La crise du Covid-19, les leçons du cas italien

Alors que les vallées de la Lombardie vivent au rythme des sirènes des ambulances et du glas incessant des églises, il est important d’analyser la tragédie italienne.

L’épidémie du Covid-19, qui impacte violemment l’Europe après avoir bloqué la Chine, a connu une forte expansion tout d’abord en Italie, avec environ une dizaine de jours d’anticipation par rapport au cas français, si l’on se base sur le nombre de décès, alors que les statistiques relatives aux nombres de cas sont soumises aux aléas des politiques de test, plus ou moins restrictives selon les pays. La situation sanitaire de l’Italie, la gestion de la crise, ses effets secondaires mais également les perspectives de sortie de crise de l’Italie sont significatives à plus d’un titre, car elles représentent la première réponse de la part d’un Etat membre de l’Union européenne (UE).

Evaluation sanitaire et choix de société

L’épidémie de Covid-19 doit être distinguée d’autres épidémies récentes car sa rapidité de contagion et ses conséquences entrainent des scénarios de rupture globale des systèmes de santé. Elle fait peser une menace vitale directe sur une partie de la population, ce qui nécessite la mise en œuvre de thérapies d’urgence lourdes, avec recours à l’assistance respiratoire, qui peuvent rapidement mettre en crise les structures hospitalières qui manquent de ressources humaines et techniques pour faire face à une multiplication des cas. Cette rupture dans la continuité des services hospitaliers peut engendrer une rupture globale pour la société et peut donc porter à une paralysie. Ce paradigme a d’abord été constaté en Chine mais le manque de transparence de l’Etat chinois a rendu assez illisible l’analyse de la dynamique de la crise pour les observateurs occidentaux, malgré les nombreux signaux d’alarme. Le cas italien est différent, car il offre un exemple de réaction dans une société démocratique et industriellement avancée, avec une grande transparence des informationsOn verra en particulier le point de presse journalier organisé par la Protection Civile Italienne pour communiquer l’ensemble des informations relatives à la crise du Covid-19 (http://www.protezionecivile.gov.it/)..

Le premier aspect qui doit être souligné lorsque l’on regarde l’Italie est celui du choix d’une solution qui vise à protéger au maximum la population. Dans le contexte italien, il est apparu rapidement qu’une approche que nous pourrions qualifier de « cynique », celle qui accepterait la mortalité induite comme une fatalité inéluctable pour pouvoir laisser agir le phénomène « naturel » de l’immunité de masse après avoir payé un lourd écot de décès, a été dès le départ rejetée au bénéfice d’une volonté de protection maximale de l’ensemble de la sociétéhttps://tg24.sky.it/salute-e-benessere/2020/03/18/coronavirus-risposte…. Derrière ce choix, banal en apparence, se cachent des considérations éthiques, une certaine conception de l’individu et de la société que nous allons d’ailleurs retrouver rapidement aussi bien en France qu’en Espagne dans le contexte de la crise du Covid-19. Et c’est au nom de cette éthique, bien souvent en Italie une morale catholique, qu’il apparait comme inconcevable de sacrifier une partie de la population, même âgée et faible, et que donc la faiblesse des capacités hospitalières pose problème car elle ne permet pas de donner leur chance à tous les malades pendant le traitement des vagues d’épidémie de Covid-19. Ces aspects ont été particulièrement illustrés par les cas de foyers de contagion dans le Nord de l’Italie et les réactions des structures sanitaires locales, en Lombardie ou en Vénétie. Et il faut également relever combien les informations en provenance du Nord de l’Italie ont suscité la préoccupation dans le contexte français, les correspondants français en Italie publiant le 12 mars une tribune pour lancer l’alerte en déclarant que «la France doit tirer les leçons de l’expérience italienne »« Coronavirus : le cri d'alarme des journalistes français en Italie », Challenges.fr, 12 mars 2020, page consultée le 13 mars à l’adresse https://www.challenges.fr/tribunes/coronavirus-le-cri-d-alarme-des-jour….

