L’Europe du Nord après la guerre en Ukraine : revirement stratégique ou ajustements ?
« Il n’y aura pas de candidature à une adhésion [à l’OTAN] aussi longtemps que nous avons un gouvernement social-démocrate. Je ne vais jamais, aussi longtemps que je suis Ministre de la Défense, participer à un tel processus, je peux vous le garantir »Peter Hultqvist, Ministre suédois de la Défense, lors du Congrès du Parti Social-Démocrate le 6 novembre 2021.. C’est ainsi que Peter Hultqvist, ministre suédois de la Défense, s’exprima au sujet de la possible adhésion de la Suède à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), lors du congrès du Parti social-démocrate le 6 novembre 2021. Cette citation reflète en réalité la position traditionnelle du Parti social-démocrate sur la question depuis la Guerre froide, et l’importance accordée au principe de non-alignement (alliansfrihet) qui avait précédé la politique de neutralité (neutralitetspolitik) durant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, le 16 mai 2021, la Première ministre Magdalena Andersson a annoncé, lors d’une conférence de presse, que le gouvernement suédois avait pris la décision d’émettre une demande d’adhésion à l’OTAN, ce sans un vote préalable au Parlement. Ce dernier élément est notable pour un Etat aussi attaché au principe de consensus sur les questions vitales, consensus devant s’exprimer au sein du Parlement.
Mais la décision du gouvernement suédois doit se lire à l’aune du processus similaire qui s’est déroulé en Finlande, où la Première ministre Sanna Marin avait déclaré, dès le 10 avril, qu’aucune garantie de sécurité n’était aussi forte que celle de l’OTAN« Statsminister Sanna Marin: ‘Ingen ger samma säkerhetsgarantier som Nato – men samarbete med andra länder är inte uteslutet’ » [Sanna Marin : « Personne ne donne les mêmes garanties que l’OTAN, mais la coopération avec les autres pays n’est pas pour autant exclue »], https://svenska.yle.fi/, 10 avril 2022.. Si les autorités suédoises se sont montrées hésitantes sur la question de l’adhésion, le gouvernement finlandais a manifestement tranché cette dernière peu de temps après l’invasion russe de l’Ukraine, et a montré, à demi-mot, qu’il se dirigeait prudemment mais très sûrement vers une demande d’adhésion à l’Alliance transatlantique. Difficile de ne pas en conclure que le gouvernement suédois a été mis sous pression et a dû emboiter le pas à son voisin. Plusieurs ministres suédois ont affirmé, depuis le début de la guerre en Ukraine, qu’il était primordial que la Finlande et la Suède, si elles décidaient de rejoindre l’OTAN, le fassent ensemble.
Comment dès lors expliquer ce brutal changement dans la politique de sécurité des deux pays ? D’aucuns seraient tentés de l’expliquer principalement par la guerre en Ukraine et le supposé « réveil stratégique » qu’elle aurait suscité vis-à-vis du grand voisin russe. Il s’agit en réalité du dénouement d’un débat politique engagé de longue date plutôt qu’un revirement soudain. En effet, les différents partis politiques, en Suède comme en Finlande, n’ont pas attendu le 24 février 2022 pour discuter de l’intégration de leurs pays dans la plus grande alliance militaire du monde. De plus, trois autres pays nordiques – la Norvège, le Danemark et l’Islande – en sont membres. Certains partis ont soutenu l’adhésion durant de nombreuses années, à l’image du Parti des modérés en Suède, ce que son leader Ulf Kristersson a rappelé plusieurs fois depuis le début de l’invasion. La progressive dégradation de l’environnement stratégique des Etats nordiques n’a d’ailleurs pas eu comme seul effet la double demande de la Finlande et de la Suède d’adhésion à l’OTAN. Le 3 juin 2022, le Danemark a décidé, par referendum, de rejoindre la politique de défense de l’Union européenne (UE), après trente ans d’exemption à cette dernière.
Cette note propose, en se concentrant particulièrement sur la Finlande et la Suède, d’explorer les conséquences de la guerre en Ukraine sur l’environnement stratégique des Etats nordiques. Il s’efforcera d’éviter l’écueil du turning point pour au contraire comprendre les facteurs de long terme ayant conduit aux configurations sécuritaires actuelles. Il s’agira également de se demander, à l’aune des travaux de Hans Mouritzen, si la guerre en Ukraine a agi comme facteur d’homogénéisation des positions officielles des gouvernements nordiques vis-à-vis de la Russie, et donc de leurs relations.
Les politiques russes des Etats nordiques après 2014 : changeantes et diverses
L’article de Hans Mouritzen et de Matthieu Chillaud intitulé « Les relations russo-nordiques après Trump et la Crimée. La Russie est-elle trop importante pour une politique nordique commune ? » apporte déjà de nombreux éclairages sur le sujetHans Mouritzen, Matthieu Chillaud, « Les relations russo-nordiques après la Crimée et Trump. La Russie est-elle trop importante pour une politique nordique commune ? », Stratégique, vol. 121-122, n° 1-2, 2019, pp. 117-147.. Sans le paraphraser, nous rappellerons seulement ici ses apports sur les relations russo-nordiques puis le discuterons au regard de la guerre en Ukraine et du processus d’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande. Cet article défend l’idée selon laquelle les politiques étrangères nordiques vis-à-vis de la Russie n’ont jamais, ou rarement, été synchronisées et unanimes. La proposition de Carl Bildt, alors ministre suédois des Affaires étrangères, datant de 2014, en est, selon lui, une parfaite illustration : Bildt suggère alors que les cinq ministres des Affaires étrangères nordiques marchent dans le centre de Kiev en hommage aux victimes des affrontements de la place Maïdan, avant de rencontrer les nouveaux responsables politiques ukrainiens. Bildt n’a finalement été suivi que par son homologue, Martin Lidegaard, les autres ministres ayant prétexté un agenda trop chargé. Cet épisode met en lumière une difficulté des Etats nordiques à trouver une forme d’unité dans leurs relations à la Russie, ce qui vient se heurter aux ambitions en termes de coopération régionale de sécurité et de défense, dans le cadre du NORDEFCO notamment.
