Extrémisme violent et prévention : perspectives Europe-Maghreb de l’approche par la « réconciliation »
Note de la FRS n°06/2021
Djallil Lounnas,
Jean-Luc Marret,
10 mars 2021
Introduction
Face à une menace identique mais d’intensité variable, les pays ouest-européens et les pays arabo-musulmans ont des méthodes plutôt différentes de prévention de l’extrémisme violent religieux, en fonction sans doute de leur modèle de société et de leurs valeurs. De part et d’autre de la Méditerranée, le phénomène des « revenants » depuis la Syrie suscite ainsi des prises en compte qui sont parfois – souvent ? – très spécifiques. Chaque Etat a élaboré et mis en œuvre des mesures particulières de désengagement ou de prévention de la récidive djihadiste, en fonction de sa tradition légale, de sa perception sécuritaire, mais aussi, in fine, de ce que nous pouvons appeler ici ses « capacités intégratives socio-économiques et religieuses », cet effort collectif sociétal. Ceci souligne le caractère nécessairement contextuel des programmes de prévention ou de contre-radicalisation (P/CVE – Preventing / Countering Violent Extremism), au-delà d’outils universels et d’étapes logiques inévitables (début de programme, sélection des participants, travail en groupe ou individuel, etc.)
Face à l’extrémisme violent, les pays maghrébins ont eu recours – comme d’autres – aux stratégies P/CVE dites « classiques », conjuguant approche sécuritaire, développement économique (on dirait en Europe : « insertion sociale »), réappropriation (ou distanciation) du champ religieux (radical). Moins connues et moins comprises, les approches maghrébines dites de réconciliation sont en réalité un élément fondamental de ces stratégies et programmes. Elles semblent avoir des résultats parfois indéniables, mais la question de la transposition aux pays européens est très sensible.
Contextes variés et langages
Pour en juger dans une perspective comparative, il faut auparavant comprendre les termes et cadres conceptuels sur lesquels se fondent, en théorie au moins, les différents programmes au Maghreb et en Europe vis-à-vis du djihadisme.
La Moussalaha en Islam et le principe de réconciliation
L’une des plus grandes craintes des musulmans porte sur la division mortifère de leur communauté (la Oummah) dans des luttes internes violentes (FitnaGabriel Martinez-Gros, « Introduction à la fitna : une approche de la définition d’Ibn Khaldûn », Médiévales, vol. 60, printemps 2011. ). Cette crainte a toujours été présente. Ainsi les Ulémas, les docteurs de l’Islam, se sont très tôt efforcés d’éviter une telle perspective par le recours aux concepts religieux de l’Ijma, le consensus, et d’Istihsan, le jugement préférentiel sur la voie de l’équitéVoir Yadh Ben Achour, Aux fondements de l’orthodoxie sunnite, Presses Universitaires de France, Paris, 2008, pp. 205-206.. Puisées dans le Coran et la tradition prophétique islamique (Sunna), ces démarches permettent, comme l’indique Yadh Ben Achour, d’emprunter « les chemins de la raison vers la recherche de la solution la plus juste »Ibid..
Le principe le plus important développé dans cette perspective est celui de Moussalaha (مصالحة). Dérivé de Sulh, une conciliation juridique à l’amiable entre deux parties en conflitVoir Mathieu Tillier, « Arbitrage et conciliation aux premiers siècles de l’Islam : théories, pratiques et usages sociaux », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, vol. 140, n° 8, décembre 2016., ce terme implique une réconciliation complète et définitive. À cet égard, comme le souligne Aseel Al Ramahi, le Sulh est un mécanisme résolutoire islamique bien connu auquel sont également associés deux autres outils jurisprudentiels : l’Ijtihad – l’effort de raisonnement –, et le Qiayas – le raisonnement par analogieVoir Aseel Al-Ramahi, « Sulh: A Crucial Part of Islamic Arbitration », LSE Law, Society and Economy Working Papers, vol. 8, n° 45, 2008..
