Contrainte énergétique et changement climatique : éléments de réflexion pour les Armées

« C’était avant l’évènement qu’il aurait fallu savoir analyser les nouvelles données du problème stratégique. Or, s’adapter, par avance, à une réalité simplement prévue et analysée par les seules forces de l’esprit, c’est là probablement, pour la plupart des hommes, un exercice mental singulièrement plus difficile que de modeler leur action au fur et à mesure, sur des faits directement observés »Marc Bloch, L’étrange défaite, Folio histoire, Gallimard, 1990, p. 153.

Ultima ratio regum. Cette place particulière des Armées les oblige à une compréhension perpétuelle et sans faille des « nouvelles données du problème stratégique ». Or, anticiper davantage et dès à présent les conséquences de la contrainte énergétique et du changement climatique n’est pas encore un impératif pour les Armées. Le fait est d’autant plus préoccupant qu’une telle réflexion et les décisions associées ne constitueront qu’un amortisseur à une transition énergétique et climatique qui s’annonce abrupte.

Les Armées ne pourront faire face au risque et à l’incertitude croissante qu’en déployant davantage de performance énergétique et d’anticipation climatique. Cependant, même si des raisonnements mutatis mutandis et des plans d’actions à moyen et long terme pour penser l’après 2035 sont indispensables, ils n’offrent pas les niveaux d’agilité nécessaires à court terme. Aussi un plan de réversibilité, d’une énergie abondante vers une énergie contrainte, accompagné de mesures « conservatoires » assurerait le niveau minimal de résilience dans cette période de transition énergétique et climatique.

Dans ce contexte, cette anticipation devra s’appuyer sur un socle commun de connaissances sur cette problématique multidisciplinaire (physique, éthique, politique, sociale, etc.). Ce partage des constats à très court terme passera par la construction d’une formation généralisée et progressive au sein du ministère des Armées et par une réflexion de fond sur les opérations d’armement et la mobilité. Enfin, une meilleure exploitation des retours d’expérience des interventions pour étayer l’anticipation énergétique et climatique sera cruciale.

Contrainte énergétique et changement climatique

A l’heure où la recherche de l’innovation s’étale partout et donne l’illusion d’être la solution à tous les problèmes, l’écart semble s’accroître déraisonnablement entre la réalité des faitsLe ralentissement durable du rythme de la croissance économique, le dérèglement climatique, la raréfaction relative des ressources pétrolières, la croissance hyperbolique de la population mondiale (celle-ci s’élevait à 7,3 milliards en 2017 (8,5 milliards en 2030 ; 9,7 milliards en 2050), Perspectives de la population mondiale 2019, Fonds des Nations unies pour la population). et le monde à consommation énergétique toujours croissante et abondante dans lequel la France et l’Europe se projettent. Il existe un paradoxe. Le pic d’approvisionnement de l’Europe en hydrocarbures est passé depuis plusieurs annéesJean-Marc Jancovici, Dormez tranquille jusqu’en 2100 et autres malentendus sur le climat et l’énergie, Odile Jacob, Paris, 2015, 198 p., p. 194., et la disponibilité du pétrole dans les années à venir risque d’être perturbéeLe manque chronique d’investissements dans l’amont pétrolier et gazier peut avoir des conséquences sur les volumes disponibles sur le marché à moyen terme. . De manière anticipée ou subie, notre consommation d’énergie fossile diminuera donc inexorablement. A contrario, la France et l’Europe continuent à fonctionner globalement sur un modèle qui n’est plus durable. En effet, les pays européens maintiennent un haut niveau de consommation d’énergies fossiles, accroissent la production d’énergies renouvelables peu efficientesLe terme efficience est ici entendu comme l’efficacité à moindre coût. L’éolien et le solaire sont des énergies intermittentes, ce qui ne peut pas satisfaire les standards de consommation actuels. Surtout, la France n’a pas un problème d’électricité (nucléaire, hydraulique) mais de pétrole (transport) et de gaz (bâtiment). Les efforts consentis pour ces deux sources d’énergie électriques apparaissent donc disproportionnés par rapport aux efforts à déployer dans d’autres domaines : prolongement et renouvellement du parc nucléaire pour conserver le même niveau de service électrique, transition énergétique dans le bâtiment (chauffage, isolation) et, dans les transports, économies d’énergie par exemple. « Disproportionnés » ne veut pas dire qu’il faille abandonner ces énergies mais continuer à les accompagner rationnellement (fabrication européenne, solutions de stockage européennes, adaptation du réseau électrique, recyclage, recherche, etc.). aujourd’hui pour la production d’électricité et affaiblissent leur filière nucléaireÉolien et solaire ont une efficacité énergétique faible (très peu pilotables) et dont on ne prend pas en compte l’efficacité carbone sur le cycle de vie de la conception au démantèlement.. Face à ce constat, une large partie des acteurs considère que les solutions promises par l’innovation et la recherche dans tous les domaines aplaniront les obstacles. Or, ces innovations ne porteront potentiellement leurs fruits que trop tardivement à l’échelle qui nous intéresse, à savoir les dix à quinze prochaines années.