Cet épisode est intéressant à d’autres titres : peu de temps après les événements de la place Maïdan, l’annexion de la Crimée avait été condamnée fermement par les cinq Etats du Nord, qui s’étaient ensuite tous associés aux sanctions économiques décidées par l’UE, y compris l’Islande et la Norvège qui n’en sont pourtant pas membres. De plus, la crise ukrainienne de 2013-2014, l’annexion de la Crimée ainsi que le conflit armé dans le Donbass avaient rencontré un fort retentissement dans tous ces Etats, et eu un effet de « choc stratégique ». En Suède, cette succession d’événements marque un tournant qui a conduit les sociaux-démocrates, au pouvoir en 2015, à restaurer la défense suédoise, après des années de coupes budgétaires depuis la fin de la Guerre froideC’est du moins ainsi qu’est perçue la crise de 2014, comme l’explique un conseiller politique du ministre de la Défense, Peter Hultqvist, lors d’un entretien réalisé par l’auteur en 2020.. Pourtant le Danemark et la Finlande ont tâché de garder des relations sinon bonnes, du moins pragmatique avec la Russie, comme en témoigne la visite du président Vladimir Poutine à Helsinki en 2016. Il n’en demeure pas moins que l’annexion de la Crimée marque le début d’une dégradation progressive des relations de la Russie avec chacun des Etats nordiques, dans des mesures diverses. Dès lors, les politiques étrangères nordiques ont eu tendance à converger davantage au sujet de la Russie. Qu’en est-il avec la guerre en Ukraine ?
La guerre en Ukraine comme facteur de convergence des politiques nordiques vis-à-vis de la Russie
La guerre en Ukraine a eu l’effet de mettre d’accord les Etats nordiques sur une position commune à l’égard de la Russie, ce de manière beaucoup plus nette que lors de la crise ukrainienne de 2014. C’est du moins le cas dans la période qui a suivi immédiatement l’offensive russe, chacun de ces Etats condamnant fermement la guerre russe en Ukraine et l’« agression » qu’elle constitue. Peu de temps après, les gouvernements nordiques ont tous pris la décision d’envoyer des armes à l’Ukraine, à l’exception de l’Islande, qui ne possède pas de force armée. Notons toutefois les différences de moyens alloués : le 27 février, la Première ministre suédoise, Magdalena Andersson, annonce, lors d’une conférence de presse, l’envoi de 5 000 missiles antichars de type AT4, 135 000 rations de survie, 5 000 casques, 5 000 gilets pare-balle« Sverige ger direkt stöd och försvarsmateriel till Ukraina » [La Suède offre un soutien direct et du matériel de défense à l’Ukraine], Communiqué du gouvernement suédois, https://www.regeringen.se/, 27 mars 2022.. Le même jour, le gouvernement danois annonce dans un communiqué son intention d’envoyer environ 2 700 missiles antichar auto-portatifsCommuniqué du gouvernement danois, https://www.regeringen.dk/, 27 mars 2022. . Le 28 février, le gouvernement finlandais déclare qu’il enverra 2 500 fusils d’assaut de type RK 62, 15 000 chargeurs, 1 500 missiles antichars ainsi que 70 000 rations alimentaires« Suomi lähettää Ukrainaan aseellista materiaaliapua » [La Finlande envoie de l’aide à l’Ukraine sous forme de d’armes], Communiqué du gouvernement finlandais, https://valtioneuvosto.fi/sv/forstasidan, 28 mars 2022. . Enfin, le gouvernement norvégien déclare le même jour l’envoi de 2 000 lance-roquettes de type M72, ainsi que des casques et des gilets pare-balles« Norge gir våpen til Ukraina » [La Norvège donne des armes à l’Ukraine], Communiqué du gouvernement, https://www.regjeringen.no/no/id4/, 28 mars 2022.. Il ne s’agit là que des premiers envois d’équipements décidés juste après le début de la guerre. Il est plus difficile de comparer les vagues suivantes d’envois, puisque les quantités et la nature des équipements ont été tenues secrètes par certains Etats. La Finlande précise dès le deuxième envoi qu’elle ne communiquera pas sur la nature des équipements, et la Première ministre du Danemark, Mette Fredriksen, se contente d’une déclaration d’intention lors de sa visite à Kiev le 21 avrilInterview de Mette Frederiksen sur TV2, https://tv2.dk/, 21 avril 2022. . Cependant, il est intéressant de constater une forme d’unité dans la réponse à l’agression russe : même la Norvège, qui tient à garder de bonnes relations avec Moscou, notamment dans le Grand Nord, n’a pas hésité à envoyer des armes offensives.
La guerre en Ukraine a également eu de fortes conséquences sur la politique de défense de ces quatre Etats, qui ont tous choisi de renforcer leurs capacités après le 24 février 2022. Ainsi, la Suède a annoncé augmenter son budget de défense à 2 % du produit intérieur brut (PIB), tout comme le Danemark, dont le gouvernement compte atteindre ce montant à l’horizon 2023« Danmark donerer 2.700 skulderbårne panserværnsvåben til Ukraine » [Le Danemark donne 2 700 armes antichars portatives à l’Ukraine], Communiqué du gouvernement, https://www.regeringen.dk/, 6 mars 2022. . Le gouvernement norvégien a pour sa part annoncé une augmentation de son budget de défense de 3 milliards de couronnes, dans le but, notamment, de renforcer sa défense et ses capacités de surveillance dans le nord de son territoire«Regjeringens tiltak knyttet til krigen i Ukraina » [Les mesures du gouvernement en lien avec la guerre en Ukraine], Communiqué du gouvernement, https://www.regjeringen.no, 18 mars 2022. . La Finlande, qui a toujours maintenu un budget de défense élevé depuis la Guerre froide, a annoncé une enveloppe d’environ 2,6 milliards d’euros supplémentaires pour la défense pour la période 2023-2026Communiqué du gouvernement, https://valtioneuvosto.fi/sv/forstasidan, 20 mai 2022. . Enfin, comme cela a été souligné précédemment, le Danemark a organisé un referendum sur sa sortie de l’exemption qui le tenait à l’écart de la politique de défense de l’UE. La possible adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande dans les mois à venir pourrait contribuer à homogénéiser les démarches des Etats nordiques dans leur politique de sécurité et de défense. En effet, ces derniers feraient alors tous partie de la même alliance militaire dans une période de tensions diplomatiques avec la Russie voisine.