La crise sanitaire, facteur déclenchant pour une crise multisectorielle et donc systémique

Le 9 mars 2020, des révoltes ont éclaté dans les prisons italiennes à la suite de l’interdiction des visites externes dans le cadre des mesures de prophylaxie liées à l’épidémie, rébellions qui vont entraîner 11 morts et une spectaculaire tentative d’évasion de masse dans la prison de FoggiaSara Delabella, «”Un detenuto infetto può causare una strage”: le carceri sovraffollate in rivolta e il coronavirus », L’Espresso, 10 mars 2020, page consultée le 11 mars 2020 à l’adresse https://espresso.repubblica.it/plus/articoli/2020/03/10/news/la-carceri…. La surpopulation des prisons apparaît comme une des causes de ces révoltes, mais la justice va également rapidement formuler l’hypothèse d’une coordination criminelle qui viserait à une forme de déstabilisation du système pénitentiaire dans son ensembleFilippo Santigliano, « Carceri in rivolta Foggia, caccia aperta a 19 evasi dalla prigione; I casi in Puglia e basilicata Tra i fuggitivi ci sono esponenti dei feroci clan garganici », La gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 2020.. Cet exemple, qui va d’ailleurs se reproduire une dizaine de jours plus tard dans le contexte français, illustre la dynamique de crise de sécurité que représente la crise épidémique. Cette crise a trop souvent été analysée comme une « simple » crise de santé, puis a ensuite donné lieu à une série d’analyses en tant que crise économique. Le cas italien illustre combien nous nous trouvons face à une crise systémique qui peut provoquer des ruptures sectorielles potentielles susceptibles d’entraîner une remise en cause de la continuité sociétale dans son ensemble. Le scénario des prisons frappe les esprits car il peut provoquer une déstabilisation de l’ordre public. D’autres scénarios de rupture de réseaux humains critiques (logistique, industrie, production d’énergie) ou de rébellions locales face à l’imposition des mesures restrictives peuvent être envisagés dans le contexte de cette crise. Il convient ici de souligner que les réflexions européennes en matière de sécurité au cours du XXIème siècle ont souvent analysé les ruptures d’infrastructures critiques comme menaces principales. La crise du Covid-19 offre une variante à ces scénarios : tout d’abord c’est un événement « naturel », et non un acte criminel ou terroriste, qui est à l’origine de la crise ; ensuite ce sont les réseaux humains qui apparaissent menacés, et non pas les infrastructures technologiques (comme les réseaux d’information).

La communication de crise, une volonté de ne pas alimenter la panique qui pose ensuite problème ?