Aussi, une adaptation au plus tôt à cette situation « énergie-climat » qui se dégrade déjà progressivement mais devrait atteindre un niveau critique d’ici quelques années semble indispensableValérie Masson-Delmotte, Le journal du CNRS, dossier consacré à la Covid-19, paru le 16 juin 2020 : « Il faut maintenant se préparer à des risques composites : comment gérer une pandémie pendant une vague de chaleur intense ou en cas de cyclone s’il faut évacuer les populations ? ».. Tout en comprenant parfaitement le mouvement actuel de l’innovation et de la course à la technologie, il paraît plus que jamais nécessaire de rester lucide sur l’accélération des transformations fondamentales (humaines, sociales, environnementales, etc.) qui émergent partout dans le monde et des risques associés« Si les matières premières ont toujours été un élément stratégique, la vision de la finitude des ressources terrestres dans un contexte démographique pressant a rendu la question encore plus actuelle. (…) Des minerais aux ressources alimentaires, la rareté – ou la raréfaction – de biens indispensables à l’humanité a pu conduire à un discours anxiogène qu’il serait vain de négliger » (Alain Beltran in Sarah Adjel, Angélique Palle, Noémie Rebière (dir.), Risques géopolitiques, crises et ressources naturelles : approches transversales et apport des sciences humaines, Étude n° 70, IRSEM, septembre 2019, p. 8.. Il est également nécessaire de comprendre les racines de ces transformations. Celles-ci se trouvent dans les questions énergétiques. Il s’agit bien d’anticiper pour que la chute soit moins abrupte, d’autant plus que l’amplitude des réactions des populations à travers le monde face à un problème inédit (contrainte énergétique et changement climatique) réservera son lot de surprises et que les marges des finances publiques des États disparaissent.

Enjeux « énergie-climat » pour les ArméesLe colloque de l’Académie des Sciences intitulé Face au changement climatique, le champ des possibles (28 et 29 janvier 2020) pose clairement la situation des enjeux climatiques pour les années à venir et peut servir de point de départ pour appréhender cette question.

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »Antoine Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, 1789.

L’Europe n’a que peu d’énergies fossiles sur son territoire et dépend donc des importations. Pour la France, les importations de pétrole et de gaz viennent de Russie, de la mer du Nord, d’Afrique et du Moyen-Orient, mais aussi d’Amérique du Nord, en particulier pour les produits pétroliers raffinés. « (…) la dépendance structurelle en énergies importées des États membres de l’Union européenne, y compris la France, ouvre une fragilité stratégique et demande a priori une remise à plat des débats politiques sur l’énergie en Europe. Notre continent ne pourra éternellement s’en remettre à des régions du monde marquées par l’instabilité politique et des valeurs trop différentes pour ne pas remettre en cause le modèle civilisationnel européen »Christophe-Alexandre Paillard, préface, p. 11, in Nicolas Mazzucchi, Énergie – Ressources, technologies et enjeux de pouvoir, Armand Colin, 2017, 219 p..

En France, les réflexions menées au sein du ministère des Armées se développent et de nombreux acteurs se mobilisent. Ces travaux de référence mériteraient d’être davantage connus d’autant plus que plusieurs de leurs recommandations sont transverses et concernent autant la vie courante du ministère que la vie opérationnelle des Armées. Ces documents esquissent la contribution des Armées aux trois objectifs suivants :

  • le premier consiste à comprendre le changement climatique pour anticiper concrètement ses conséquences pour les Armées sur le territoire national (TN), outre-mer et à l’étranger (OME) et en opérations extérieures (OPEX) ;
  • le deuxième objectif vise à contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’ensemble du ministèreCes GES accélèrent dans des proportions et des délais inédits le changement climatique naturel. Voir Valérie Masson-Delmotte, colloque de l’Académie des Sciences, Face au changement climatique, le champ des possibles, 28 et 29 janvier 2020. ;
  • enfin, le dernier objectif consiste à anticiper la raréfaction du pétrole en France et en Europe, liée à des difficultés d’approvisionnement.

Chaque pays doit évidemment aborder la satisfaction de ces objectifs à partir de sa situation propre. Leur réalisation s’articule autour des deux versants du ministère : le versant de la vie courante et celui de la vie opérationnelle (exercices, entraînements, opérations extérieures). D’une part, la vie courante du ministère constitue un gisement important de réduction des émissions nationales de GESLa loi n°2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte fixe des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici à 2030 et de réduction de moitié de la consommation d’énergie d’ici à 2050 par rapport à 2012. Les objectifs de cette loi n’étant pas atteints, une révision est prévue pour 2020. mais aussi de réduction de l’empreinte carboneConsommation de produits importés fabriqués et transportés grâce à des énergies fossiles. et les acteurs concernés se mobilisent concrètement. Cet aspect est notamment traité par la « Stratégie développement durable 2016-2020 » du Secrétariat Général pour l’Administration (SGA) et par la « Stratégie ministérielle de performance énergétique » de la Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives (DPMA), qui dépend du SGA. D’autre part, la vie opérationnelle du ministère s’est peu mobilisée jusqu’à présent, considérant à juste titre que les Armées peuvent difficilement contribuer à ces objectifs. Cette position devrait commencer à évoluer dans le cadre fixé par la Stratégie énergétique de Défense issue des conclusions du groupe de travail énergie, initié par la ministre des Armées en septembre 2019. Actuellement, les produits pétroliers représentent presque 100 % de la consommation énergétique en opération. Un mix énergétique reste donc encore à créerSylvain Hilairet, Résurgence de l’énergie comme facteur clé de la supériorité opérationnelle, Un monde en turbulence, Regards du CHEM – 68ème session. même si la priorité doit rester l’optimisation de l’emploi du pétrole, qui restera la principale source énergétique des Armées pour encore plusieurs décennies.