Suède et Finlande : le dénouement du grand débat sur l’OTAN
Les 15 et 16 mai 2022, les gouvernements finlandais et suédois, après une intense période de déclarations, de débats et d’attention médiatique, décident d’adresser à l’OTAN une demande d’adhésion. Cette décision historique marque la fin d’une politique de non-alignement militaire pour les deux pays, politique qui a toujours été présentée par les gouvernements successifs des deux Etats comme fondamentale du point de vue de la stabilité dans la région. Pour autant, ces candidatures ne constituent pas un retournement de situation total, dans le sens où les autorités finlandaises et suédoises n’auraient jamais envisagé une telle évolution.
En Suède, plusieurs partis politiques à droite du spectre politique ont en effet longtemps milité en faveur d’une adhésion du pays à l’OTAN, à commencer par les Modérés, qui en constituent la principale formation, mais également les libéraux ou encore le Parti du Centre. Ces partis l’ont d’ailleurs rappelé tout au long du débat qui a suivi l’invasion russe de l’Ukraine. En Finlande, un même clivage gauche-droite sur la question a pu être observé. Bien que certains partis politiques y aient été favorables, la question n’a pas été soulevée publiquement avec la même ampleur, comme le montre Anaïs MarinAnaïs Marin, « La dissuasion par la coopération. La Finlande, modèle de résilience face aux défis du ‘sharp power’ russe », Stratégique, vol. 121-122, n° 1-2, 2019, pp. 329-346.. En outre, le Parlement finlandais avait voté une « option OTAN » à la fin des années 1990. Il s’agissait d’une simple déclaration d’intention, stipulant que la Finlande est un Etat non-aligné militairement, mais que si sa sécurité nationale était menacée, elle se réservait le droit de candidater à l’Organisation. Ainsi, la question était pour ainsi dire réglée, puisqu’une issue de secours existait déjà de longue date dans la sacro-sainte politique de non-alignement de la Finlande. Cela peut expliquer, en partie, pourquoi la question a suscité moins de débats dans ce pays que chez le voisin suédois. Le Parlement suédois s’est même inspiré de « l’option OTAN » finlandaise et a tenté de se la réapproprier. En décembre 2020, les partis de l’opposition de droite, à savoir les Libéraux, les Modérés, les Chrétiens-Démocrates ainsi que les Démocrates de Suède, ont soumis au gouvernement une proposition reprenant officiellement cette option et cherchant à l’appliquer à la Suède« La Commission estime que le gouvernement doit adopter une Option-Otan », https://www.riksdagen.se/sv/, 9 décembre 2020. . Les quatre partis ont pu d’autant plus justifier cette proposition que le gouvernement a depuis 2014 misé sur l’approfondissement de la coopération bilatérale avec la Finlande dans le domaine de la défense. La ministre des Affaires étrangères avait cependant dénoncé l’absence de définition concrète de ce que serait une « option OTAN » pour la Suède.
La Suède et la Finlande disposent de longue date d’équipements et de systèmes d’armes répondant aux standards de l’OTAN. La conformité à ces standards a été facilitée par des acquisitions de matériels et d’équipements américains : la Suède a en 2020 acheté le système de défense antiaérienne Patriot, tandis que la Finlande a choisi le F-35 fin 2021 pour renouveler sa flotte d’avions de combat. Les deux nations ont rejoint le Partenariat pour la Paix (PPP) la même année, en 1994. Enfin, elles ont régulièrement travaillé leur interopérabilité avec les forces de l’OTAN en participant à divers exercices communs tels que Cold Response, Baltic Operations, Defender, Saber Strike, etc. Tout était donc « prêt » pour une adhésion à l’OTAN, et on comprend aisément pourquoi son Secrétaire général, Jens Stoltenberg, a annoncé que l’adhésion des deux pays « pourrait se faire très vite »Andreas Liljeheden, « Stoltenberg: Sverige och Finland kan snabbt bli medlem i Nato » [Stoltenberg : la Suède et la Finlande peuvent rapidement devenir membres de l’OTAN], https://sverigesradio.se/, 6 avril 2022. .
