, sur le degré de sécurité alimentaire des habitants, comme sur la sécurité quotidienne des Burundais. Les blocages sont nombreux et tout nouveau projet, économique, marchand ou intellectuel, semble voué à l’échec tant la surveillance, la corruption ou la peur de se faire arrêter sont présentes. C’est dans ce climat de morosité, de lassitude et d’abattement que vivent la plupart des civils depuis plusieurs mois. L’espoir, un temps permis par l’engagement de la communauté internationale ou par les tentatives de négociations, a laissé la place à une période de résignation.

Cette violence des rapports entre forces de l’ordre et population tient aussi à la diffusion de l’autorité au sein de ces corps. Les policiers ou les Imbonerakure répondent souvent à des chaînes de commandement parallèles, ce qui laisse une marge de manœuvre importante aux petits chefs de groupes sur le terrain. De plus, les pratiques mafieuses d’enlèvements se sont multipliées dans les quartiers populaires. Pour une dette non payée, une dispute autour d’une bière ou un simple désaccord, il n’est pas rare pour des citoyens de pouvoir « louer » les services d’hommes en uniforme (le plus souvent du SNR) et d’Imbonerakure. Pour remercier le travail des jeunes militants du parti, le pouvoir les autorise à transgresser les lois et leur garantit de ne pas être rattrapés par la justice dans cette période d’impunité généralisée. Toutefois, afin de calmer les esprits, le gouvernement a été amené à prendre certaines décisions : les Imbonerakure les plus « zélés » ont été arrêtés par le SNR afin de les « recadrer » ; des contrôles ont été faits au niveau de la police pour éviter les bavures et enfin, on a procédé à l’arrestation de Désiré Uwamahoro, tout puissant patron de la Brigade Anti-Émeute, sinistrement connu pour ses faits de guerre contre les militants de l’opposition et dont la brigade est particulièrement crainte pour sa violence et son impunité. Un message a donc été envoyé aux autres composantes des forces de sécurité : personne n’est intouchable Il n’a certes pas été arrêté pour ses exactions mais pour une sombre histoire mafieuse, et son arrestation laisse dubitatifs nombre d’observateurs. .

La question du génocide

La région des Grands Lacs a connu depuis les Indépendances de violentes crises, dont l’une des plus extrêmes est le Génocide contre les Tutsi au Rwanda en 1994, qui a profondément marqué la géopolitique régionale et les mémoires. Le terme de génocide est ainsi particulièrement évocateur dans une région qui redoute de revivre les mêmes traumatismes.

Les nombreuses violences imputées aux forces de l’ordre sont comprises et verbalisées par des membres de l’opposition politique, ou même par une partie de la population, comme des actes préparant un génocide. Les discours ethniques sont en effet une constante chez certains policiers de terrain, qui en usent abondamment au cours des arrestations ou de la détention de ceux qu’on considère comme des « rebelles ». Des insultes à caractère ethnique sont effectivement proférées, en échos aux discours prononcés par les pontes du parti au cours de grands meetings, ce qui inquiète, à juste titre, la population. Cependant, la violence des hommes en uniforme ou en civil ne s’abat pas seulement sur les Tutsi, comme le laissent parfois entendre ceux qui dénoncent le génocide, mais bien sur toute personne, et notamment les jeunes hommes, considérés comme ennemis du pouvoir. Parmi ceux qui annoncent un génocide, figurent des personnalités de la société civile persécutées et en exil, mais aussi des personnes habitant à l’étranger depuis de longues années : par le biais de leur propre média ou en utilisant la couverture médiatique offerte par les défenseurs des droits de l’Homme chassés du Burundi, elles parviennent à diffuser un discours mettant systématiquement en avant l’idée d’un génocide à venir au Burundi, comme si les qualifications de « violations massives des droits de l’Homme » et de « crimes contre l’humanité » auxquelles conclut l’ONU, notamment, ne suffisaient pas. Ces discours alarmistes datent parfois d’avant 2015, et ne peuvent pas être considérés comme appropriés et efficaces dans cette situation. Les discours racistes prononcés par des membres du parti au pouvoir (président du Sénat, du parti) à l’encontre des Tutsi sont une réalité, mais l’idéologie ethnique ne semble, pour le moment, pas prendre dans la population, sans que l’on puisse toutefois mesurer exactement le seuil d’acceptabilité ou de rejet de cette idéologie. Une chose est sûre, la diffusion de ces discours contribue à cristalliser les tensions autour de la question ethnique, alors que la crise est avant tout politique.