Du fait de la performance énergétique du pétrole, son remplacement ne pourra certainement être organisé qu’autour d’une combinaison de solutions techniques permettant d’atteindre un niveau satisfaisant de « service ». Pour être viable, les solutions de remplacement devront être étudiées sur l’ensemble de la chaîne de production, qui devra être réalisée sans ou avec très peu de pétrole. Les pistes de solutions doivent être recherchées pour partie dans le passé mais surtout dans la création et dans l’invention pour répondre à l’originalité de la situationPaul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, Gallimard, 1ère édition 1931, 307 p., p. 14..

Les conséquences du changement climatique pour les ArméesDans ce domaine, l’observatoire Défense et climat créé en 2016 à l’initiative de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) offre un panorama complet des enjeux climatiques pour la Défense.

Le panel des conséquences du changement climatique est très large. Il comprend notamment : une baisse des rendements agricoles, une dégradation des écosystèmes, une hausse de la diversité des agents pathogènes, une acidification des océans, une hausse du niveau de l’océan, des vagues de chaleur, un changement de la circulation océanique, la fonte et la désagrégation des calottes arctique et antarctique, le relargage du carbone des sols (fonte du permafrost) ou encore l’intensification des phénomènes extrêmes.

Pour les Armées, les conséquences du changement climatique sont à la fois directes et indirectes. La France, avec ses outre-mer, ses forces de souveraineté, ses forces de présence et ses forces en opérations extérieures, est particulièrement exposée à tout le panel de ces conséquences du changement climatique. Les plus importantes concernent la pression sur les ressources naturelles, l’insécurité alimentaire et les évènements climatiques extrêmes. Les missions d’intervention ou de protection menées par les Armées devraient donc se multiplier face à des changements qui gagnent en fréquence et en intensité. De telles interventions au bénéfice de populations qui seraient confrontées à une crise climatique majeure ou à un évènement extrême sont déjà constatées, mais leur fréquence devrait augmenter. L’intervention aux Antilles suite au passage du cyclone Irma en 2017 en est un exemple récent. Des plans et des missions régulières existent déjà pour faire face à certaines catastrophesPar exemple, le plan NEPTUNE en cas de crue centennale de la Seine mais aussi les missions HEPHAISTOS en cas de feux de forêt et HARPIE pour lutter contre l’exploitation illégale d’or en Guyane. Les missions de la Marine nationale de protection des ressources naturelles (pêche illégale, pollution marine), de lutte contre les trafics et d’assistance aux navires en difficulté devraient s’intensifier. mais leur intensité et leur fréquence mobiliseront toujours davantage de moyens et de personnes et nécessiteront des savoir-faire rares aujourd’hui. Des unités emblématiques des Armées dans ce domaine sont, par exemple, les Unités d’instruction et d’intervention de la sécurité civile (UIISC), le 2ème régiment de dragons spécialisé dans les interventions « nucléaire, radiologique, biologique et chimique » et les unités logistiques qui assurent en cas de crise le déploiement du Centre de regroupement et d’évacuation de ressortissants (CRER).

La résilience des Armées doit donc se construire, entre autres, sur l’autonomie et la performance des équipements, sur l’adéquation qualitative et quantitative des équipements aux besoins prévisibles, sur la protection des infrastructures sur le territoire national aussi bien qu’en opérations ou encore sur la santé des soldats, l’ensemble devant reposer sur une réflexion large sur l’énergie.

Que faire ?

Préalable indispensable, le partage des constats ainsi que des mises en perspective historiques devront mener à très court terme à la construction d’une formation généralisée et progressive et à une réflexion de fond sur les opérations d’armement et la mobilité. Enfin, une meilleure exploitation des retours d’expérience des interventions sera cruciale pour étayer l’anticipation énergétique et climatique.

Connaissance et anticipation

Les idées reçues et fausses foisonnent sur les questions énergétiques et climatiques alors qu’elles sont avant tout des sujets de physique assez éloignés par nature de préoccupations partisanes. Sur ces enjeux, l’école, les médias et les personnalités politiques échouent à présenter simplement le sujet, et les citoyens renoncent à l’adage des Lumières : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement »Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, Nathan, Paris, 1999, p. 67.. Faire face aux défis énoncés précédemment nécessite de partager un socle commun de connaissances dans le domaine énergie-climat établi sur des évidences scientifiques. Au sein des Armées, la réflexion et la formation peuvent être mises en œuvre immédiatement avec tous les moyens pédagogiques déjà disponibles pour une mobilisation rapide et croissante des acteurs du ministère.

Un axe abordé dans les documents cités supra vise à approfondir la compréhension du problème et à accompagner par une réflexion théorique les autorités du ministère pour concevoir et mettre en œuvre des décisions. Il s’agit notamment de concevoir la « manœuvre future » face à l’énergie contrainte et à un réchauffement supérieur à deux degrés. Des acteurs du ministère traitent déjà de ces problématiques. Il s’agit notamment de la DGRIS à travers l’IRSEM, et de l’état-major des Armées (EMA) à travers le Bureau prévention, maîtrise des risques industriels et environnement (BPMRIE). De son côté, l’Union européenne (UE), à travers le Fonds européen de défense, cherche à financer des projets sur ces questions et développe dans le même temps des réflexions au sein de la coopération structurée permanente (CSP) lancée en décembre 2017Au sein de la CSP, la France est pilote du projet « fonction énergie opérationnelle », qui porte notamment des réflexions sur l’efficacité des camps déployables et la standardisation des batteries pour la mobilité opérationnelle.. L’OTAN, quant à elle, à travers son Centre d’excellence pour la sécurité énergétique (Vilnius), cherche à approfondir la réflexion autour de la transition énergétique des armées (gaz naturel liquéfié, hydrogène, carburant de synthèse, etc.). Ces questions semblent aujourd’hui insuffisamment relayées au sein des armées et ne font pas l’objet d’une appropriation même si la situation devrait évoluer à travers la création de la division énergie opérationnelle au sein de l’EMA.

