La crise Covid, le transport stratégique et ses perspectives européennes
« Faire face », « s’adapter pour combattre au mieux le fléau », certains éléments de langage des exécutifs français comme étrangers ont résonné en 2020. Passé le temps de l’urgence vient celui des enseignements. Nul système n’est réellement paré pour bloquer une telle pandémie, et les bons élèves s’en sortent seulement moins mal que les autres. La France se situe probablement à une place médiane pour la qualité de sa gestion de crise. Parmi les failles saillantes figure la pénurie de masques, qu’il est possible de relier au manque de moyens de convoyage rapides depuis la Chine. L’Hexagone est l’une des puissances les mieux armées pour tirer parti de ce constat. Les avions de transport stratégique qui lui ont manqué, au printemps 2020, se caractérisent par une capacité d’emport supérieure à 60 tonnes. Demandées aujourd’hui, ces machines promettent de ne pas chômer demain, pour du transport d’urgence ou des affrètements commerciaux plus classiques. La France a l’opportunité de développer cette capacité, par exemple via la conversion d’une poignée d’avions de ligne super-lourds A380 en avions de transport de fret. Sur le plan politique et diplomatique, ce type d’appareils constitue un démultiplicateur de force continuellement confirmé par l’actualité. Le monde des usines y verrait un geste d’une portée considérable pour la consolidation de la BITS – base industrielle et technique de souveraineté – réclamée à cor et à cri par le politique français au printemps 2020.
Face à l’urgence, le recours à des moyens de fret aérien étrangers
La relance industrielle française dans l’approvisionnement sanitaire ?
Beaucoup a été dit sur la dépendance française envers la capacité de production chinoise. Avec seulement quatre usines de masques sur son sol en mars 2020, l’Hexagone n’a simplement pas pu satisfaire ses propres besoins. Il a fait au mieux dans une situation d’urgence. Des avions-cargos russes Antonov An-124, d’une capacité d’emport supérieure à 100 tonnes, ont dû être affrétés par le ministère français de la Santé, pour réaliser des rotations entre l’aéroport chinois de Shenzhen et celui de Paris-Vatry. De tels vols ont été effectués à 48 reprises entre avril et juin, permettant le transport rapide de 400 millions de masques vers la France« Volga-Dnepr, GEODIS Flew 3000-tonnes of Medical Supplies to France », www.stattimes.com, 8 juillet 2020.. À cette phase d’urgence et de dépendance extérieure a succédé la promesse de réindustrialisation. Celle-ci a pu être en partie satisfaite par la mise en place de chaînes de production. Parmi les actions en ce sens, l’ouverture le 14 mai de l’usine de masques du Blanc-Mesnil, sur initiative de l’homme d’affaires chinois Hsueh Sheng Wang, peut être mentionnée. De la pénurie, la France est passée progressivement à l’excédent, comme en témoigne l’annonce le 4 juin de l’Union de l’industrie du textile, selon laquelle les invendus de masques en tissu atteignaient 20 millions d’unités« Masques en tissu : ‘Il y a des dizaines de millions de masques dans les entrepôts’ français, selon le président de l’Union des Industries Textiles », www.francetvinfo.fr, 8 juin 2020.. En apparence, la relance industrielle française est en marche.
Les limites de la réindustrialisation
Malgré des résultats positifs, force est de constater que la dépendance à l’égard de l’étranger reste durable, notamment pour les matières premières. Une partie des élastiques des masques sont ainsi faits de latex, tiré de l’hévéa, lui-même cultivé dans des régions équatoriales. La problématique de l’approvisionnement extérieur se retrouve sur d’autres produits rendus nécessaires par la crise tels que les curares naturels, nécessaires à l’anesthésie des malades en syndrome de détresse respiratoire aiguë. Comme le souligne le chercheur Blaise Wilfert, ces produits névralgiques sont issus de lianes d’Amérique du Sud et doivent être importés en Europe. Les limites de cette politique se vérifient enfin sur les médicaments. Le groupe Sanofi a beau posséder six importantes usines en Europe, 60 % des principes actifs qu’il emploie proviennent toujours de Chine et d’Inde« Pénurie de médicaments : Sanofi veut créer un leader européen des principes actifs pharmaceutiques », Challenges, 24 février 2020.. L’actuelle pénurie de médicaments ne devrait qu’accentuer le phénomène. La nécessité de reproduire ces traitements devrait surtout solliciter les sites déjà existants en Asie. L’urgence – sanitaire, mais aussi politique depuis que ces manques ont été rendus publics« Quels sont les 2400 médicaments concernés par la pénurie en France », Ouest-France, 9 novembre 2020. – ne permet guère d’attendre la mise en service de nouveaux établissements de fabrication sur le vieux continent.