Dans le contexte italien, différentes phases de la crise et de sa perception doivent être distinguées. En janvier, le Covid-19 était présenté comme un « virus chinois » et les préoccupations tournaient essentiellement autour de la présence chinoise en Italie et des conséquences de l’épidémie en Chine sur les touristes chinois, sur les communautés chinoises en Italie et sur les Italiens présents en Chine. C’est cette analyse qui motivera la mise en place des « cordons sanitaires » dans les aéroports« Il cordone sanitario italiano reggerà », L’Arena, 27 janvier 2020.. Les experts et les pouvoirs publics se veulent rassurant, le problème et sa perception sont cantonnés à la Chine. Lors de la phase suivante, celle de la première moitié du mois de février, les « cas chinois » apparaissent en Italie – ceux de touristes chinois ou bien d’Italiens malades rapatriés, ce qui suscite une certaine préoccupation mais également des manifestations racistes à l’égard des Chinois« Rogo nel magazzino, l’ombra dell’intolleranza », L’Unione Sarda, 10 février 2020.. C’est à partir du 21 février que ces perceptions vont basculer. A ce moment-là, un homme de 38 ans résidant à Codogno, province de Lodi en Lombardie, va être contrôlé positif au CoronavirusAlessandra Corica, Oriana Liso, Mauro Rancati, « Coronavirus, primi tre contagi in Italia : 38enne, sua moglie e un amico in terapia intensiva. La donna è un'insegnante », larepubblica.it, 21 février 2020., alors qu’il n’avait pas eu de contacts directs avec le foyer chinois (on formulera plus tard l’hypothèse d’une contagion provenant de Munich en Allemagne qui serait l’origine du foyer Lombard« Il viaggio del “paziente zero” tedesco “Da Monaco tra il 25 e il 26 di gennaio” », Avvenire, 12 mars 2020.). Cette contamination autochtone va provoquer une grande attention médiatique que les différents responsables politiques vont chercher à canaliser pour ne pas susciter la panique : le Parti Démocrate Milanais lance le 27 février le slogan « #milano non si ferma », tout de suite repris sur les réseaux sociaux par le maire de Milan Giuseppe Sala« Coronavirus: Sala pubblica spot su Fb, 'Milano non si ferma” », Ansa, 27 février 2020., alors que le chef du gouvernement, Giuseppe Conte, invitait la télévision d’Etat, la Rai, à la modérationGiovanni Valentini, « La paura del virus fa più danni dell’epidemia », Il Fatto Quotidiano, 28 février 2020.. A partir de ce moment-là, il convient d’afficher son volontarisme à tous les niveaux et d’éviter à tout prix que la confiance dans l’économie milanaise faiblisse, ce alors qu’en Lombardie, en Emilie-Romagne et, dans une moindre mesure, dans la Vénétie se développent d’importants foyers épidémiques. Cette frénésie milanaise, scandée par les apéritifs et les sorties au ski, ne se conclura que le soir du samedi 7 mars lors de la mise en place des mesures de confinement en Lombardie« Coronavirus: Gallera, troppa gente in bar e impianti sci », Agenzia Giornalistica Italiana, 7 mars 2020., restrictions qui seront ensuite étendues à l’ensemble de l’Italie le 11 mars. Entre le 7 et le 11 mars, l’Italie va basculer d’une communication qui se voulait rassurante à une communication de crise soulignant les dangers. Les atermoiements des responsables politiques, en particulier ceux du Nord, qui appelaient tous fin février à une poursuite des activités pour ensuite se retrouver face à une situation difficilement contrôlable ont créé une dissonance très forte au sein du public, entre perception de l’alarme et volonté de minimiser, d’une manière assez comparable aux hésitations françaises pour la tenue du premier tour des élections municipales. Il faut rappeler par ailleurs que la journée du 7 mars a été une véritable bérézina du point de vue de l’action publique et de la communication : le gouvernement négociait avec les régions du Nord un décret de restriction des mouvements, et ce décret avait entretemps fuité dans la presse, provoquant un effet de fuite massive de Milanais qui se sont empressés de quitter la ville, avec un risque important d’exportation de la contagion dans le Sud de l’Italie. Cet exemple est également révélateur du rôle des régions dans une architecture institutionnelle italienne quasi-fédérale, avec une compétence presque totale en matière de santé – des prérogatives que le gouvernement a du mal à ramener à une unité d’action, même en temps de crise.

La question du traitement institutionnel de la crise et de la suspension des libertés publiques

Dans une première phase de l’épidémie, celle qui précède la période du 7-11 mars, le système italien est apparu divisé. En particulier les compétences partagées entre gouvernement et régions en matière de santé publique ont produit de nombreuses tractations et parfois des différences de traitement d’une région à l’autre qui se sont avérées ensuite contre-productives dans le cadre de la lutte contre l’expansion de l’épidémie. Il faut ici rappeler que la Constitution italienne a été élaborée dans la période de l’après-Seconde Guerre mondiale, avec l’objectif d’éviter toute dérive dictatoriale et tout retour d’un homme fort qui puisse prendre le pouvoir comme l’avait fait Benito Mussolini. Cette Constitution très démocratique, comparable à celle de la IVème République française, met le Parlement au centre de la vie politique et ne définit que de façon limitée un régime de pouvoirs exceptionnels. L’article 78 de la Constitution permet au Parlement, par un vote, de conférer au gouvernement des pouvoirs exceptionnels en cas de guerre. Cette procédure n’a jamais été utilisée, et les Italiens semblent hésitants à enclencher ce mécanisme qui porterait à définir la situation actuelle comme une « guerre »Marco Damilano, « Una nuova resistenza », L’Espresso, 15 mars 2020.. De plus, il faut souligner que le Président de la République a un rôle de garant : il est un acteur important de la vie institutionnelle et de la formation des gouvernements mais il n’a pas de rôle exécutif et aucun pouvoir spécial en temps de crise. Face à la crise, les analystes invoquent souvent un besoin d’efficacité qui passerait par une unité de commandement, ce qui plaiderait en défaveur du système italien. Mais il faut cependant relever qu’après quelques ratés à l’allumage, à partir du 11 mars le système italien s’est mis en marche, avec une politique nationale restrictive en matière de contacts et de déplacements ainsi qu’une organisation des secours.

