Chine-Japon : deux visions du multilatéralisme entre instrumentalisation et défense des valeurs
Que dit le discours chinois sur le multilatéralisme ?
Dans son discours officiel, la République populaire de Chine se présente comme le champion du multilatéralisme. Elle s’attribue un rôle proactif mettant en avant son rôle leader en la matière, notamment depuis le XVIIIème Congrès du Comité central du Parti communiste, qui a vu en 2012 la consécration de Xi Jinping张贵洪 (Zhang Guihong), « 多边主义是中国外交的金钥匙 » [Le multilatéralisme est la « clef d’or » de la politique étrangère de la Chine], huanqiu.com, 14 août 2020.. Depuis, le président Xi Jinping a multiplié les discours reprenant quasiment mot pour mot les mêmes éléments de langage devant de multiples instances. Illustration de la « pensée Xi Jinping pour une nouvelle ère », il s’agit de « mettre en pratique le multilatéralisme pour préserver l’ordre international »习近平 (Xi Jinping), « 以世纪行动践行 多边主义完善全球治理维护国际秩序 » [Pratiquer le multilatéralisme en menant des actions concrètes, perfectionner la gouvernance mondiale et maintenir l’ordre international], www.xinhuanet.com, 11 novembre 2020..
Ce discours offensif s’est encore renforcé en 2020, pour tenter de rétablir l’image de la puissance chinoise altérée dans l’opinion publique mondiale par l’épidémie de Covid-19. Ainsi, le mois de novembre 2020 a été qualifié dans la presse chinoise de « mois de la diplomatie multilatérale », permettant de marteler à nouveau le discours chinois« 奏响构建人类命运共同体的时代强音 » [Parler d’une voix forte à l’ère de la construction d’une communauté de destin pour l’humanité], 人民网 (renminwang), 28 novembre 2020.. Selon les analyses publiées, qui font aussi partie du discours offensif de la Chine sur le multilatéralisme, les défis sont nombreux, de la pandémie à l’économie en passant par l’unilatéralisme et les pressions extérieures, mais la période offre également de nouvelles opportunités à la RPC pour s’imposer dans un système mondial « qui a besoin de direction ». Ce discours vise autant une opinion publique intérieure qu’il s’agit de convaincre de la supériorité et du leadership du système politique chinois qu’une opinion internationale moins convaincue.
Xi Jinping a insisté dans ses discours sur la coopération, le renforcement des échanges, de la solidarité – notamment concernant les vaccins – et de la coopérationIbid. Au mois de novembre 2020 se sont tenus, sous forme virtuelle, le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), le sommet des BRICS, la réunion informelle des chefs d’Etat et de gouvernement de l’APEC, le sommet des chefs d’Etat et de gouvernement du G20 et le Forum pour la Paix de Paris.. Très dépendante des marchés extérieurs, en dépit de ses ambitions de « découplage », la Chine a également besoin de voir l’économie mondiale, et notamment celle de ses plus importants marchés en Europe, aux Etats-Unis et au Japon, retrouver un dynamisme suffisant pour absorber les exportations chinoises de biens de consommation.
Voulant se démarquer des Etats-Unis, la Chine a réaffirmé au sommet de l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation), qui s’est tenu virtuellement le 4 décembre 2020, sa volonté de poursuivre l’ouverture, et sa défense du libre-échangisme, comme le président Xi Jinping l’avait fait à Davos en 2017, promettant de ne « jamais revenir en arrière » et de soutenir au contraire le renforcement de la « gouvernance économique » mondiale ainsi que la réforme des institutions multilatérales comme l’OMCIbid. . A l’occasion de ce sommet de l’APEC, les thématiques du « futur partagé », de la paix et de l’ouverture ont été mises en avant. Au Forum pour la Paix de Paris, c’est la coopération et la gestion commune des « défis globaux » comme le climatIbid. . L’ensemble de ces déclinaisons avait pour objectif de souligner l’attachement de la RPC à un multilatéralisme en action, opposé au protectionnisme et à l’unilatéralisme des Etats-Unis sous l’administration Trump. C’est également ce qu’a déclaré Xi Jinping à l’occasion du 75ème anniversaire de l’ONU, dans des termes quasi identiques à ceux qu’il avait utilisés pour le 70ème anniversaire« 中国支持多边主义的立场不会改变 » [Le soutien de la Chine au multilatéralisme ne changera pas], 人民网 (Renminwang), 22 septembre 2020..