Le présupposé théologique de base, concernant la réconciliation, est l’unité des musulmans entre eux. Un verset du Coran souvent cité (« Craignez Allah et maintenez la concorde entre vous » (Coran 8, 1), le souligne. La justification impérieuse de cet effort repose ex ante sur un impératif de fraternité. Ainsi, selon deux Hadiths du Prophète rapportés par Al Boukhari : « Aucun d'entre vous n'est un véritable croyant tant qu'il n'aimera pas pour son frère ce qu'il aime pour lui-même »Disponible sur le site islam-informations.net : https://www.islam-informations.net/conseils/ne-vous-haissez-pas-les-uns-les-autres/ ou « Ne vous détestez pas, ne vous enviez pas les uns les autres et ne fuyez pas les uns les autres et soyez des serviteurs de Dieu, soyez frères. Il n’est pas permis à un musulman de fuir son frère au-delà de trois jours »Voir, de l’Imam Al Zoubaidi, Le Sommaire du Sahih al-Boukhari, Beyrouth : Dar El Kotob Al Ilmiya, 1971, p. 426.. Dans ce fil, contribuer à la réconciliation entre deux personnes est considéré comme une Sadaqah (charité), bonne œuvre qui est due par chaque musulman à chaque journée (Al Boukhari et Mouslim)Voir « Le mérite de réconcilier les gens », 2 décembre 2019.. « La meilleure des charités est de réconcilier les gens » (Al-Tabari)Ibid.. Ces deux fondements – unité et charité – nous paraissent constituer la justification théologique de la réconciliation.
Si l’on ne peut produire, dans le cadre étroit de cet article, une recension systématique de la littérature sur le sujet, constatons qu’il existe en outre de nombreuses justifications dans le Coran ou la Sunna – ainsi, la Sourate 17, verset 53 : « Dis à Mes serviteurs de tenir le langage le plus doux car le Diable plante les aiguillons de la haine entre eux » ou la Sourate 49, verset 10 : « Les Croyants ne sont que des frères. Ramenez donc la paix (la réconciliation) entre vos deux frères ». De son côté, la Sunna – l’ensemble des paroles, actions et jugements du Prophète – considère la réconciliation comme une nécessité impérieuse entre coreligionnaires. Son absence a des conséquences non seulement terrestres, mais divines. De ce point de vue, et comme le souligne Al Ramahi, le Prophète insistait sur le fait que réconcilier des musulmans était un devoir en Islam tout aussi important que les autres principes religieux. À cet égard, Ibn Farhun, un des principaux docteurs de la foi en Islam, insiste sur le fait que le Sulh doit être mis en place lorsque : a) les parties sont des proches (familles ou amis tout en étant musulmans), b) elles sont des personnes de vertu et de bonne tenue dans la société, c) il y a un risque majeur d’escalade des hostilités entre elles, d) la nature du cas est telle qu’il est difficile pour un juge de trancher. Ainsi, la réconciliation « moussalaha » peut ou doit se substituer à la justice, si cela permet de mettre fin au conflitIbid..
On le voit, le cadre théologique définissant la réconciliation, y compris dans ses manifestations les plus concrètes, est à la fois fondamental, réitéré et puissant en légitimité : il semble par conséquent s’ériger en un point de départ plutôt évident pour des sociétés musulmanes où le religieux est soit traditionnel, soit de retour, et en tous les cas bien fait pour parler (et convaincre) des individus qui ont bâti leur parcours extrémiste violent sur une interprétation religieuse systématiquement orientée vers l’effort de combat (le petit djihad).
Quoique traditionnelle, cette « réconciliation islamique » est aussi très contemporaine, tant elle s’apparente souvent aux les outils et au cadre conceptuel de « désarmement/démobilisation/reconversion » (D.D.R.) qui a fait florès en matière de résolution des conflits et qui présuppose le plus souvent un accord politique. Ici, la divergence est a priori nette : en Europe, les programmes de distanciation et de prévention émanent d’une focale anti-terroriste à laquelle ont été associés des éléments psycho-sociaux, criminologiques et religieux diasporiques. On parlera ici d’externalité théologique, l’islam en Europe étant non pas traditionnel mais diasporique et minoritaire. Au Maghreb, les programmes équivalents semblent reposer sur une approche plus vaste, moins « asymétrique », et bénéficient sans doute d’une familiarité plus grande à l’endroit de l’objet « djihad » et de marqueurs sociétaux islamiques (théologie enracinée ancestrale).
Ainsi, la compréhension contemporaine du concept de réconciliation ne peut qu’être différente. À titre de simple exemple, l’International Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA) définit la réconciliation comme un but autant qu’un processus. Ce centre d’expertise considère que « la réconciliation est un processus partagé par tout le monde qui inclut la recherche de la vérité, de la justice, du pardon, de la cicatrisation ». Dit simplement, elle consiste à trouver un modus vivendi aux côtés d’anciens ennemis, « sans nécessairement les aimer ou leur pardonner, ou encore oublier le passé de quelque manière que ce soit, mais [à] coexister, [à] développer le degré de coopération nécessaire [afin de] partager notre société avec eux, de manière à ce que nous vivions tous mieux ensemble que si nous vivions séparément »IDEA, « La réconciliation après un conflit violent : un manuel », 2004, p. 15.. Un processus de réconciliation doit ainsi nécessairement passer par plusieurs étapes, en particulier la mise en place d’un système de justice « sanctionnant », « amnistiant », voire réparateur – des réparations sont accordées aux victimes. Les points centraux d’un tel processus restent toutefois le dialogue entre les agresseurs et les victimes, la recherche de la vérité et, in fine, possiblement du pardon.