Enfin, on peut imaginer que la décision était attendue de longue date au sein des deux armées, surtout suédoise. Le Royaume avait en effet décidé, après la Guerre froide, de réduire progressivement ses forces, jusqu’à disposer d’effectifs très restreints, et de suspendre la conscription en 2009. Depuis l’annexion de la Crimée, cependant, les sociaux-démocrates ont entrepris de reconstruire la défense suédoise, en commençant par rétablir la conscription en 2017, avec un quota de 4 000 jeunes par an. Le gouvernement a annoncé l’augmentation du budget de défense à 2 % du PIB, et a réaffirmé son objectif de 8 000 conscrits par an à l’horizon 2025Annoncé lors d’une conférence de presse le 10 mars, voir https://www.regeringen.se/, 10 mars 2022. . Ainsi, la guerre en Ukraine ainsi que l’adhésion à l’OTAN bénéficient fortement aux Armées suédoises. Le sens de leur mission dans un Etat en paix est revalorisé par la menace russe amplifiée par le conflit en Ukraine. Les Forces sont également renforcées dans leur rôle d’information auprès de la population, en tant qu’autorité publique spécialisée. C’est ce qu’illustre le cycle de conférences de presse hebdomadaires mis en place le 10 mars 2022, dont le but est d’informer les citoyens de l’état du conflit en Ukraine, et de donner des informations supplémentaires relatives à des aspects particuliers de la guerre en cours – combat urbain, cyber, droit de la guerre, coopération de défense de la Suède avec l’Ukraine dans le cadre de l’opération Unifier, etc.Voir « Pressträffar » (Conférences de presse), https://www.forsvarsmakten.se/sv/ On peut en tout cas supposer que plusieurs hauts responsables militaires s’étaient déjà exprimés en faveur de l’adhésion à l’OTAN : l’ancien Chef d’Etat-Major des Armées (CEMA), Sverker Göransson, a récemment révélé dans une interview qu’il avait conseillé au gouvernement d’entrer dans l’OTANOlle Lönaeus, « Överbefälhavaren rådde Peter Hultqvist att gå med i Nato – för sju år sen » [Le CEMA a conseillé à Peter Hultqvist d’entrer dans l’OTAN – il y a sept ans], https://www.sydsvenskan.se/, 31 mai 2022. . Lors de son interview suite à l’annonce du gouvernement sur la candidature à l’OTAN, l’actuel CEMA, Micael Bydén, a indiqué aux journalistes qu’il avait donné « un avis très clair » au gouvernement le 8 avrilVoir l’interview complète sur https://www.svtplay.se/, 16 mai 2022. .
Du côté de la Finlande, l’adhésion à l’OTAN est moins susceptible de représenter un bénéfice marquant pour les Forces armées. Ces dernières ont en effet maintenu un niveau d’effectifs élevé, grâce notamment à la conscription et aux 280 000 hommes et femmes qu’elle permet de mobiliser. Elles ont tout de même obtenu une enveloppe supplémentaire, comme cela a été noté précédemment.
La Finlande et la Suède solidaires mais concurrentes dans la course à l’OTAN ?
La marche des deux pays vers la candidature n’a cependant pas été sans rebondissements, l’action d’un gouvernement ayant influencé celle de l’autre. Dès novembre 2021, le Président de la République finlandaise, Sauli Niinistö, avait rappelé que la Finlande pourrait entrer dans l’OTAN si elle le souhaitait et l’estimait nécessaire pour sa sécurité. L’annonce avait probablement un but dissuasif – indiquer à la Russie à quel point il serait contre-productif pour elle de se montrer menaçante, et a fortiori de s’engager dans l’aventure d’une invasion de l’Ukraine. Le 24 février 2022 cependant, l’aventure est bel et bien tentée, ce qui semble avoir surpris au moins une partie des gouvernements européens, en dépit des avertissements publics des autorités américaines. Le cas de la Suède est assez flagrant : à la suite de la reconnaissance de l’indépendance des républiques séparatistes de Donetsk et Lougansk par le Président Vladimir Poutine, la Première ministre Magdalena Andersson avait montré des difficultés à qualifier l’action russe. Plusieurs journalistes lui avaient demandé si cette reconnaissance marquait le début d’une opération russe dans le Donbass au nom de la protection de l’intégrité de ces « républiques » et si les actions de la Russie devaient être qualifiées d’« invasion », ce à quoi la Première ministre avait peiné à répondre. Elle affirma d’abord plusieurs fois qu’il s’agissait d’une « très claire violation des droits humains », puis finit, devant la pression de journalistes, par proposer de vérifier en direct la définition du terme « invasion »…, démarche qu’elle reporta finalement à plus tard. Ce n’est que le 24 février que le terme sera officiellement prononcé par la Première ministre. Le Président finlandais avait, lui, fait part de ses inquiétudes dans plusieurs interviews avant l’invasionUn exemple dans : Jason Horowitz, « He knows Putin well, and he fears for Ukraine », https://www.nytimes.com/, 14 février 2022., et on peut supposer que celle-ci a moins surpris en Finlande qu’en Suède.
Concernant la problématique OTAN, les sondages d’opinion ont joué un grand rôle dans la prise de décision rapide voulue par les deux gouvernements. Le 28 mai, la chaîne de télévision finlandaise Yle publiait un sondage donnant 53 % de voix favorables à l’adhésion à l’OTANNiklas Evers, Matti Koivisto, « Yles undersökning: Majoriteten av finländarna vill att Finland går med i Nato » [Etude d’Yle : le majorité des Finlandais veulent rejoindre l’OTAN], https://svenska.yle.fi/, 28 février 2022. . Le média estime que c’est la première fois dans l’histoire qu’une majorité de Finlandais se prononce en faveur de ce projet. En Suède, un sondage réalisé par l’institut Demoskop et le journal Aftonbladet entre le 22 février et le 4 mars 2022 déclarait que 51 % des personnes interrogées souhaitaient l’entrée du pays dans l’OTAN (39 % dans un sondage réalisé en février 2017). En dépit de ces chiffres, le gouvernement suédois a tenu, dans un premier temps, sa position sur le non-alignement : lors d’une conférence de presse le 8 mars 2022, Magdalena Andersson affirme qu’une adhésion de la Suède à l’OTAN « risquerait de déstabiliser la région » du nord de l’EuropeConférence de presse de la Première ministre Magdalena Andersson, https://www.regeringen.se/, 8 mars 2022. . Si le gouvernement suédois ne cède pas immédiatement à la pression des sondages, le gouvernement finlandais affiche une position moins ferme. Dès le 1er mars, la Première ministre annonce une réunion du Parlement sur la question de l’OTAN après qu’une initiative citoyenne sur le sujet a reçu plus de 50 000 signaturesAnniina Luotonen, Hanna Hanhinen, « Riksdagspartierna samlas för att diskutera Nato – så här kommenterar partierna Natofrågan » [Les partis du Parlement se rassemblent pour discuter de l’OTAN – Voilà comment chaque parti commente la question de l’OTAN], https://svenska.yle.fi/, 1er mars 2022. . Le 1er mars, Sanna Marin déclare qu’il n’y aura pas d’adhésion rapide de la Finlande à l’OTAN, mais que la question doit être étudiée attentivementBengt Östling, « Ingen snabb finländsk anslutning till Nato i sikte – Marin: ‘Frågan måste behandlas noggrant’ » [Pas d’adhésion finlandaise rapide à l’OTAN en vue – Marin : « La question doit être examinée attentivement »], https://svenska.yle.fi/, 1er mars 2022. . Le 17 mars, le gouvernement lance une mise à jour de l’« analyse sécuritaire », livre blanc sur la sécurité nationale censé étudier l’environnement de sécurité du pays. Cette analyse devait évaluer différents scénarios, parmi lesquels l’adhésion ou la non-adhésion à l’OTAN, et en mesurer les conséquences pour la sécurité nationale. La Suède met en place le même travail le 16 mars.