Le concept de « multilatéralisme » (多边化) sous d’autres appellations s’inscrit en effet dans une longue continuité, qui remonte, pour la République populaire de Chine, aux cinq principes de la coexistence pacifique, articulés sous des formes diverses depuis 1954« Les cinq principes de la coexistence pacifique », Chine Magazine, 26 juin 2018 ; 钟声Zhongsheng, « 奏响中国多变外交的新章 » [Un nouveau chapitre dans l’évolution de la politique extérieure multilatérale de la Chine], 人民日报 (Le Quotidien du Peuple), 17 janvier 2017.. A cette matrice initiale se sont ajoutés d’autres concepts voisins qui nourrissent également le discours officiel sur le multilatéralisme. L’appel à la « démocratisation des relations internationales » est une constante. Pour Pékin, « l’égalité et la souveraineté sont les éléments les plus importants qui régissent les relations entre Etats et servent de fondements aux actions de l’ONU et des organisations qui en dépendent ». Les « affaires globales » doivent être négociées par l’ensemble des pays et l’ONU – conserver son rôle leader« Global Affairs Must be Negotiated by All Countries », www.xinhuanet.com, 10 novembre 2020..
Un discours multilatéraliste au service des intérêts de la République populaire de Chine
Derrière ce discours très offensif sur le multilatéralisme, on retrouve un objectif constant, qui est de renforcer le poids et l’influence de la Chine sur la scène internationale ainsi que son leadership au niveau régional puis global. En rappelant le rôle central de l’ONU et en l’opposant au jeu des grandes puissances, il s’agit aussi pour Pékin d’obtenir le soutien des pays émergents ou du « Sud global » sur des sujets d’importance pour le régime comme le soutien à la politique de répression de Pékin au Xinjiang, ou le contrôle de toute évolution de l’OMS qui pourrait aller dans le sens d’une représentation accrue de Taïwan. Ce soutien découle aussi des liens de dépendance tissés grâce – notamment – à l’instrument des routes de la soie (Belt & Road Initiative, BRI), lancé par Pékin en 2013, et des institutions qui en dépendent. Par ailleurs, au travers d’un multilatéralisme « aux caractéristiques chinoises », le régime chinois veut également s’imposer comme un prescripteur de valeurs et de normes face au modèle libéral d’inspiration occidentale« 奏响构建人类命运共同体的时代强音 » [Parler d’une voix forte à l’ère de la construction d’une communauté de destin pour l’humanité], op. cit.. Au mois de décembre 2020, un article publié dans le China Daily s’interrogeait ainsi sur la nécessaire réécriture de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU pour mieux prendre en compte la diversité des systèmes politiquesHo Lok Sang, «It is Time to Review the Universal Declaration of Human Rights », China Daily, 8 décembre 2020..
L’objectif revendiqué est de « construire un nouveau modèle de relations internationales fondé sur la coopération ‘gagnant-gagnant’ »« 中国支持多边主义的立场不会改变 » [Le soutien de la Chine au multilatéralisme ne changera pas], op. cit.. Le discours sur le multilatéralisme est donc d’abord un discours au service de l’extension et du renforcement de la puissance chinoise et – de ce fait – de la légitimité du Parti communiste au pouvoir. Comme le défend le Global Times, organe officiel de presse nationaliste dépendant du Quotidien du peuple, l’objectif pour la Chine est de passer de la « participation au multilatéralisme » au « leadership du multilatéralisme » et ce faisant de hisser les concepts de l’Etat-parti chinois au rang de normes internationales张贵洪 (Zhang Guihong), « 多边主义是中国外交的金钥匙 » [Le multilatéralisme est la ‘clef d’or’ de la politique étrangère de la Chine], huanqiu.com, 14 août 2020..
De multiples exemples sont utilisés qui présentent comme acteur crédible du système international un réseau parallèle d’organisations internationales, dont l’efficacité réside essentiellement pour Pékin dans la marge de manœuvre accrue qu’elles lui offrent et dans l’image de puissance qu’elles confèrent au régime. Parmi elles : l’Organisation de coopération de Shanghai, présentée comme la « première organisation internationale qui a pris le nom d’une ville chinoise », les BRICS, dont Pékin a tenté de prendre le contrôle en rapprochant le groupement des cinq puissances (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) de la diplomatie de la BRI, des institutions financières telles que l’AIIB, la New Development Bank ou le China-UN Peace Development FundIbid..
Au niveau régional : réduire l’influence des Etats-Unis
Au-delà de la posture, la fonction du discours chinois sur le multilatéralisme demeure de réduire la capacité d’action des Etats-Unis au niveau global et plus encore au niveau régional. Avec l’arrivée d’une nouvelle équipe au pouvoir après l’élection de Joe Biden, Pékin table également – sans aucune certitude – au retour possible de la thématique d’une relation privilégiée et particulière entre les deux premières puissances mondiales au nom de la réduction des tensions et de la stabilisation de la situation stratégique en Asie.
