La crise pandémique et les groupes armés non étatiques : l’exemple de Daech et du Hezbollah

Les groupes armés non étatiques font eux aussi face au Covid-19. Implanté sur un territoire dans lequel il exerce un contrôle de fait, participant essentiel à la vie politique et électorale au Liban, et en même temps lié stratégiquement et religieusement à l’Iran ainsi que – on l’oublie trop souvent – à la diaspora libanaise chiite à travers le monde, le Hezbollah a adopté à l’égard du Covid-19 des réponses actives et de communication. Celles-ci sont déterminées par ses capacités, en particulier sanitaire et sociale, et son positionnement d’organisation « résistante ».

Par sa taille et, dans une certaine mesure, son implantation territoriale non combattue militairement de manière active par la communauté internationale, le Hezbollah se distingue d’une organisation comme Daech. Celle-ci, désormais sans territoire, n’est plus en capacité de produire un « djihad sanitaire » en faveur des populations qu’elle contrôlait hier ou comme elle pouvait le faire à l’intention quasi exclusive des musulmans sunnites de Syrie et d’Irak. Typiquement, l’action de Daech en matière sanitaire et de santé s’est faite sur la base idéologique de ce groupe, ce qui a induit des conséquences dramatiques pour les professionnels locaux qui ne lui étaient pas activement favorables. Une étude de cas sur la ville de Mossoul décrit ainsi un environnement de travail terrifiant et sous le contrôle permanent d’une police moraleMichlig G. J., Lafta R., Al-Nuaimi M., Burnham G., « Providing Healthcare under ISIS: A Qualitative Analysis of Healthcare Worker Experiences in Mosul, Iraq between June 2014 and June 2017 », Glob. Public Health. 2019 Oct;14(10):1414-1427..

Daech et Covid-19 : absence de territoire et communication marginalisée

Doté d’un appareil de propagande désormais amoindri, par manque d’effectif technique mais aussi d’un territoire avec un minimum de capacités technologiques, Daech a communiqué d’une façon que l’on qualifiera de non surprenante au regard de sa vision du monde sanglante. Dans ses quelques publications ayant survécu à la défaite militaire, Daech a d’abord considéré – au même titre d’ailleurs que certains cénacles et réseaux islamistes radicauxWestrop W., « Prominent Islamist Clerics Deem Coronavirus “Divine Punishment” », Islamist Watch, 13 mars 2020. –, que le Covid-19 était un « châtiment divin » contre la Chine, en raison de son athéisme et du traitement que ce pays inflige à sa minorité ouïghour musulmane. Daech et ses partisans ont dans le passé régulièrement invoqué le courroux divin pour expliquer la survenue de tel ou tel cataclysme d’origine naturelle, y compris le changement climatique (janvier 2020)Jawad Al-Tamimi A., « Jihadist Perspectives on Coronavirus Pandemic: Primary Sources », 25 mars 2020, blog consulté le 5 avril 2020.. Par la suite, le groupe a accusé le « gouvernement infidèle de Chine » de minimiser sciemment l’étendue de la pandémie (février 2020)Johnson B., « ISIS Tells Followers to Pray to Avoid Coronavirus, Slams China over Outbreak Response », Homeland Security Today, 10 février 2020..

La pandémie se répandant, cette organisation, revenant sur ses positions précédentes, a depuis peu présenté des directives de sûreté, de voyageHaltiwanger J., « ISIS is Urging its Fighters to Avoid Europe because of the Coronavirus Pandemic », Business Insider France, 17 mars 2020. et d’autres mesures prophylactiques à ses sympathisants (protection individuelle, masques), etc., tout en soulignant que les vêtements islamiques, en particulier féminins, ou la distance sociale entre les sexes étaient bien faits pour se protéger. Elle s’est en particulier fondée pour cela sur certaines prescriptions hadithiques (Sahih Mouslim – Vol. 5, Hadith 5255).

Le bilan de sécurité que l’organisation fait de la situation pandémique, tel qu’il apparaît dans sa propagande, est plutôt une prise en compte d’opportunités. Elle observe que les Etats qui sont les cibles de ses menaces connaissent actuellement des tensions capacitaires qui pourraient les empêcher de procéder à des opérations anti- ou contre-terroristes substantielles. Pour autant, Daech souhaite une concentration des efforts de ses militants sur la recherche de la libération des djihadistes détenus, en particulier en Syrie et en Irak.