Une idée qui séduit : la guerre

L’idée de la guerre n’effraie pas le pouvoir, qui au contraire donne souvent l’impression de souhaiter le retour des combats. La glorification incessante des anciens combattants, de la période de la lutte armée, l’agressivité dans les discours et dans les faits de ceux qui représentent le pouvoir semblent traduire cette volonté de revenir aux armes. En face, dans l’opposition, après les manifestations d’avril-mai 2015 et leur répression violente par les forces de l’ordre, d’anciens démobilisés FNL retrouvèrent eux aussi rapidement le chemin des armes. En désaccord avec l’inaction de leur leader A. Rwasa, ils menèrent des actions ponctuelles, contre des membres des forces de l’ordre notamment. Ils furent parmi les premiers nouveaux « rebelles », tout comme certains militants du MSD eux aussi harcelés par le pouvoir depuis quelques années, des militaires, ou encore des jeunes ayant participé aux manifestations de rue.

Ces manifestants, reconvertis en partisans de la lutte armée, se reconnaissent sous le terme de « sindumuja » : popularisé par les réseaux sociaux, le mot est devenu un signal de reconnaissance, rassemblant différentes tendances de l’opposition au troisième mandat de P. Nkurunziza. Inventée par l’évêque de Gitega au cours d’une homélie en 2015, l’expression signifie « nous ne sommes pas esclaves » : ni esclaves d’un régime autoritaire, ni de la violence, ni des discours clivants, ni d’un président qui voudrait le rester à vie. Les jeunes gens qui constituent les nouveaux mouvements rebelles proviennent d’environnements socio-politiques tout à fait différents, mais parviennent à dépasser les barrières ethniques ou sociales pour travailler à un but commun : le départ du président Nkurunziza et l’arrêt de la répression et de l’autoritarisme qui caractérisent son système politique. Les divergences apparaissent plutôt au niveau des moyens à employer, du calendrier et de la reconnaissance de l’autorité des chefs.

Si la capitale est désormais moins le théâtre d’opérations des rebelles de l’un ou l’autre mouvement, notamment depuis la répression des attaques des casernes militaires du 11 décembre 2015, cela ne signifie pas que la sécurité soit revenue dans le pays, mais plutôt que l’intérieur du pays a pris le relais. Le sud du pays, autour de Bururi et Makamba, mais aussi toute la zone du Mugamba, avec ses hauts plateaux, ses reliefs escarpés et ses forêts, ont ainsi remplacé la capitale comme lieu de la contestation. C’est désormais là que s’effectuent les actions de la rébellion, tandis que la frontière burundo-congolaise reste également le théâtre d’affrontements entre des hommes en uniformes pas toujours identifiables En réalité, des actions comme les attaques sur des positions militaires ou policières, des jets de grenades, etc., se déroulaient déjà en place en 2015 dans ces régions, qui ne découvrent pas la guérilla et l’instabilité en 2016. Cependant, les actions sont maintenant concentrées dans ces zones, et dans Bujumbura Rural (aussi bien au-dessus de la ville, quand on rejoint l’intérieur par la route d’Ijenda, que dans la plaine de la Rukoko par la route de Cibitoke). Les habitants de ces régions témoignent d’un climat extrêmement tendu, du fait de la surveillance et des actions violentes des Imbonerakure et du SNR, qui contrôlent véritablement d’une main de fer l’intérieur du pays, et des attaques fréquentes de personnes armées non identifiées qui ponctuent la vie quotidienne..

Les auteurs de ces différentes attaques peuvent être des démobilisés qui disposent de quelques armes et qui ne répondent qu’à eux-mêmes, ou bien de militaires hostiles au pouvoir qui reviennent de leur exil dans les pays voisins pour mener une attaque et repartir. Ce fut le cas le 11 décembre 2015 notamment, à Bujumbura, quand des assaillants  venus de pays voisins ont été couverts et relayés par des jeunes de la capitale chargés de couvrir la fuite de ces forces après les attaques, ou encore lors d’opérations menées par de civils se réclamant du Red-Tabara ou du FNL. Une des dynamiques importantes à l’œuvre dans ces mouvements semble être la fluidité de l’appartenance à l’une ou à l’autre des rébellions déclarées, ainsi que l’absence de leadership, qui permet à certains groupes d’opérer quasiment en autonomie, sans ordres ou hiérarchies, qu’eux-mêmes ne reconnaissent pas forcément. C’est l’opacité, en même temps que la facilité de se déclarer de l’un ou de l’autre mouvement, qui crée cette impression de confusion et d’inaction des mouvements rebelles.