Un deuxième axe consisterait à mettre en œuvre des mesures conservatoires et à effectuer des mises en perspectives historiques. Dans un souci de réversibilité, et compte tenu des enjeux, la préservation de compétences, de savoir-faire et de connaissances techniques « anciennes » dans le domaine de la Défense qui pourraient disparaître avec les générations qui passent apparaît indispensable à très court termeL’exemple d’EDF, qui a redécouvert comment construire une centrale nucléaire avec le chantier de l’EPR de Flamanville, illustre l’impossibilité de reconstruire des compétences sans concéder des coûts et des délais exorbitants. EDF n’avait en effet pas construit de centrale nucléaire du début des années 1990 à 2008.. Il ne s’agit pas ici d’être rétif à la technologie mais bien de faire preuve de prudence et de ne pas « insulter l’avenir »Une réflexion de cette nature ne s’inscrit pas dans une critique de l’innovation technologique ni dans une volonté de promouvoir un modèle low tech comme dénoncé dans Action terrestre future de l’État-major de l’armée de Terre (Paris, septembre 2016, p. 14) mais bien dans une démarche pragmatique de réversibilité à petite échelle.. Au-delà des actions classiques d’entretien des compétences des militaires en mode dégradé (orientation, cartographie papier, rusticité, survie, aguerrissement...), il s’agirait d’aller plus loin.

La première action recenserait les savoir-faire et connaissances spécifiques encore existants dans les Armées (section équestre militaire, transport par voie ferrée et par voie navigable, cryptage manuel de message, etc.) et dont il faudrait assurer la pérennité (infrastructures, ressources humaines, documentation technique, etc.). L’objectif serait bien de conserver dans les meilleures conditions un noyau capable de servir à reconstituer des unités plus importantes et d’établir des plans de remontée en puissance. En effet, la professionnalisation des Armées décidée en 1996 a entraÏné la disparition ou une réduction drastique de certaines compétences très spécialisées. Le transport par voie ferrée en est une illustration. Bien qu’il soit toujours pratiqué par l’armée française sur le territoire métropolitain et en EuropeAu sein du service militaire des chemins de fer (SMCF), la mise en œuvre de ces transports est dévolue au Centre des transports et transits de surface (CTTS) sous l’autorité de la commission centrale fer (CCF) du Centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA). Le transport par voie ferrée a représenté, en 2018, 31 % du transport de matériels roulants et 25 % du tonnage global transporté par les Armées., les compétences dans ce domaine sont peu nombreusesL’armée française a cependant su conserver une chaîne logistique complète dans ce domaine et a conservé un lien étroit avec la SNCF. et l’usage de ce moyen de transport à l’échelle européenne est contraint par des réglementations nationales et par des réalités physiques particulières. Par exemple, l’écartement des voies est différent entre les pays d’Europe de l’ouest et certains pays d’Europe de l’est (Etats baltes et Ukraine) et du sud (Espagne et Portugal). Cette différence rend nécessaires des ruptures de charges très contraignantes en termes de coût et de délai.

La deuxième action à envisager serait d’identifier puis d’interroger la pertinence de certaines technologies et de certains savoir-faire disparus qu’il pourrait être utile de réacquérir dans un contexte énergétique contraint. Une source d’inspiration pourrait être le chapitre 2 du rapport du Comité scientifique régional sur le changement climatique « Acclimaterra » de la Région Nouvelle AquitaineSous la direction d’Hervé Le Treut, Anticiper les changements climatiques en Nouvelle-Aquitaine, pour agir dans les territoires, 2018, 490 p.. Ce chapitre intitulé « Une mémoire pour une meilleure adaptation au changement climatique » rappelle que la France a déjà connu des situations perturbées et que nos anciens ont su y faire face. Retrouver ces « outils de résilience » et se les réapproprier pourrait être une mission du Service historique de la Défense, du Délégué au patrimoine de l’armée de Terre (DELPAT) ou encore des musées des Armées. Plusieurs exemples seraient à examiner : la fabrication du carburant de synthèse utilisé par l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondialeProcédé « Fischer-Tropsch », qui est également utilisé pour la fabrication des biocarburants., le recours aux pigeons voyageurs, le combat à pied du type « contre-guérilla » (commandos de chasse durant la guerre d’Algérie), les compagnies muletières (Première Guerre mondialeGrégor Marchal, Itinéraire d’un officier français du front d’Orient en Albanie, Éditions Verlhac, 2019, 360 p. Cet ouvrage retrace les missions d’un escadron du Train des équipages militaires sur le front d’Orient et souligne le rôle vital des ravitaillements par des compagnies muletières., Seconde Guerre mondialeLa bataille de Monte Cassino, en 1944, a vu s’illustrer, dans un environnement géographiquement très contraint, les goumiers du général Guillaume ainsi que leurs trains muletiers au sein des groupements de tabors marocains., guerre d’Algérie), les compagnies à vélos (Suisse), les motocyclistes (liaisons 2e guerre mondiale). Sur ce dernier point, le choix actuel des armées de recourir, dans certaines circonstances opérationnelles, à des véhicules terrestres dotés d’une motorisation et d’une protection légères au bénéfice de la mobilité et de systèmes d’informations opérationnelle et de communications très performants est à noterL’apparition de l’usage de quads, de véhicules légers deux places (side by side vehicles) et de 4x4 non protégés en est un exemple..