La grande capacité du modèle de réaction collective face à la crise et le rôle de la protection civile

L’Italie a une grande expertise dans la gestion des crises. C’est en particulier dû aux risques sismiques et hydrologiques qui touchent de façon importante le territoire italien. La dernière catastrophe en date, le séisme de l’Aquila en 2009, a une fois de plus illustré les capacités d’organisation et de mobilisation du système de secours italien. Au centre de ce système on trouve le Département de la Protection Civile, qui dépend directement du cabinet du Président du Conseil des Ministres (le chef du gouvernement)http://www.protezionecivile.gov.it. Cette structure est dotée d’un PC de commandement (la « salle situation Italie ») qui permet une coordination interministérielle large des ressources nécessaires. La structure nationale, fixe, peut également compter sur un réseau capillaire de volontaires organisés en comités locaux. Il s’agit d’un exemple remarquable de structure mixte, encadrée dans l’administration nationale et régionale mais pouvant également activer un réseau de volontaires sur une base locale. Dans le cadre de la crise du Covid-19, c’est la protection civile qui est à la manœuvre. Cette structure mixte peut également coordonner les efforts d’autres partenaires (Pompiers, Ministère de la Défense) avec la primauté que lui donne son statut de département dépendant directement du cabinet du chef du gouvernement. Une autre des spécificités de la capacité de réponse du système italien tient à la flexibilité dans la coordination entre initiatives publiques et privées.

Il faut relever que dès le 5 février, c’est par le biais de la Protection Civile que va être institué un Comité technico-scientifique d’évaluation de la crise du Covid-19. Ce comité sera ensuite renforcé par la nomination, le 24 février, de Walter Ricciardi, spécialiste reconnu de Santé Publique qui va assurer la coordination internationale« Coronavirus: Speranza nomina Ricciardi suo consigliere », ANSA, 24 février 2020.. L’évaluation scientifique et technique va jouer un grand rôle dans les phases successives de la gestion italienne. La coalition parlementaire qui soutient l’actuel gouvernement italien est plutôt faible car elle se base sur l’alliance entre le Parti Démocrate et le Mouvement 5 Etoiles, deux formations qui s’opposaient il y a encore quelques mois. Dans ce contexte de difficulté politique, la compétence technique et scientifique revêt une importance accrue.

Enfin, il faut souligner la relative facilité avec laquelle les Italiens emploient l’ensemble des forces de l’ordre pour la mise en place des mesures définies, ainsi que pour s’assurer du respect des interdictions et des sanctions. Si cet aspect peut apparaître anodin pour les forces de police (Carabiniers et Police), il est plus remarquable en ce qui concerne les forces armées. L’armée italienne est depuis longtemps employée dans des rôles de maintien de l’ordre interne. Déjà, dans les années 1990, elle fut utilisée en Sicile dans la lutte contre la criminalité organisée. A partir de 2008, l’armée a été déployée de façon permanente sur le territoire en soutien des opérations de police dans le cadre de l’opération Strade Sicure. La croissance de l’emploi des militaires dans le cas des opérations de maintien de l’ordre relatives à la crise du Covid-19 découle donc de cette phase précédente et ne revêt pas un caractère exceptionnel. Il faut également relever que l’armée italienne a développé un important savoir-faire pour l’action civilo-militaire, en multipliant les missions d’emplois hybrides lors des opérations extérieures. Ce glissement « naturel » vers un emploi croissant des forces de l’ordre et de l’Armée illustre la tenue de l’Etat italien, même dans un contexte de crise. Il faut ici se souvenir des expériences des années 1970, ces « années de plomb » au cours desquelles l’Etat italien avait résisté face à la violence terroriste, avec également d’importantes restrictions des libertés. Cette référence historique doit être conservée à l’esprit pour apprécier la capacité de résilience de l’Etat italien dans le contexte de crise actuelle.

Même si certains problèmes de compétences entre le centre et la périphérie apparaissent et si, vu de l’extérieur, on a parfois quelques difficultés à appréhender les canaux de prise de décision, il ne faut donc pas sous-estimer la qualité des analyses, le fondement des décisions et les instruments opérationnels de gestion de crise dans le contexte italien.