Réduire les approvisionnements stratégiques depuis l’étranger : indispensable, vraiment ?
Un monde largement interconnecté, qui fonctionne
La répartition des savoir-faire est aujourd’hui un fait. Elle s’est vérifiée face à la Covid. La Chine s’est montrée apte à fournir la planète en masques. Les pays européens ont su maintenir leur rang de puissances motrices en technologies innovantes. C’est le cas en biologie, avec les tests rapides des laboratoires suisses Roche, ou dans le domaine des respirateurs avec le Suédois Getinge ainsi que les Allemands Dräger et Löwenstein. Tant que les liaisons rapides fonctionnent, notamment via l’aviation de transport, la répartition mondiale des savoir-faire est un atout de souplesse face aux crises à venir. Ainsi, l’expérience du printemps 2020 nous a enseigné que les pays les plus autosuffisants, tels les États-Unis, s’en sortent moins bien que des puissances intégrées dépendantes des flux mondialisés, comme la Corée du Sud ou Singapour.
Les aléas des renationalisations massives
Il est certain que rapatrier les productions les plus sensibles a quelque chose de flatteur, en plus de constituer un atout stratégique. Sans aucun doute, ce mouvement doit être amorcé sectoriellement. Néanmoins, en plus de son coût, cette dynamique apporte quelques désagréments :
- D’abord, sur le plan écologique. En effet, si chaque pays relocalise la production de ce qu’il considère être des équipements stratégiques, les voies d’approvisionnement en matières premières vont se démultiplier.
- Disperser les stocks de matières premières peut ralentir les efforts face aux crises. La Covid frappe inégalement. Certains pays vont connaître deux vagues, d’autres quatre. Autrement dit, les biens d’urgence doivent basculer d’un bout à l’autre du globe, alternativement. Restreindre les sites de production et de stockage devrait faciliter la distribution.
- Quelles sont les productions à réinstaller en France ? Les masques ont manqué hier, les doses de vaccin promettent de se faire attendre demain, mais quelle sera la lacune d’après-demain ? Évoquons les risques agricoles, tectoniques ou météorologiques pour comprendre qu’il n’y a aucune limite dans la variété des équipements pouvant être exigés par les crises futures. Il s’agit ensuite de savoir les amener aux endroits requis.
Une flotte aérienne de transport lourde accessible
Les avions super-lourds : un besoin stratégique qui ne se démentira pas pour la France et pour l’Europe
Ainsi qu’il a été détaillé, les risques de demain sont difficiles à évaluer et requièrent des convoyages express de fret sensible. À ce titre, l’aviation de transport stratégique devient un outil prioritaire. À ce jour cependant, la flotte d’avions de transport super-lourds est réduite. Les quatre modèles d’avions existants pour réaliser ces transports affichent, au 16 novembre 2020, la disponibilité suivante :
- Antonov An-22 (vieillissants, 80 tonnes de capacité d’emport, 4 exemplaires militaires russes opérationnels, et un civil ukrainien)
- Antonov An-124« Reestr-An-124 », russianplanes.net, consulté le 20 novembre 2020. (100 tonnes de capacité d’emport, 13 exemplaires militaires russes opérationnels, 9 civils russes opérationnels et 6 civils ukrainiens)
- An-225 (120 tonnes de capacité, 1 exemplaire civil ukrainien)
- Lockheed C5M Galaxy (vieillissants, 100 tonnes de capacité d’emport, 52 exemplaires militaires américains opérationnels« C5M Super Galaxy transport aircraft », www.airforce-technology.com, consulté le 20 novembre 2020.).