La troisième action consisterait à identifier les faiblesses d’une armée contrainte en carburant, et en énergie de manière générale, et les besoins de compensation associés. Il s’agirait, dans une démarche d’analyse des risques, d’identifier, de caractériser, de suivre et de mettre en place des parades et des actions d’atténuation. Par exemple, si un risque est identifié sur les approvisionnements en carburant d’une zone d’opérations, et donc sur la mobilité tactique, une parade envisageable, outre l’augmentation des stocks, serait de prévoir la mise en place de groupes muletiers qui devrait s’accompagner d’éléments de soutien (approvisionnement en mules, mise en place d’un soutien vétérinaire, etc.). Des actions plus prospectives peuvent constituer une parade à un risque. Face au risque cyclonique qui s’accroît dans les DOM-COM, la DGRIS a lancé en 2017 l’expérimentation « Barge rousse ». Ce projet consistait à observer avec précision le comportement d’oiseaux migrateurs transpacifiques capables d’anticiper la formation des cyclonesVoir « ‘Barge rousse’, un projet scientifique inédit, 7 avril 2017 », site du ministère des Armées..

Formation et armement

Il s’agit ensuite de faire connaître ces problématiques en formant les jeunes sur les questions climatiques et énergétiques car ce sont eux qui vont devoir affronter la nouvelle situation énergétique et climatique. Le service militaire volontaire (SMV), le service militaire adapté (SMA) et le service national universel (SNU)Le SNU intègre un volet « développement durable et transition écologique ». dépendant en partie du ministère des Armées, ils pourraient être une opportunité pour former les jeunes générations et utiliser cette main d’œuvre pour réaliser des actions concrètes adaptées aux situations locales. De leur côté, les lycées du ministère intègreront les cours prévus sur ces questions dans les nouveaux programmes dès 2020 comme l’ensemble des établissements français.

La formation initiale des officiers pourrait intégrer les questions énergie-climat ainsi que les conséquences opérationnelles du changement climatique en trois temps. Une première sensibilisation pourrait intervenir annuellement lors du séminaire interarmées des grandes écoles militaires (SIGEM). Une formation plus complète pourrait ensuite être intégrée dans le tronc commun de l’un des semestres de formation académique des écoles de formation initiale des officiers en prenant exemple sur le module d’enseignement dispensé par Jean-Marc Jancovici à Mines ParisTech en 20 heures de sensibilisation à la problématique énergie-climat. Enfin, les volets opérationnels liés aux conséquences du changement climatique dans les dix prochaines années, c’est-à-dire lors de la première partie de carrière des officiers, pourraient compléter cette formation initiale.

La formation des officiers lors des scolarités de milieu de carrière devrait intégrer une sensibilisation significative aux questions énergie-climat et une formation sur les conséquences du changement climatique pour les ArméesPour l’armée de Terre, les scolarités du diplôme d’état-major, du diplôme technique ainsi que l’année de l’École de guerre Terre pourraient intégrer ces questions.. Cette formation pourrait également ajouter, par rapport à la formation initiale, la question des réductions d’émissions de GES et l’anticipation des contraintes sur les énergies fossiles. Pour les officiers effectuant certaines scolarités dans les domaines « logistique » ou « systèmes d’armes », une formation à l’éco-conception pourrait compléter l’ensembleL’intégration des aspects environnementaux dans la conception et le développement de produit peut être appelée éco-conception. La référence en la matière est la norme ISO 14062 qui décrit les concepts et les pratiques ayant trait à l’intégration des aspects environnementaux dans la conception et le développement de produits ou services..