Si ces processus font l’objet de nombreux contacts entre les deux pays, les signes d’une course à qui sera le plus rapide à se décider au sujet de l’OTAN sont perceptibles. Dès le 13 avril, alors que Sanna Marin rend visite à son homologue suédoise à Stockholm, le gouvernement finlandais présente subitement sa nouvelle analyse de sécurité. La ministre suédoise des Affaires étrangères, Ann Linde, avait pourtant annoncé le 17 mars que la Suède était « en avance par rapport à la Finlande » dans sa mise à jour de l’analyse de sécurité. Le jour de la présentation de l’analyse finlandaise, elle rappellera que même si la décision de la Finlande aura des conséquences fortes pour la Suède, celle-ci est libre de ses choixEbba Åstrand Raij, « Linde: Sverige kan fatta ett annat beslut än Finland » [Linde : la Suède pourrait prendre une décision différente de celle de la Finlande], https://omni.se/, 13 avril 2022.. Début avril, la Finlande augmente la cadence : Sanna Marin annonce que le gouvernement doit prendre une décision « durant le printemps »Markus Ekholm, « Statsminister Sanna Marin om Nato: ‘Situationen kan bli sämre – därför måste vi bestämma oss i vår’ [La Première ministre Sanna Marin au sujet de l’OTAN : « La situation peut empirer, ce pourquoi nous devons nous décider au printemps »], https://svenska.yle.fi/, 9 avril 2022. . Un jour plus tard, elle déclare dans une interview qu’aucune garantie de sécurité ne vaut celle de l’article 5 de l’OTAN. En Suède, les sociaux-démocrates annoncent le 22 avril qu’ils donneront leur décision le 22 mai, mais le 26 avril, les sociaux-démocrates finlandais annoncent à leur tour qu’ils communiqueront leur décision le 14 maiFelicia Nordlund, « Finska S lovar besked om Natoansökan den 14 maj » [Les sociaux-démocrates finlandais promettent une décision le 14 mai], https://omni.se/, 27 avril 2022. . Cette annonce a visiblement mis la pression au parti majoritaire de Suède. En effet, le 4 mai, le Secrétaire général des sociaux-démocrates, Tobias Baudin, déclare qu’une réunion spéciale du parti aura lieu le 15 mai et que « la direction du parti peut émettre une décision le 15 mai, mais nous n’en sommes pas encore là »Patrik Dahlin, « Beslut kan komma 15 maj – ska ha extra möte om Nato » [La décision à propos de l’OTAN peut se faire le 15 mai], https://tt.se/, 4 mai 2022. . Ce nouveau communiqué donne la forte impression que « la Finlande mène le débat », comme le dénonce Ulf Kristersson, leader des ModérésPatrik Dahlin, « Analyser: Stärkt bild av att det är Finland som är loket » [Analyse : une forte image selon laquelle la Finlande est motrice], https://omni.se/, 4 mai 2022. . Finalement, la Première ministre et le Président de la Finlande annoncent la candidature du pays à l’OTAN le 15 maiCommuniqué du Président de la République, https://www.presidentti.fi/sv/, 15 mai 2022. . Le lendemain, la Première ministre suédoise annonce la même chose lors d’une conférence de presse aux côtés du principal leader de l’opposition, à savoir Ulf Kristersson lui-même« Regeringen har fattat beslut om att Sverige ska ansöka om medlemskap i Nato » [Le gouvernement a décidé que la Suède demandera son adhésion à l'OTAN], https://www.regeringen.se/, 16 mai 2022. . Le 17 mai, le Parlement finlandais adopte la proposition du gouvernement à 188 voix contre 8Bengt Östling, Peter West, « På tisdag blev det klart: Riksdagen vill ansöka om Natomedlemskap för Finland » [Mardi c’est devenu clair : le Parlement veut demander l’adhésion de la Finlande à l’OTAN], https://svenska.yle.fi/a/7-10016587, 17 mai 2022. . Le Parlement suédois quant à lui ne sera finalement pas consulté, les deux principaux partis politiques, à savoir les sociaux-démocrates et les Modérés, ayant affiché leur unité sur le sujet.