En Asie, l’espoir d’une réduction de l’influence des Etats-Unis et de la fin d’un système d’alliance « hérité de la Guerre froide » est une thématique ancienne et récurrente. Après la guerre de Corée et jusqu’à la fin des années 1960, les Etats-Unis étaient l’ennemi principal contre lequel l’ensemble des forces chinoises était mobilisé. L’accent mis ensuite sur la menace soviétique a permis un rapprochement stratégique qui s’est poursuivi jusqu’à la fin des années 1980. Depuis, les Etats-Unis, pour des raisons stratégiques et idéologiques, sont redevenus l’adversaire principal, dont le poids en Asie limite la marge de manœuvre du Parti communiste chinois. L’objectif est donc de réduire ce poids en tentant d’affaiblir le réseau d’alliances bilatérales tissé par Washington en mettant notamment en avant, comme l’URSS le faisait en Europe pendant la Guerre froide, les mérites d’un multilatéralisme strictement régional excluant les puissances extérieures, au premier rang desquelles figurent les Etats-Unis. En 2015, le Livre blanc de la défense chinoise prônait ainsi l’émergence d’un cadre de sécurité régional autonome, indépendant du système d’alliances mis en place par les Etats-Unis et leurs alliés et partenaires dans la région.
En 2020, après la signature d’un nouvel accord commercial réunissant quinze pays d’Asie, le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership), Pékin a également évoqué la possibilité de faire évoluer ce format vers un mécanisme de sécurité régional. Si cette perspective est peu probable, le discours est destiné à étayer l’image de l’émergence d’un multilatéralisme régional autonome, organisé autour de la puissance chinoise. Toujours dans le but de créer des divisions entre Washington et ses alliés, le président Xi Jinping a également évoqué, lors du sommet de l’APEC du 20 novembre 2020, la possibilité de « considérer favorablement » le CPTPP (Comprehensive and Progressive Trans Pacific Partnership), signé en 2018 et soutenu par le Japon après que les Etats-Unis de Donald Trump aient abandonné le TPP (Trans Pacific Partnership) en 2017. Là encore, le discours l’emporte sur la substance, instrument d’une stratégie de communication qui sert les intérêts de la puissance chinoiseKatsuji Nakazawa, « Xi Jinping’s Embrace of TPP is 8 Years Revenge on Obama », Nikkei Asia, 26 novembre 2020..
Les attentes à l’égard de l’administration américaine après l’élection de Joe Biden exprimées dans la presse officielle chinoise vont dans le même sens. La Chine espère que les Etats-Unis focaliseront leur intérêt sur les questions intérieures et globales, telles que le changement climatique. Ce dernier sujet a potentiellement le mérite de permettre un dialogue entre Pékin et Washington, et d’éloigner ce dernier des questions de sécurité en Asie. Pour le Global Times, les Etats-Unis doivent ainsi cesser « d’agiter des conflits géopolitiques », en soutenant les positions des puissances régionales qui s’opposent aux revendications chinoises, notamment en mer de Chine« Where does Biden Administration Want to Lead the World? », Global Times, 26 novembre 2020..
Dans un rappel du concept de « relations spéciales entre grandes puissances » que le président Xi Jinping avait tenté d’imposer aux Etats-Unis sous l’administration Obama, Pékin appelle la nouvelle administration à apprendre à « gérer les différences, rechercher la coexistence et défendre une stratégique gagnant-gagnant » en évitant la confrontation. Pékin souhaite également l’abandon par Washington du concept d’« Indo-Pacifique », perçu comme le reflet d’une volonté de contenir l’émergence de la puissance chinoise, au profit d’un retour au concept d’Asie-Pacifique. Ces éléments rappellent les déclarations du président Xi Jinping lors de sa rencontre avec le président Obama en 2013 sur le partage harmonieux de cet espace entre les Etats-Unis à l’Est et la Chine à l’Ouest« Chinese Leader Xi Jinping Joins Obama for Summit », BBC News, 8 juin 2013.. Pour Fu Ying, ancienne vice-ministre des Affaires étrangères, « les Etats-Unis et la Chine doivent tenir compte de leurs préoccupations réciproques », ce qui, pour la Chine, signifie que Washington doit accepter les positions de Pékin, notamment en Asie. Elle appelle à une « compétition coopérative » qui remplacerait le climat actuel de confrontationFu Ying, « Cooperative Competition is Possible between China and the United States », New York Times, 24 novembre 2020..