 « Tuer sans être tué : voilà toute la technologie de la guerre »Françoise Thibaut, Cahiers de la pensée mili-Terre, n° 47, 2ème trimestre 2017, p. 6.. Les opérations d’armement constituent un domaine qui est en interaction avec les trois objectifs identifiés supra, à savoir la compréhension du changement climatique pour l’anticipation de ses conséquences, la réduction des émissions de GES, l’anticipation de la raréfaction du pétrole. Le premier constat dans le domaine des opérations d’armement concerne les équipements militaires en France. Le modèle d’Armées est en train d’être construit pour les quarante prochaines années sur la base d’équipements consommant davantage d’énergie que la génération précédente« L’arrivée des nouveaux systèmes énergivores se traduit par une augmentation des besoins en carburants pour les matériels terrestres (environ 30 %) et une électro-dépendance croissante (Scorpion, A400M et Rafale) » (Stratégie énergétique de défense, Rapport du groupe de travail énergie, 2020). >Il y a ici un « effet SUV » identique à celui constaté dans le parc de véhicules civils. Par exemple, pour la gamme des Peugeot 308 et 3008 essence, une Peugeot 3008 pèse 10 % de plus et consomme 20 % de plus qu’une Peugeot 308. Au final, avec un réservoir identique (53 litres pour les deux véhicules), l’autonomie baisse et la fréquence de ravitaillement augmente. Le service rendu est donc moins bon.. Cette surconsommation est logique compte tenu des performances exigées. Cependant, cette évolution implique davantage de dépendance énergétique et d’empreinte logistique alors que pour l’armée de Terre, la « frugalité énergétique » est préconiséeAction terrestre future de l’État-major de l’armée de Terre, Paris, septembre 2016, p. 44. et que la dépendance énergétique constitue un talon d’Achille opérationnel. Le second constat concerne l’opportunité des études en cours sur les futurs équipements majeurs. En effet, ces études pourraient prendre en compte les derniers progrès en matière de réflexion énergie-climat. Il s’agit des programmes structurants des trois armées : le Main Ground Combat System (MGCS), le porte-avions nouvelle génération (PA NG) et le Système de Combat Aérien du Futur (SCAF)À l’exception du PA NG, les deux autres programmes sont des programmes multinationaux, qui doivent intégrer des contraintes différentes par pays, ce qui pourrait impliquer des renonciations dans ce domaine au nom de la coopération européenne.. Le défi majeur est de discerner, dans l’intégration du progrès technologique dans ces plateformes, le progrès « utile » du progrès « accessoire ». Le progrès utile doit être préservé en définissant au cas par cas un équilibre réaliste entre les besoins spécifiques des Armées et l’enjeu énergie-climat. À titre d’illustration, il est possible de s’interroger sur l’utilité d’intégrer dans les véhicules militaires les mêmes niveaux d’assistance électronique à la conduiteAdvanced driver-assistance systems (ADAS). que dans des véhicules civils. Même si ces systèmes apportent une plus-value ponctuelle, ils engendreront également des difficultés de fiabilité, de maintenance et de consommation d’énergie des véhicules. Les tendances industrielles civiles doivent être suivies avec attention sans pour autant engendrer des besoins artificiels dans le monde militaire.

Trois domaines constituent des enjeux majeurs pour les opérations d’armement.

En premier lieu, la conception des opérations d’armement ne s’appuie pas suffisamment sur l’éco-conception. En effet, la Direction générale de l’armement (DGA) a initié depuis 2008 une démarche de réflexion et d’actions pour l’éco-conception des opérations d’armementCette démarche est à présent spécifiée dans le guide provisoire d’application de l’instruction sur le déroulement des opérations d’armement (IM 1618) signé en février 2019.. Cette démarche mériterait d’être encore développée et mieux connue afin d’intervenir le plus en amont possible. Ce processus consiste à limiter l’impact environnemental des équipements militaires durant leur cycle de vie, tout en veillant à la meilleure adéquation possible entre performances opérationnelles et efficacité environnementale. Les sujets couverts sont notamment les économies d’énergie, les substances dangereuses et le démantèlement. Plus particulièrement, certains processus techniques de conception au sein des processus d’ingénierie systèmeStratégie de conception face à une complexité croissante des projets et des produits. pourraient être revus afin d’intégrer les grands thèmes de l’éco-conception. Les processus visés sont notamment l’analyse fonctionnelle, l’analyse de la valeur et l’analyse des risques. Une coopération plus poussée entre la DGA, les Armées et des écoles et des universités civilesÉcole polytechnique, École nationale supérieure de techniques avancées (ENSTA), Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-SupAéro), CentraleSupélec, Université Paris-Saclay. pourrait rapidement produire des effets en termes d’ingénierie système. Pour accompagner cette démarche, le soutien à la recherche et développement et aux innovations duales est un levier d’action supplémentaire. Dans ce domaine, l’Agence innovation défense (AID), le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ainsi que l’IFP Énergies nouvelles (IFPEN) sont des interlocuteurs naturels pour les Armées.

L’objectif à atteindre est bien la réduction de la consommation d’énergie, et de matières premières de manière générale, de l’équipement ou de la plateforme lors de son utilisation mais aussi lors de chaque phase de son cycle de vie (conception, fabrication, transport, utilisation, maintenance, démantèlement). Il est en effet paradoxal qu’en 2020 une plateforme consomme plus d’énergie que la génération précédente alors que les progrès technologiques devraient permettre l’inverse. De ce fait, les Armées devraient réexaminer, au sein du triptyque protection – mobilité – puissance de feuCe triptyque dépend avant tout des menaces à affronter. La menace étant par définition incertaine, il ne s’agit pas de dégrader les performances mais bien de les optimiser par le recours à l’innovation et, lorsque cela n’est pas possible, par des choix au sein des performances., le facteur « mobilité » à l’aune des défis énergie-climat avec pour objectif, lorsque cela est possible, l’efficacité énergétique. Une fois les objectifs bien définis par les Armées, l’AID, la DGA et les industriels sauront être les interlocuteurs apportant les solutions techniques spécifiques à ces questionsLes progrès, déjà considérables, dans le domaine des MPEM (matériaux, énergie, propulsion, mécanique) doivent continuer à être recherchés mais ne semblent pas constituer une solution à court ou moyen terme pour les Armées compte tenu de l’inertie des opérations d’armement, sans compter le coût des technologies de pointe..

Face à ces difficultés, il conviendrait donc avant tout de se réinterroger sur la masse, le nombre et la consommation énergétique des systèmes embarqués (brouilleurs, assistances électroniques, systèmes d’information opérationnelle et de communication, etc.). Dans ce domaine, le discernement doit prévaloir entre les systèmes parfaitement adaptés au profil d’emploi principal de la plateforme étudiée et les systèmes « annexes » à faible valeur ajoutée pour l’utilisateurDans un contexte de contrainte budgétaire exacerbée et de retour probable de combats de haute intensité. qui peuvent constituer un handicap, notamment pour la logistiqueEn termes de fiabilité, de maintenance ou d’approvisionnement..