La problématique du contrôle social par le biais d’application technologiques

La stratégie de confinement de l’ensemble du pays mise en place par l’Italie à partir du 11 mars s’impose comme une nécessité au vu de l’expansion de la contagion et du nombre de décès. Cependant on constate, en particulier dans les contextes urbains denses comme Rome ou Milan, des difficultés dans le respect des normes de distanciation sociale. Ces difficultés expliquent la rigidification des normes de confinement. La polémique sur l’observation stricte des règles de confinement a également provoqué un débat sur l’utilisation potentielle des technologies de l’information pour accroître le contrôle sur les citoyens. Le 17 mars, deux responsables de la Région Lombardie ont déclaré avoir analysé les données de bornage des opérateurs de téléphonie mobile pour conclure que malgré le confinement, la population se déplaçait beaucoup tropMartina Pennisi,  « L’epidemia : Coronavirus, come funzionano il controllo delle celle e il tracciamento dei contagi », Il corriere della Sera, 18 mars 2020.. Le même jour, le décret « Cura Italia » adopté par le gouvernement pour faire face à la crise prévoit l’établissement d’un groupe de travail coordonné par le ministre pour l’Innovation technologique, Paola Pisano, pour examiner les solutions d’innovation technologique en vue de combattre la diffusion de la contagion. Différentes hypothèses circulent, depuis la traçabilité des cas de contagion et leur diffusion jusqu’au contrôle permanent de tous les citoyens en passant par celui des cas en contact avec l’épidémie. Certaines start-ups ou laboratoires universitaires italiens ont déjà utilisé des paquets de données obtenues des plateformes (par exemple Facebook) pour renforcer la modélisation de la diffusion. Mais il faut également souligner que l’autorité garante pour le respect des droits (Garante per la Privacy) apparaît également sollicitée dès le départ pour que ces initiatives respectent un cadre de principes. Un des enjeux de cette accélération italienne en matière d’application technologiques est le raccord à opérer avec les organes européens de promotion technologique mais également de contrôle des droits (par exemple l’European Data Protection Board), pour que la définition d’applications, de normes mais aussi les rapports avec les plateformes susceptibles de fournir des données (Apple, Google, Facebook) soient accordés et régulés au niveau européen.

Le 20 mars, la Région du Latium a mis en place une application dédiée au Covid-19, programme téléchargeable sur les téléphones portables qui, outre différentes fonctionnalités liées à l’urgence, permettra la traçabilité des patients positifs au testhttp://www.regione.lazio.it/rl/coronavirus/scarica-app/.  L’accélération pour des initiatives locales pose une série de problèmes, non seulement sur les procédures de sécurité et de garantie des Droits mais également pour les effets centripètes que le développement d’applications locales peut engendrer.

L’enjeu est de taille : il s’agit d’éviter l’établissement de barrières télématiques correspondant à l’adoption de différents systèmes de contrôles nationaux non interopérables, en particulier dans la phase de sortie de crise épidémique, ce qui équivaudrait à recréer des frontières à l’intérieur de l’Union.

Les conséquences de la crise sur les orientations géopolitiques de l’Italie

Les tendances souverainistes de la politique italienne avaient été particulièrement exacerbées lors du précédent gouvernement soutenu par la Ligue et le Mouvement 5 Etoiles. Elles s’exprimaient par une critique globale de l’Europe, un rapport dégradé avec la France et, dans une moindre mesure, l’Allemagne ainsi que la recherche d’axes géopolitiques privilégiés avec les Etats-Unis et la Chine, dont le signe le plus évident a été la signature par l’Italie de l’initiative de la nouvelle route de la Soie.