La Finlande a finalement gagné la course, et la Suède est apparue comme simple « suiveuse » dans ce processus. Néanmoins, il semble que cela ait bénéficié au gouvernement social-démocrate : en acceptant la candidature à l’OTAN, il a fait sienne la décision, et a coupé l’herbe sous le pied au principal parti d’opposition qui appelait à cette mesure depuis de nombreuses années. Au-delà d’une simple guerre d’ego ou d’image, le gouvernement finlandais a surtout été plus rapide à estimer qu’il valait le coup de braver les menaces de Moscou en entrant dans l’OTAN, et que dans une perspective de realpolitik, cette décision l’exposerait moins. Un stéréotype bien connu dans le Nord veut que les Finlandais soient capables de prendre rapidement des décisions là où les Suédois seraient beaucoup plus enclins aux longs débats et à la recherche de consensus. Dans le cas présent, il semble bien que les 1 380 kilomètres de frontière commune avec la Russie, ainsi que le souvenir de la Guerre d’Hiver, aient poussé la Finlande à ne pas attendre son voisin suédois pour prendre une décision.
Relations tendues avec la Russie
La nouvelle de l’adhésion a évidemment été particulièrement mal reçue par la Russie, qui martèle depuis plusieurs années qu’elle verrait d’un mauvais œil une telle évolution. Maria Zakharova, porte-parole du Ministère russe des Affaires étrangères, a été particulièrement active pour critiquer le processus d’adhésion à l’OTAN, mais d’autres officiels se sont également prononcés sur la question, à commencer par Vladimir Poutine lui-même. Ce dernier a estimé que l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN ne constituait pas une menace en soi pour la Russie, mais que tout déploiement d’infrastructures entraînerait des conséquences« Sweden, Finland joining NATO doesn’t threaten Russia but may ‘trigger’ response – Putin », https://www.themoscowtimes.com/, 16 mai 2022. . Le président russe avait par ailleurs avancé qu’il s’agissait d’une grave erreur dans une conversation avec Sauli Ninistö, lorsque ce dernier l’a appelé le 14 mai pour l’informer de la candidature de la FinlandeAnna Korkman, « Niinistö och Putin ringdes och diskuterade Finlands Natoansökan – ‘Ett misstag’, säger Putin » [Niinistö et Poutine se sont appelé et ont discuté de l’adhésion finlandaise à l’OTAN – « Une erreur » selon Poutine], https://www.hbl.fi/, 14 mai 2022. . Maria Zakharova avait pour sa part affirmé, sur l’antenne de Soloviev Live, que « Washington, en exerçant la pression sur ces pays (…) en les forçant à changer de cap, nous donne carte blanche »Ilena Ferrer Fonte, « Finland and Sweden’s decision unties Russia’s hands, Moscow says » https://www.plenglish.com, 17 mai 2022. . Cette déclaration très dure peut être mise en perspective de celle de Dmitriï Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité nationale et ancien président de la Fédération de Russie. Celui-ci avait, dès le 14 avril, prévenu que la Russie, en cas d’adhésion des deux Etats scandinaves, serait contrainte de renforcer ses moyens militaires, notamment nucléaires, dans la BaltiqueGuy Faulconbridge, « Russia warns of nuclear hypersonic deployment if Sweden and Finland join NATO », https://www.reuters.com/, 14 avril 2022. . Ces déclarations annoncent a priori des relations tendues et compliquées entre la Russie et les Etats nordiques. On peut s’attendre au moins à des formes de menaces hybrides renforcées, particulièrement dans le domaine cyber, comme l’avait supposé la Première ministre Magdalena Anderson durant la conférence de presse sur la candidature à l’OTAN du 16 mars. Les Forces armées suédoises ont quant à elles confirmé que l’activité dans le domaine cyber était dense, sans pour autant être en mesure d’identifier, publiquement, l’origine de ces attaquesConférence de presse des Forces armées, https://www.forsvarsmakten.se/sv/, 19 mai 2022. . Elles avaient en revanche confirmé, par la voix du Général Micael Claesson, répondant aux questions des journalistes sur d’éventuels déploiements d’armes nucléaires dans l’enclave, qu’elles avaient une bonne connaissance des mouvements russes dans l’enclave russe de Kaliningrad. De la même manière la Police de Sécurité finlandaise prévenait dès le 19 mars, dans un communiqué, des clairs risques de tentatives de déstabilisation provenant de la Russie durant le débat sur l’OTANCommuniqué de la SUPO, « Skyddspolisens årsbok 2021: Finländarna måste förbereda sig på ryska påverkansförsök under Natodebatten » [Livret annuel de la Police de protection : Les Finlandais doivent se préparer à des tentatives russes d’influencer le débat sur l'OTAN], https://supo.fi/sv/framsida, 29 mars 2022. . On peut supposer que ces risques vont perdurer. Enfin, les violations des espaces aériens nordiques telles qu’on en a observé dernièrement pourraient elles aussi se multiplier. Quatre aéronefs russes avaient été repérés le 2 mars par les Forces armées suédoises dans l’espace aérien national, non loin de l’île de Gotland. La chaîne de télévision TV4 a même affirmé que les deux SU-24 escortés par deux SU-27 étaient équipés d’armes nucléaires, ce que les Forces ont refusé de commenterJon Thunqvist, « Kärnvapenbestyckade ryska plan kränkte svenskt luftrum » [Des avions russes équipés d’armes nucléaires violent l’espace aérien suédois], https://www.tv4.se/, 30 mars 2022. . Le 30 avril, une autre violation de l’espace aérien a été constatée au sud de Blekinge par les Forces armées« Ryskt militärt propellerplan kränkte svenskt luftrum söder om Blekinge » [Un avion militaire russe à hélices a violé l’espace aérien suédois au sud de Blekinge], https://www.forsvarsmakten.se/sv/, 30 avril 2022. . Dernièrement, le 9 juin, un avion de surveillance a survolé la Baltique dans l’espace aérien civil suédois, non loin de Gotland, mais les Forces ont confirmé qu’il ne s’agissait pas pour autant d’une violation de l’espace aérien suédoisLinnea Blomberg, Adam Koskelainen, « Ryskt spionflyg nära Gotland upprör försvarsminister Peter Hultqvist » [Un avion espion russe près de Gotland selon le ministre de la Défense Peter Hultqvist], https://www.expressen.se/?referrer=header-home, 11 juin 2022. . Ce type d’action en mer Baltique pourrait prendre une importance significative, considérant les propos de Medvedev sur les armes nucléaires, et le fait que l’île de Gotland soit identifiée comme stratégique par les Forces suédoises depuis 2014, quand la Suède a entrepris de renforcer la défense de l’île. Elle y réalise depuis des exercices fréquents, y compris avec des pays membres de l’OTAN, comme récemment durant l’exercice Baltops.