En théorie, ce tableau a de quoi rassurer. Les 86 appareils alignés suffiraient à pallier les crises les plus graves. Toutefois, il convient de considérer les difficultés politiques engendrées par l’emploi de ces appareils appartenant à des puissances rivales. Il existe une contradiction entre d’une part plaider les sanctions à l’encontre la Russie, et d’autre part affréter à grands frais des An-124 de la 224e unité de transport des forces aériennes russes. Ce grand écart a pourtant été effectué par les États-Unis et par l’Union européenne, tout au long du printemps 2020. Pour sa part, le parc de C5M Galaxy américains est à considérer comme une réserve militaire. Au cours de la crise Covid, ceux-ci ont surtout réalisé des transports d’équipes médicales militaires à l’intérieur des États-Unis« Aircraft Support Global Covid-19 Relief Effort », Lockeed Martin, consulté le 21 novembre 2020.. La raison en est leur âge, qui affecte également les An-22 ex-soviétiques. Tous deux issus de la première moitié de la Guerre froide, ces appareils sont mus par des propulseurs datés, qui réduisent drastiquement les capacités d’emport avec la distance franchie. Mieux lotis, les Antonov An-124 et An-225 ne sont qu’une poignée, et ne sont plus produits depuis longtemps. Leur effectif ne cesse de se réduire. L’un d’eux a d’ailleurs été retiré des registres le 13 novembre 2020, après un accident au décollage à Novossibirsk. De leur côté, la France ou Airbus ne proposent pas d’alternative. Les deux avions de transport actuellement en production, l’A400M et l’A330MRTT, sont certes modernes, mais n’affichent pas de capacités de franchissement et d’emport comparables à celles des avions américains ou de l’ex-bloc soviétiqueL’Airbus A400M affiche une capacité d’emport maximale de 37 tonnes, et l’Airbus A330MRTT de 44 tonnes..
L’Antonov An-124, cheville ouvrière du transport aérien super-lourd des années 2000-2010, avec une capacité de 100 tonnes (Dnepr-Volga) |
Un Airbus A330MRTT français, engagé dans l’opération Résilience, le 27 mars 2020 (État-major des armées)
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Industrie aéronautique européenne recherche stratégie de relance
Le redémarrage de l’aéronautique européenne promet d’être poussif. Avant de l’espérer, il faudra attendre la généralisation des vaccins anti-Covid ainsi que l’introduction de mesures administratives telles que des passeports de vaccination – lesquels feront l’objet de débats (les vaccins russes seront-ils reconnus par les autorités américaines ?) –, qui permettront la normalisation des interconnexions mondiales. Vient ensuite le défi d’amener des compagnies endettées à racheter des avions neufs. Les parkings aéroportuaires croulent sous les avions inutilisés, dont certains vieux de quelques semaines au moment de l’interruption des vols. Lorsque la demande reviendra, quel intérêt à en commander de nouveaux ? Certes, il est possible de trouver des contre-arguments, à savoir que les avions immobilisés longtemps ne pourront redécoller sans maintenance lourde, voire ne pourront plus redécoller du tout. Cependant, rien ne garantit que les compagnies puissent faire face à ces dépenses. En novembre 2020, il semble convenable d’attendre 2024, voire 2025, pour espérer voir les chaînes Airbus reprendre le niveau d’activité de 2019. Le défi consiste à retenir les savoir-faire, puisque les ingénieurs et ouvriers spécialisés démobilisés saisiront des offres d’emplois ailleurs. Ils n’accepteront probablement pas de revenir au sein d’entreprises fragiles les ayant délaissés. Le plus simple serait de conserver ces talents chez Airbus, encore faudrait-il garantir financements et missions cohérentes.