Si aussi bien Al-Qa’ida que Daech ont régulièrement par le passé déclaré un intérêt pour le NRBC, en particulier dans sa composante biologique, et si ces organisations ont tenté de mettre en place sur les territoires qu’elles contrôlaient un embryon de recherche et de développement, voire utilisé le spectre spectaculaire du bioterrorisme dans leur propagande, sans en maîtriser heureusement les verrous technologiques les plus sensibles, nous n’avons pas trouvé à ce jour d’informations indiquant une volonté d’utiliser le Covid-19 comme un moyen « terroriste » rustique et improvisé, par exemple en Europe. Toutefois, la nature profondément décentralisée, voire autonome, des réseaux pro-Daech à travers le monde ne doit pas faire mésestimer le recours à ce moyen, spécialement de la part d’individus psychologiquement borderline (contamination improvisée contre des cibles définies). Toutefois, comme lorsqu’Al-Qa’ida s’intéressait à la ricine, vers 2002-2003, certains militants pourraient préconiser les moyens habituels, à la fois plus éprouvés et plus immédiatement sanglants.

Le Hezbollah : jihad sanitaire et communication politique

De son côté, à la fois proxy de l’Iran et acteur libanais local et diasporique, le Hezbollah est de longue date un acteur social important au Liban, gérant des dispensaires, des hôpitaux et une vaste logistique de soutien des populations chiites, voire, dans les faits, au-delàFlanigan S. T., Abdel-Samad M., « Hezbollah’s Social Jihad: Nonprofits as Resistance Organizations », Middle East Policy Council, Vol. XVI, n° 2, été 2009..

Il a été parfois accusé par certains de ses opposants d’avoir introduit le Covid-19 au Liban, via la Syrie, où l’organisation est très engagée depuis des années ou, surtout, depuis l’Iran et la ville religieuse de Qoms, d’où les Hezbollahi étudiants ont semble-t-il pu longtemps revenir sans mise en quarantaine, alors que la pandémie était importante en IranJCPA, « COVID-19 has Put Hezbollah in a Delicate Position », Israel Hayom, 5 avril 2020.. Le leader du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah, désormais en isolement – ce qui fait courir la rumeur sur sa positivité au Covid –, s’est beaucoup exprimé sur le rôle et l’action sanitaire et sociale du Hezbollah au Liban, de même que sur les conséquences du virus au plan international. C’est ainsi qu’il a publiquement réagi à l’infection d’Ali Akbar Velayati, central dans la diplomatie iranienne et professeur de médecine, soulignant qu’il était à la pointe du combat pratique contre la pandémie« Nasrallah Reacts to Velayati’s Infection with Coronavirus », MEHR News Agency, 16 mars 2020..

Dans un contexte local dramatique, où les nombreux réfugiés illégaux ou légaux sont souvent sans ressourcesTimour A., « Lebanon: Prohibitively High-Costs Leave Undocumented Domestic Workers Untested for Covid-19 », Al Jazeera, 30 mars 2020, repris par Business & Human Rights Resource Centre., et par conséquent sans protection sociale, au point de devoir payer une fortune tout test de positivité au Covid-19, et où l’Etat libanais est plutôt défaillant en matière de politique sociale et de santé, le Hezbollah a déclaré avoir mobilisé 24 500 de ses membres et sympathisants (y compris des professionnels de la santé) contre le Covid-19, afin « d’aider le gouvernement libanais et en particulier le ministre de la Santé », choisi par le Hezbollah au moment de la constitution du gouvernement. Les médias pro-Hezbollah et libanais ont longuement montré des Hezbollahi, vêtus d’uniformes, gants et masques de protection, engagés dans un travail de prophylaxie dans les quartiers chiites du Sud de Beyrouth ou distribuant des stocks de nourritures aux habitants. Pour autant, bien qu’il soit l’organisation la plus puissante en termes de capacité, il n’est pas le seul acteur politique local à agir. Il y a eu de facto dans le contexte d’un Etat plutôt faible, et, miracle typiquement libanais, une sorte de division du travail avec les communautés sunnite, chrétienne et druze. Plusieurs organisations chrétiennes ont joué un rôle important dans la fourniture de tests de détection. Walid Jumblatt a fait des donations à plusieurs hôpitaux et son parti politique a mis en place des zones de quarantaine à disposition. Le Hezbollah s’est ainsi lancé dans la promotion politico-médiatique de son action du moment, en déclarant affecter – image symbolique forte – certains de ses moyens de guerre contre Israël à celle contre le Covid-19 (un centre d’appel, trois centres de quarantaine avec 170 lits, pouvant monter jusqu’à 1 000 ; et 64 « comités sociaux », pour organiser l’aide aux familles nécessiteuses)Knech E., « Hezbollah Asserts Role in Lebanon's Coronavirus Fight », Reuters, 1er avril 2020..

Par contraste avec le positionnement de Daech, sans territoire et donc sans moyens autres qu’une production affaiblie de propagande, le Hezbollah pourrait bien, sur fond de crise du Covid-19, raffermir sa position politique centrale au Liban, et dans le monde diasporique libanais, en tant qu’acteur sanitaire disposant d’une capacité médiatique pour promouvoir son action. En revanche, son substrat politique étant chiite, ainsi que son implantation, on peut interroger le caractère tous azimuts de son intervention sanitaire. 

 

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