En Arctique, la tension dans les relations russo-nordiques soulève également de nombreuses questions. Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, sept des huit membres permanents du Conseil de l’Arctique, dont tous les pays nordiques font partie, ont déclaré conjointement « suspendre » leurs activités dans le cadre du Conseil« Joint statement on Arctic Council Cooperation following Russia’s invasion of Ukraine », Ministère finlandais des Affaires étrangères, https://um.fi/frontpage, 3 mars 2022. . Les Etats nordiques ont émis une déclaration similaire concernant la coopération dans la région euro-arctique de Barents« Statement of Finland, Denmark, Iceland, Norway, Sweden, and the European Union regarding Barents Euro-Arctic cooperation », Communiqué du gouvernement norvégien, https://www.regjeringen.no/en/id4/, 9 mars 2022. . La Russie, présidente du Conseil jusqu’en mai 2023, a affirmé de son côté que les travaux continueraient comme prévu. Des spécialistes, par exemple Ingrid Burke Friedman, se sont inquiétés des conséquences de cette « pause » des sept Etats occidentaux pour la paix et la stabilité dans la régionIngrid Burke Friedman, « After Ukraine can the Arctic peace hold? », Foreign Policy, 4 avril 2022. . Certains commentateurs et experts ont appelé à la prudence, tandis que d’autres défendent une coopération arctique « sans la Russie »Voir Stefan Kirchner, « International Arctic Governance without Russia », SSNR Papers, 3 mars 2022. . Ces sept Etats ont finalement annoncé le 8 juin reprendre de manière « limitée » le travail dans le cadre du Conseil, pour des sujets ne concernant pas la Russie« Joint statement on limited resumption of the Arctic Council », https://www.state.gov/, 8 juin 2022. . L’annonce du gouvernement norvégien sur son intention de renforcer sa défense dans le nord de son territoire illustre bien l’inquiétude grandissante pour la sécurité dans la région arctique.
En dépit de ces prévisions, notons les observations d’Andreï Kortounov, président du Conseil russe pour les affaires internationales. Selon lui, bien que l’adhésion à l’OTAN des deux Etats nordiques entraînera nécessairement des réponses de la part de la Russie, l’appartenance d’un pays à l’OTAN n’a jamais constitué un obstacle absolu et insurmontable à la relation avec la RussieEstelle Levresse, « Adhésions à l’OTAN : une ‘grosse erreur sous le coup de l’émotion’ selon Moscou », https://www.letemps.ch/, 17 mai 2022. . Cependant, compte tenu de la configuration actuelle du conflit en Ukraine, qui risque de durer si l’on en croit l’écrasante majorité des experts, y compris suédois et finlandais, il semble sage de nuancer ces propos.
Des tensions déjà perceptibles au sein de l’Alliance ?
L’adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède fait face à ce stade à un obstacle : le gouvernement turc. L’approbation de l’ensemble des Etats membres de l’OTAN est nécessaire pour que leur entrée soit validée. Ainsi, en tant que membre de l’Alliance, la Turquie peut à elle seule interrompre le processus. Dès le 13 mai, le Président le République de Turquie, Recep Tayyip Erdõgan, a souligné qu’il ne voyait pas « de manière positive » la trajectoire du débat en Finlande comme en Suède sur l’intégration à l’OTANJosef Flemmich, Sara Langh, « Turkiet negativt till finskt och svenskt Natomedlemskap – Erdoğan: ‘Länderna är gästhem för terrororganisationer’ » [La Turquie hostile à l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN – Erdogan : « Ces pays sont des refuges pour des organisations terroristes »], https://svenska.yle.fi/, 13 mai 2022. . Le 17 mai, le président Niinistö, en déplacement en Suède, a noté devant le Parlement suédois que « les déclarations de la Turquie ont rapidement changé et se sont durcies »Lucas Dahlström, « Sauli Niinistö till Sveriges riksdag: ‘Uttalanden från Turkiet har snabbt förändrats och hårdnat’ » [Sauli Niinistö au Parlement suédois : « Les déclarations de la Turquie ont vite changé et se sont durcies »], https://svenska.yle.fi/, 17 mai 2022. (il expliquera ensuite au Financial Times que personne n’avait été « naïf sur la question »). La Turquie accuse les deux pays, notamment la Suède, d’être des refuges pour le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), vu comme terroriste par le régime d’Ankara, et de soutenir d’autres organisations présentées comme terroristes telles que le Parti de l’Union Démocratique (PYD), parti kurde de Syrie. Enfin, une troisième critique saillante de la Turquie concerne l’embargo sur les ventes d’armes que la Suède et la Finlande ont décidé à son égard. La mésentente entre les ministres turc et suédoise des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu et Ann Linde, n’a visiblement pas arrangé les choses : aux alentours du 15 mai, le premier a accusé son homologue suédoise de n’être « pas constructive » et de « s’exprimer de manière provocatrice »Martin Lindstam, Joel Malmén, « Turkiet om Linde : ‘Hon gör provokativa uttalanden’ » [La Turquie à propos de Linde : « Elle s’exprime de manière provocatrice »], https://omni.se/, 15 mai 2022. . Depuis, c’est la Première ministre Andersson qui a pris les négociations en mains pour la Suède. Le 24 mai, la Turquie a même publié une liste de conditions pour qu’elle accepte l’entrée de la Suède dans l’OTAN. La presse note que la