En guise de conclusion : une tyrannie de courte durée?

Le parti au pouvoir, grâce à son appareil policier et militaire et à sa politique d’épuration, apparaît plus que jamais réticent au dialogue. Cependant sa composition, l’hétérogénéité de ses membres et la réprobation des excès de la répression provoquent des fissures, des fuites de certains membres, et une certaine contestation interne. L’argent se faisant rare, des voix « s’élèvent », qui laissent à penser qu’un mécontentement grandit chez les militants, même si ces derniers ne peuvent s’exprimer publiquement. Entre redevabilité historique et politique et peur, les mécontents se taisent mais seront certainement le déclencheur d’une nouvelle phase de la crise burundaise. Bujumbura apparaît dans l’ensemble meurtrie par la répression et sous surveillance permanente, limitant les actes de rébellion. Si des accords tacites entre militants du CNDD-FDD et du FNL ont permis à certains quartiers de la capitale de rester relativement calmes, rien ne garantit qu’une étincelle ne fera pas exploser ces zones dont les habitants font face à une situation économique de plus en plus tendue. Pour le moment, beaucoup attendent et se placent du côté du plus puissant, respectant une sorte de logique d’équilibre de la terreur qui peut cependant rapidement s’inverser.

Le manque d’alternative au pouvoir en place demeure le principal obstacle au changement. Entre pragmatisme politique et messianisme, le chef de l’État apparaît comme la clé de voûte d’un système de plus en plus autoritaire et violent, et toute sortie de crise ne paraît pouvoir se faire qu’en fonction du sort qui lui sera réservé. Son maintien au pouvoir en l’état prolongera la crise, tandis que son départ ne se fera qu’avec son accord.

La question fondamentale qui se pose aux mouvements rebelles du Red-Tabara et du Forebu demeure celle de leur capacité militaire à renverser le gouvernement, et pose, de fait, celle du nombre de leurs combattants et de l’importance de leur arsenal militaire. Or les réponses à ces questions sont de plus en plus difficiles à obtenir, du fait de la très grande prudence de ces organisations, conséquence directe des nombreuses fuites d’informations qui sont intervenues ces derniers mois. Aujourd’hui, le mot d’ordre est plutôt de ne rien communiquer. Par ailleurs, ces mouvements gardent souvent un caractère intermittent, du fait de la participation fluctuante des jeunes aux actions armées. Enfin, malgré les défections dans l’armée d’officiers qui semblent les rejoindre, les mouvements rebelles peinent toujours à recruter durablement des jeunes qu’ils ne parviennent pas à séduire à cause de ce défaut d’organisation et du manque de soutiens financiers et de véritable leadership.

D’autres inconnues existent. D’une part, il s’agit de savoir qui gagnera le bras de fer entre l’Union européenne et le Burundi, ce dernier jouant sur le temps et sur les menaces pour récupérer les fonds de coopération coupés par l’UE. Celle-ci a notamment interrompu le versement des salaires des soldats burundais de l’AMISOM, qui ne sont donc plus payés depuis mars 2016. L’État burundais a alors menacé d’en retirer ses troupes, tout en annonçant porter plainte contre l’Union africaine (UA). La menace semble avoir fonctionné : le Burundi vient d’obtenir gain de cause en signant un Memorandum Of Understanding (MOU) le 19 janvier dernier avec l’UA visant à régler cette crise. Le gouvernement burundais pourrait ainsi rétablir une manne financière essentielle à son fonctionnement : envoyer ses militaires gagner de l’argent à l’étranger est aussi une façon pour le pouvoir de tenir ses troupes et de récompenser ses fidèles. D’autre part, la génération des moins de 20 ans exprime son mécontentement par le biais de gribouillages réguliers, sur les livres scolaires, de l’image du Président, et subit elle aussi la répression, sans que cela semble atténuer sa détermination. Cette jeunesse, qui n’adhère pas à des partis politiques, qui n’a pas connu la dictature militaire et qui a grandi dans une époque de liberté de la presse, bercée par des idéaux démocratiques portés par une société civile forte, échappe au maillage sécuritaire du pays, et peut constituer, dans un futur proche, un danger pour un pouvoir qui craint tant la jeunesse.

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