Le gouvernement Conte 2 a opéré un changement de cap depuis l’été 2019, en retissant les fils des rapports avec Bruxelles et bilatéraux qui avaient été distendus par le précédent Exécutif. Mais ce retour à une politique italienne plus normalisée ne signifie pas pour autant la disparition des tendances de fond qui alimentent le nationalisme italien. L’évolution du rapport avec la Chine est particulièrement significative à cet égard. Au début de la crise du Covid-19, les actions chinoises, en particulier l’absence de transparence et la répression exercée sur le personnel médical, ont contribué à fortement dégrader l’image de la Chine en Italie. Il convient cependant de constater combien cet épisode n’a pas été perçu comme nécessitant un véritable changement de cap. La propagande chinoise est particulièrement active en Italie, où elle trouve un terrain souvent favorableJacopo Iacoboni, « Sul Coronavirus la nuova offensiva della Cina per l’egemonia in Italia », La Stampa, 18 mars 2020.. L’arrivée en Italie, le 12 mars, d’une équipe de médecins chinois avec une cargaison de matériel d’aide a donné lieu à une opération de communication remarquableClarida Salvatori, Laura Martellini, Rinaldo Frignani, Luca Valdiserri, « Ultimi aggiornamenti: Coronavirus a Roma: ”Mascherine quasi finite, aiutateci». Si smistano gli aiuti cinesi, anche erbe curative” », Corriere della Sera Online, 12 mars 2020., ce d’autant plus qu’elle intervient alors que l’expansion de la contagion en Europe et la faiblesse des moyens des partenaires créent une pénurie généralisée des matériels nécessaires (respirateurs, combinaisons de protection et masques). Cette situation renforce par ailleurs le discours de ceux qui dénoncent une Europe qui serait aux abonnés absents, comme par exemple Luca Zaia, le président de la Région Vénétie« Coronavirus: Zaia, Ue latitante, vergognosa sua assenza », Ansa.it, 12 mars 2020.. L’arrivée d’équipement en provenance d’Allemagne mais aussi l’importance des décisions européennes en matière de soutien à l’économie viendra contraster quelque peu cette impression, cependant que la timidité initiale de Christine Lagarde face à la crise a été vertement critiquée en Italie – le camp souverainiste étant prompt à dénoncer un complot spéculatif« Coronavirus, Meloni: governo chieda dimissioni Lagarde e no al Mes », Askanews, 13 mars 2020.. Cette alternance entre fascination pour le modèle chinois et dénonciation incessante des institutions européennes a porté certains observateurs à parler de « fascination pour le totalitarisme » de la part de l’ItalieCarmelo Palma, « Dalla Cina è arrivata un’altra sindrome che ancora non si vede: il fascino per il totalitarismo », linkiesta.it, 13 mars 2020..

Dans ce contexte, on observe également une perception de menace pour les entreprises stratégiques italiennes affaiblies par la chute boursière. Le gouvernement ainsi que les membres du comité parlementaire de contrôle des services, le COPASIR, ont exprimé leur préoccupation à cet égardValeria Pacelli, Carlo Di Foggia, « Il governo vuol blindare Unicredit e Generali. Gli 007 vigilano su possibili mire straniere », Il fatto Quotidiano, 19 mars 2020.. D’ailleurs, la perception de cette menace est également associée à une Chine susceptible de sortir en avance de phase de la crise économique. A cet égard, les déclarations de Bruno Le Maire du 17 mars dernier visant à défendre les entreprises françaises ont été particulièrement appréciées à RomeFabio Tamburini, « Contro il virus serve un piano Marshall come nel dopoguerra »,  Il Sole 24 Ore-Online, 18 mars 2020.. Il s’agit d’ailleurs d’une réaction paradoxale car pendant longtemps les groupes français ont été accusés d’une forme d’impérialisme économique au vu de leurs nombreuses acquisitions dans l’industrie italienne. Mais la réception favorable de la déclaration du ministre français de l’Economie illustre cependant une convergence importante en matière de conception de l’intérêt industriel stratégique et de la nécessité de regarder avec la plus grande attention les manœuvres chinoises ou américaines en la matière. Au cours des deux dernières décennies, la relation franco-italienne a été marquée par de nombreux conflits, difficultés qui se sont ensuite concentrées entre 2017 et 2019 lorsque nous avons assisté à une quasi-rupture des relations diplomatiques. Dans le contexte de la crise, entre les périls souverainistes et la pression d’une compétition géopolitique planétaire, apparaissent des convergences potentielles entre la France et l’Italie. Il s’agit certainement d’un des signaux qui montrent combien la dimension européenne reste pertinente et mérite d’être renouvelée, face aux périls affrontés par les Etats membres.

Conclusion

La gestion de la crise du Covid-19 en Italie a pu apparaître, dans sa phase initiale, comme assez peu lisible, avec en particulier les difficultés liées à la coordination entre centre et périphérie du fait de l’autonomie régionale en matière de santé. Cependant, il faut dépasser cette première impression et faire fi d’une lecture culturaliste fréquente qui pointerait les déficiences italiennes pour réaliser la solidité des institutions italiennes, la résilience de cette société ainsi que les convergences bilatérales et européennes qui apparaissent avec force dans la nécessaire réaction face à la crise. Cette lecture est importante car elle doit permettre de faire face aux menaces qui pèsent sur l’Union européenne pour se projeter dans un futur commun de reconstruction post-crise.

 

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