Finlande n’y est pas mentionnéeLucas Dahlström, « Turkiet publicerar krav för att kunna godkänna Sveriges Natoansökan – Finland nämns inte alls » [La Turquie publie ses conditions pour approuver la candidature suédoise à l’OTAN : la Finlande n’est pas mentionnée], https://svenska.yle.fi/, 24 mai 2022. . Les conditions incluent une liste d’individus, des Kurdes, que le gouvernement turc souhaite voir expulsés de Suède et remis à la Turquie. Lors d’une interview au média TT, l’ambassadeur de Turquie en Suède, Emre Yunt, répond, aux journalistes qui lui demandant s’il souhaiterait voir la parlementaire Amineh Kakabaveh, d’origine kurde d’Iran, remise à la Turquie : « Pourquoi pas, si c’est possible »Joel Malmén, « Turkiske ambassadören: Lämna ut Kakabaveh » [L’ambassadeur turc : Livrez Kakabaveh], https://tt.se/, 20 mai 2022. . Cet épisode a donné lieu à une vive polémique dans la presse, qui n’a pas hésité à gonfler les propos de l’ambassadeur, ainsi qu’à des réactions de la députée suédoise en question. Le 25 mai, une délégation de chacun des deux pays se rend en Turquie afin de négocier les conditions de son approbation. Suite à la réunion, la Première ministre Andersson a déclaré, le 31 mai, que les discussions avec la Turquie avaient été « bonnes et constructives »Linnea Järkstig, « ‘Bra och konstruktiva samtal med Turkiet om Nato’ » [« Des discussions bonnes et constructives avec la Turquie à propos de l’OTAN »], https://omni.se/, 31 mai 2022. , alors que le président turc a pour sa part affirmé que la Suède n’a fait aucune proposition concrèteJoel Malmén, « Erdogan : Inte fått konkreta förslag från Sverige » [Erdogan : Pas de propositions concrètes de la Suède], https://omni.se/, 1er juin 2022. . Le ministre finlandais des Affaires étrangères, Pekka Haavisto, s’est lui aussi montré optimiste vis-à-vis des négociations, bien qu’il ait reconnu qu’elles nécessitent « de l’endurance, des nerfs solides et une diplomatie discrète »Bengt Östling, « Utrikesminister Haavisto om Turkiets Natokrav : ‘Det här kräver uthållighet, goda nerver och tyst diplomati’ » [Le ministre des Affaires étrangères Haavisto à propos des conditions de la Turquie concernant l’OTAN : « nécessitent de l’endurance, des nerfs solides et une diplomatie discrète »], https://svenska.yle.fi/, 1er juin 2022. . Dernièrement, Sauli Niinistö a également réaffirmé sa confiance dans le succès des négociations, mais a signalé, le 12 juin, que la Finlande n’entrerait pas dans l’OTAN sans la Suède« Finland går inte med i Nato utan Sverige » [La Finlande n’entrera pas dans l’OTAN sans la Suède], https://sverigesradio.se/, 12 juin 2022. . Côté suédois, certains estime, avec Jan Hallenberg, chercheur à l’Institut sur la politique étrangère (Utrikespolitiska institutet), que l’adhésion à l’OTAN ne pourra se matérialiser avant les élections législatives, qui se tiendront à l’automneAnders Hovne, « Uppgifter: Turkiet ställer tio krav på Sverige – ‘fram till valet är Natoansökan död’ » [Informations : la Turquie soumet dix conditions à la Suède – « L’adhésion est morte avant les élections »], https://omni.se/, 8 juin 2022. .
Conclusion
C’est a priori dans un climat de tension que les représentants suédois et finlandais participeront au sommet de l’OTAN à Madrid les 29 et 30 juin prochains. La Turquie s’oppose toujours à l’entrée des deux Etats scandinaves dans l’Alliance, et a récemment haussé le ton à l’égard de son voisin grec, lui aussi membre de l’Organisation. Qu’elle aboutisse ou non, la demande d’adhésion des deux Etats du Nord à l’OTAN les éloignera encore davantage de l’espoir de retrouver des relations stables avec la Russie, relations déjà fortement endommagées par la guerre en Ukraine. Ce conflit, couplé à la double adhésion, pourrait jouer dans le sens d’une forme d’homogénéisation des positions officielles nordiques vis-à-vis de la Russie qui n’existait pas auparavant. En effet, en déployant leurs troupes en Ukraine, les autorités russes ont confirmé les craintes de ces Etats à son endroit : plus que jamais, elle est perçue comme la principale menace en Europe du Nord, aussi bien en mer Baltique que dans l’Arctique, et comme capable de prendre de gros risques politiques, ce qui impose aux Etats de ces régions de prendre en compte une forte imprévisibilité dans l’anticipation de ses actions. Dans ce contexte, il n’y a que peu de place pour des positions nuancées sur la menace que fait peser la Russie sur l’Europe du Nord, bien que le dialogue continue à être espéré et recherché par les dirigeants des pays de la région.
L’adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède marquerait le début d’une Europe nordique totalement intégrée à l’Alliance, et il reste à savoir quel impact elle pourrait avoir sur la coopération régionale, mais aussi sur la coopération européenne de sécurité et de défense. Maintenant que deux Etats membres de l’UE s’apprêtent à rejoindre l’Alliance, cette dernière se superpose encore davantage à un projet de défense européenne. Quel est le sens d’une défense européenne si les Etats de l’UE font déjà tous partie de l’OTAN ? Cette double adhésion est-elle, ainsi, une mauvaise nouvelle pour l’autonomie stratégique européenne ?
L’Europe du Nord après la guerre en Ukraine : revirement stratégique ou ajustements ?
Note de la FRS n°24/2022
Lucas Lubin,
27 juin 2022