L’opportunité d’une conversion des anciens A380 de transport de passagers
La crise de la Covid a eu raison de l’avion de ligne géant d’Airbus, au moins pour le transport de passagers. Nombreuses sont les cellules stockées en France, à Châteauroux ou à Tarbes après leur retrait. Faute d’intérêt, les A380 sont peu susceptibles d’être vendus au prix fort. Ces appareils inutilisés constituent une véritable opportunité pour relancer le transport aérien stratégique. Leur conversion pour le convoyage de fret représente certes un travail ambitieux, qui passe par le réaménagement complet du tronçon central du fuselage. Ce processus a été d’ores et déjà modélisé en détails, dans les années 2005-2008. L’antenne russe d’Airbus, ECAR (Engineering Centre of Airbus in Russia), s’est assurée de la conception de cette variante cargo, désignée A380F. Favoriser la relance de ce programme offrirait de nombreuses opportunités. C’est à ce jour en France, sur le site Airbus de Toulouse, que ce travail serait le plus aisé à mener. L’intérêt pour le maintien de la RH aéronautique sur place est évident. La valorisation du travail d’ECAR, qui se poursuit encore à ce jour à Moscou, permettrait de relancer quelques ponts avec ce pays. Les « encerclements » s’imposent sans doute moins, après cette année 2020, que la stratégie de la main tendue.
L’arrivée de l’A380F sur le marché du transport de fret serait à propos, afin d’éviter à ce dernier de manquer d’appareils à l’horizon 2030. Pour des missions régaliennes également, ces appareils constitueraient des multiplicateurs capacitaires et médiatiques inestimables. Le programme A380F a déjà été relancé et écarté à moult reprises depuis quinze ans, pour les raisons industrielles ou commerciales du moment. Les années 2020 offrent de nouvelles perspectives. Il est certain qu’un pays comme la France ne peut se doter seul d’une flotte, même réduite, de ces appareils. Ces acquisitions peuvent en revanche s’entendre au niveau européen. La relance de la défense commune est aujourd’hui réelle, au moins sur le plan de l’équipement. Elle se manifeste par le programme de chasseur SCAF, la vente des chasseurs Rafale dans le sud-est de l’Union. L’accueil fait au président Macron en Pologne, en février 2020, s’est accompagné d’engagements sincères et prometteurs dans cette autre région. Autrement dit, il existe, à travers un groupe mutualisé d’A380F, une possibilité de renforcer significativement les moyens de l’Union. Toutefois, cette chance doit être saisie rapidement. Le démantèlement guette ces appareils, et rien ne garantit que l’Europe sache un jour reproduire de tels mastodontes.
L’Airbus A380F
C’est en 1999 qu’Airbus a annoncé son intérêt pour la production d’une variante de transport de fret de son très gros porteur. Baptisé A380F, pour freighter (cargo), sa conception a été confiée par Airbus à son antenne moscovite, ECAR, fondée en 2004« About us », ECAR, consulté le 22 juin 2019..
Dans l’esprit de l’A380F original, le fuselage et les cloisons du poste de pilotage gagnent d’importants renforts de kevlar. Le transport du fret devait se faire vers le pont inférieur via une porte d’accès arrière, conçue en Russie vers 2007. Il a été envisagé d’utiliser aussi le pont supérieur, via une grande trappe latérale située en haut du fuselage, segment avant. Une autre option russe visait à faire fusionner les deux ponts, avec accès unique par la trappe arrière. Cette dernière configuration, qui demande des travaux de conversion relativement importants, présente l’intérêt de rendre plus rapides les opérations de chargement/déchargement.
Des clients se font connaître pour ce projet de supertransporteur. Ils sont tous privés et occidentaux, avec Federal Express, ILFC et enfin UPS. Ainsi, 25 appareils de cette variante ont été commandés en 2008. Toutefois, les retards pris sur la production de la version de transport de passagers, jugée prioritaire, décalent considérablement le calendrier de livraison des A380F. En 2012, Federal Express annonce annuler sa commande, et ne tarde pas à être imitée par les autres clients potentiels. L’A380F possède une capacité d’emport de 150 tonnes sur plus de 10 000 km, ce qui en ferait, de loin, le plus puissant avion de transport au monde.
L’A380F, selon une vue d’artiste d’Airbus (Airbus)
La crise Covid, le transport stratégique et ses perspectives européennes
Note de la FRS n°02/2021
Pierre Grasser,
21 janvier 2021