Au sein des opérations d’armement, même si de manière générale, les spécifications techniques prennent déjà en compte des spectres très larges d’utilisation, il serait pertinent d’approfondir la prise en compte du changement climatique et notamment la dégradation des performances du matériel liée aux modification physico-chimiques des milieux (air et mer) et aux phénomènes météorologiques extrêmes. À titre d’illustration, la hausse locale des températures dégrade les conditions de captage et de production d’eau potable, des évènements extrêmes (pluie, vent) menacent l’étanchéité des plateformes, la résistance des antennes, les conditions de vol des drones, des hélicoptères, les capacités de franchissement d’obstacles, le stockage et l’entretien des matériels sensibles (munitions, carburants, piles), l’efficacité de l’optronique…

En deuxième lieu, la motorisation (thermique, électrique, hybride, hybride rechargeable, etc.) est un domaine qui contribue à la transition énergétique entre le pétrole et les nouvelles solutions. La première préoccupation devrait être la réduction de la consommation des moteurs thermiques. La seconde préoccupation devrait être la recherche d’alternatives au moteur thermique. Concernant l’électrification des véhicules, force est de constater que cette solution comporte aujourd’hui de nombreuses limites, notamment logistiques, qui ne rendent pas cette solution viable à court terme. En effet, la contrainte du rechargement des batteries en métropole, outre-mer, en entraînement et en OPEX, et donc de la production électrique, se pose. L’utilisation de groupes électrogènes qui fonctionnent au carburant ou le recours à des panneaux solaires ou à des éoliennes ne semblent pouvoir constituer qu’un complément ponctuelDans ce domaine, des solutions existent déjà, comme, par exemple, des systèmes de chargeurs solaires ou encore des systèmes pour la production et la gestion d’énergie de forte puissance (batteries lithium-ion). . Les besoins induits sur la chaîne logistique de l’électricité – de la formation des maintenanciers et des utilisateurs au ravitaillement électrique mobile (camions « batterie » de ravitaillement électrique) – sont cruciaux. Sans compter la masse des systèmes électriques embarqués (moteur, batteries, etc.) et la difficulté d’une utilisation dans les pays froids, qui réduit l’autonomie des batteries. Enfin, quels approvisionnements en matières premières pour la fabrication des systèmes électriques (moteur, batteries, ordinateur de bord, etc.) ? Ces difficultés ne doivent cependant pas empêcher de suivre les progrès en cours et les initiatives lancées par d’autres pays, dont les États-Unis. Ces derniers développent par exemple un moteur électrique sans terres rares dont la Défense sera sans doute un utilisateur privilégié. Une autre piste de réflexion pourrait être l’utilisation des compétences françaises en matière de production électrique nucléaire à l’aide de petites unités (propulsion des sous-marins nucléaires et du porte-avions Charles de Gaulle) pour étudier un concept de centrale nucléaire tactique projetable à l’instar des développements en cours aux États-Unis au sein du Département de la DéfenseLe bureau des capacités stratégiques a lancé en mars 2020 un projet de réacteur nucléaire mobile, nommé projet « Pele », du nom de la déesse hawaïenne de la création et du feu, pour faire face à une triple problématique : le besoin croissant en énergie, le problème d’intermittence des sources d’énergie alternatives et la dépendance aux convois terrestres, qui ont causé 52 % des pertes américaines en Irak et en Afghanistan. Ce projet est mené en partenariat avec le Département de l’Energie, la commission de réglementation nucléaire et l’arme du Génie de l’armée américaine (voir : https://www.cto.mil/pele_eis/ et https://breakingdefense.com/2020/04/new-triso-nuclear-mini-reactors-will-be-safe-program-manager/. Les compétences du CEA dans ce domaine pourraient être mobilisées.