Mais si Pékin multiplie les discours sur le multilatéralisme, particulièrement en cette période de transition présidentielle aux Etats-Unis, la réalité démontre les limites de cet engagement. Alors que le RCEP, présenté dans la presse chinoise comme le plus grand accord multilatéral rassemblant l’ensemble des puissances asiatiques sous l’égide de la RPC, était signé le 15 novembre 2020, la Chine imposait, dès le 28 novembre, un embargo sur l’importation de vin australien, pour « punir » Canberra, accusé d’avoir pris des positions nuisibles à la « confiance » entre les deux paysPékin reproche à l’Australie d’avoir soutenu notamment l’organisation d’une mission d’inspection sur l’origine de la Covid-19 en Chine.. De même, alors que la Chine acceptait officiellement au mois de juillet 2020 le principe d’une enquête de l’OMS sur la gestion de la pandémie de Covid-19, voulant ainsi démontrer son attachement aux institutions multilatérales, au mois de décembre de la même année, aucune équipe de l’OMS n’avait pu se rendre en Chine.
Fondé sur d’autres valeurs : le concept de multilatéralisme au Japon
Ancré dans le système libéral international, le Japon attache, au contraire de la Chine, une importance fondamentale à une véritable mise en œuvre du multilatéralisme. Ce concept sert aussi à Tokyo de démultiplicateur d’influence et de facteur de distinction par rapport au modèle chinois mais également aux postures unilatérales défendues par l’administration Trump. A ce titre, si le Japon est toujours réticent à critiquer ouvertement le partenaire américain, dont le rôle est essentiel dans le maintien de la stabilité stratégique en Asie, l’élection de Joe Biden est accueillie avec soulagement par nombre d’analystes qui y voient le retour à une forme de « normalité »Kiyotaka Akasaka, « Five Ways to Save Multilateralism », AJISS Commentary, 12 août 2020..
La crise de la Covid-19 est également perçue comme un choc qui pourrait relancer la dynamique multilatérale et la coopération entre Etats, à laquelle le Japon prend pleinement sa part. Le champ multilatéral autorise en effet Tokyo à accroître sa visibilité en tant qu’acteur majeur sur la scène internationale. La vision japonaise du multilatéralisme, qui se rapproche de celle de l’Union européenne, s’affirme par ailleurs porteuse de valeurs et de normes qui se distinguent des objectifs de la République populaire de Chine.
Tokyo privilégie également une approche pragmatique et opérationnelle du multilatéralisme. La mise en œuvre de stratégies au niveau multilatéral s’ajoute à deux autres niveaux complémentaires qui sont l’échelon bilatéral et l’échelon « minilatéral » qui, en Asie, permet des regroupements du type ASEAN + 1 et d’ouvrir sur des initiatives élargies en fonction des opportunités. De plus, pour Tokyo, au niveau régional, la mise en avant de l’ASEAN permet d’agir en prenant en compte les risques d’antagonisme avec d’autres puissances comme la Corée du Sud ou la République populaire de Chine, qui ne souhaitent pas voir émerger en Asie une puissance japonaise s’imposant comme leader régional.
La priorité est donc aujourd’hui le renforcement de la coopération et de la coordination entre Etats pour répondre à une crise sanitaire qui valide l’accent mis par Tokyo sur les enjeux fédérateurs de sécurité humaine. Ces derniers, qui élargissent le concept de sécurité, étendent également la marge de manœuvre de l’archipel au-delà d’une dimension strictement militaire peu adaptée, pour des raisons constitutionnelles et d’opinion publique, aux capacités d’action du Japon.
Dans ce contexte, contrairement à la Chine, le Japon défend le concept d’Indo-Pacifique, dérivé du principe d’Indo-Pacifique libre et ouvert (FOIP) énoncé par le Premier ministre Abe en 2007 à l’occasion d’une visite en IndeAsh Rossiter, « The Free and Open Indo-Pacific Strategy and Japan’s Emerging Security Partners », risingpowersproject.com, vol. 3, n° 2, août 2018.. Le concept permet également d’élargir les partenariats et d’établir des convergences avec l’Union européenne, dont les principaux Etats (France d’abord, puis Allemagne et Pays-Bas) ont élaboré leur propre stratégie pour l’Indo-Pacifique.
Chine-Japon : deux visions du multilatéralisme entre instrumentalisation et défense des valeurs
Note de la FRS n°69/2020
Valérie Niquet,
14 décembre 2020