En dernier lieu, la transition énergétique en cours oblige à s’interroger sur la question du carburant et des ingrédients. Le Service des essences des Armées (SEA) étudie des solutions palliatives au pétrole, dont les biocarburantsUn biocarburant est un carburant créé à partir de la transformation de matériaux organiques non fossiles issus des matières végétales. Sa densité énergétique est inférieure à celle d’un carburant classique, ce qui explique la nécessité de mélanger le biocarburant avec du carburant issu du pétrole.. Cette solution, qui est d’ores et déjà maîtrisée, ne peut cependant être qu’une solution d’appoint pour les Armées. En effet, pour l’instant, les biocarburants de première génération mettent en concurrence les cultures pour l’alimentation humaine et les cultures à transformer en carburant dans un contexte défavorable d’assèchement des pays du pourtour méditerranéen et de baisse des rendements agricolesJean-François Soussana, colloque de l’Académie des Sciences, Face au changement climatique, le champ des possibles, 28 et 29 janvier 2020. Il précise qu’il ne serait pas raisonnable de consacrer des terres agricoles à du biocarburant dans un contexte à venir d’insécurité alimentaire, accentué par un scénario de population mondiale élevée (environ 10 milliards en 2050). Il donne également l’exemple de la France en 2016, qui a connu une baisse de 30 % du rendement du blé.. Sans oublier que l’agriculture aujourd’hui fonctionne essentiellement grâce au carburant fossile. De leur côté, les biocarburants de deuxième génération (obtenus à partir de bois, feuilles, tiges de plantes et déchets) et de troisième génération (obtenus à partir de micro-organismes tels que les micro-algues) ne sont pas suffisamment matures pour constituer une alternative performante à court terme. D’autres solutions sont à l’étude, notamment le gaz naturel liquéfié (GNL), l’hydrogène ou encore le carburant de synthèse. Néanmoins, l’ensemble de ces solutions techniques comportent toutes des limites en termes de rapport entre l’énergie nécessaire pour obtenir le « carburant » et l’énergie récupérée pour une utilisation dans des plateformes, sans parler des aspects sécuritaires liés aux risques d’explosion (GNL, hydrogène). C’est probablement ce qui incite l’armée américaine à préparer la conversion à l’énergie électrique de l’essentiel de la flotte de véhicules terrestres de l’US Army pour 2027Observatoire Défense et climat, Bulletin de veille stratégique et opérationnelle n° 12, octobre-novembre 2018 : « Army Times revient sur l’objectif poursuivi au Tank Automotive Research Development and Engineering Center (TARDEC) de préparer la conversion électrique à l’énergie électrique de l’essentiel de la flotte de véhicules terrestres de l’US Army pour 2027 ».. Dans tous les cas, il conviendrait d’associer systématiquement en amont des programmes d’armement et d’achat sur étagère la Direction Centrale du SEA, qui détient l’expertise pour les ArméesLe SEA détient aujourd’hui l’expertise pétrolière et pourrait demain détenir l’expertise de la mobilité électrique., et éventuellement le CEA, qui acquiert des compétences dans le domaine des énergies alternatives. Enfin, compte tenu de la valeur stratégique croissante du pétrole, les annonces récentes du groupe TotalEn mai dernier, Patrick Pouyanné, le PDG de Total, a annoncé qu’à l’horizon 2050, le pétrole ne représentera que 20 % des activités du groupe (40 % d’électricité, 40 % de gaz) contre 55 % aujourd’hui (40 % de gaz et 5 % d’électricité). pourraient faire l’objet d’un suivi attentif et d’un partenariat afin de conserver un volume suffisant de compétences et de moyens nationaux dans le domaine pétrolier pour assurer le plus longtemps possible l’indépendance nationale en termes de stockage, de transport, de distribution et de transformation pétrolière.

Intervention et retour d’expérience

« Malgré les vœux régulièrement scandés, l’empreinte logistique des armées modernes ne cesse d’augmenter à mesure du développement technologique. Le combat moderne incorpore toujours plus de logistique »Olivier Kempf, La logistique, une fonction opérationnelle oubliée, L’Harmattan, 2012, Paris, 182 p., p. 17.

Les interventions extérieures des Armées représentent une masse d’expérience qui pourrait venir alimenter le domaine « connaissance et anticipation ». Les retours d’expérience (RETEX) méritent d’être davantage mis en cohérence dans le temps long à l’aune des questions « énergie-climat » et davantage exploités et connus. Les RETEX des forces françaises en opérations montrent que les interventions militaires extérieures menées par la France depuis trente ans se caractérisent toutes par des difficultés logistiques (acheminements stratégiques, maintenance, approvisionnements pétroliers, dépendance à l’externalisation, soutien sanitaire) et de communications (systèmes d’information opérationnelle et de communication, systèmes d’information logistique). Les deux ayant comme point commun une complexité, un coût et un besoin énergétique croissants. À ce jour, ces difficultés n’ont pas mené à des « défaites » car elles ont été compensées par la capacité d’adaptation des forces, par la complémentarité de nos alliés et par la relative faiblesse de l’ennemi. Talon d’Achille des armées en opérations, le ravitaillement en carburant illustre aujourd’hui une problématique insuffisamment prise en compte. Talon d’Achille car le manque de carburant restreint les capacités tactiques et opératives et augmente notre dépendance stratégique à l’externalisation. Les signaux faibles se multiplient sur la fragilité de notre système « carburant » : croissance des besoins en carburant par la diffusion d’équipements toujours plus consommateurs, difficultés chroniques des ravitaillements pétroliers, dépendance croissante à l’externalisation pour les transports de carburants, manœuvres tactiques et opératives contraintes par la disponibilité en carburant, contamination régulière du carburant (algues et bactéries).

Ces difficultés posent la question de fond du besoin croissant en énergie des équipements utilisés par les Armées. Il s’agit donc d’un problème qui est directement lié aux programmes d’armement, aux besoins exprimés par les forces et aux solutions proposées par l’industrie de défense. Dans ce domaine, un état des lieux des opérations d’armement en cours devrait être fait pour prendre en compte dès à présent la contrainte énergétique et revoir au cas par cas les plans d’équipements. Cette réflexion doit s’accompagner d’une réflexion plus large sur la « mobilité » (technique, tactique, opérative et stratégique). En effet, depuis plus d’un siècle, le facteur « mobilité » n’est vu qu’à travers les capacités offertes par les moteurs thermiques et par la propulsion nucléaire.

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Le contexte de grande incertitude qui se développe à tous les niveaux (énergétique, climatique, économique, social, etc.) oblige les Armées à poursuivre leurs efforts d’adaptation mais aussi à aller au-delà. Ainsi, prévoir dès à présent des alternatives crédibles au tout-pétrole et au tout-technologique paraît indispensable pour faire face aux surprises stratégiques à venir. Les propos ci-dessus visent à attirer l’attention de manière concrète sur la place que peut prendre une réflexion approfondie sur les questions énergie-climat et leurs conséquences à court terme pour les Armées. Il s’agit de préférer l’anticipation à la réaction, la planification à la conduite. 

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