Désengagement et déradicalisation
Force est de constater que ni la Moussalaha – dans le sens religieux strict du terme décrit ci-dessus –, ni la Réconciliation – dans le sens contemporain du terme, processus politique et technique (d’où la majuscule) – n’ont été mises en place dans les pays maghrébins. Dans les faits, ces mots évoquent plutôt des cadres politico-juridiques concrets qui empruntent aux processus de désengagement et de déradicalisation visant à amener des individus non seulement à se retirer des groupes armés extrémistes, mais aussi, corollaire, à leur faire renoncer à l’idéologie qui les convainquit de rejoindre ces mêmes groupes.
Si la radicalisation est ainsi entendue en partie comme un processus d’adoption d’un système de pensée extrémiste violent, et d’une volonté d’utiliser, soutenir ou faciliter l’usage de cette violence pour changer la société, la déradicalisation implique un changement d’opinion, un abandon et un renoncement durable et sincère des individus à ces idées et à la violence qu’elles impliquentVoir Angela Rabasa, Stacie L. Pettyjohn, Jeremy J. Ghez, Christopher Boucek, Deradicalizing Islamist Extremists, RAND Corporation, Santa Monica, 2010, pp. 1-2.. Il s’agit donc d’atteindre un changement de système de pensée profond, stable et durable de la part des individus, y compris dans leur fonctionnement cognitif, afin de s’assurer de leur renoncement durable, voire définitif, à la violence comme mode d’action.
Le désengagement est plus mesuré dans son but. Il implique simplement un changement de comportement de la part de l’individu et en particulier son renoncement à l’usage de la violence et son retrait des organisations violentes. Il n’implique donc pas l’abandon de l’idéologie qui a créé l’action violente. Il demande et facilite une cessation de la violence. Indicatif de ce type d’évolution, un ancien émir d’Al-Qaeda au Sahel expliquait son retrait de cette organisation par le fait que « si les raisons qui ont poussé Ben Laden à user du djihad sont connues et acceptées, celui-ci (le djihad) a ensuite dévié, il est devenu trop violent… Les Occidentaux ont leur idéologie – libéralisme, communisme, leurs constitutions, nous avons la nôtre – l’Islam et le Coran »Entretien de Djallil Lounnas avec un ancien djihadiste à Nouakchott, Mauritanie (novembre 2011).. L’individu délaisse la violence en raison des modalités exacerbées de son exercice, mais pas à l’idéologie qui la fonde.
Pragmatisme ? Sens politique ? Familiarité avec un concept traditionnel ? En utilisant un vocabulaire emprunté à l’Islam, les pays maghrébins ont déployé des initiatives labellisées « Moussalaha » s’apparentant en fait à un effort de désengagement et dans certains cas à des tentatives de déradicalisation. À la fin des années 1990, en se basant sur près de vingt ans d’effort pour contrer la violence, les Etats maghrébins mirent donc en place des stratégies dites de réconciliation qui, soutenant les mesures classiques de suppression de la violence, permettaient d’offrir une « alternative » à des extrémistes souvent jeunes et, comme le dit un responsable algérien, « une porte de sortie qui leur évite une fin tragique »Discussions et interviews de Djallil Lounnas avec des responsables et spécialistes des deux programmes mis en place en Algérie et au Maroc (octobre-novembre 2020).. À cet égard, l’Algérie – à partir de 1999 – et le Maroc – à partir de 2016 – ont tous deux lancé des programmes d’ampleur en ce sens qui concernent des milliers d’ex-djihadistes dont bien peu semblent avoir récidivéPour autant, cette question de la récidive est une question à la fois classique en criminologie et sur laquelle, pour ce qui concerne le djihadisme de ces dernières années, les données sont un peu éparses, parfois sujettes à utilisation politique, voire lacunaires, spécialement en Europe. .
Notre enjeu ici est d’aller au-delà du sens occidental des mots : il reste à savoir si une telle approche théologique, même formelle en l’occurrence, est acceptable pour un pays européen, en particulier laïc.Le paradoxe est que l’origine de la conception moderne occidentale, c’est-à-dire juridico-politique, de la réconciliation est sans doute à trouver dans le christianisme. Il existe en effet une théologie chrétienne de la réconciliation. Elle est présente pour l’essentiel et sous forme de métaphores, dans Saint-Paul, et en particulier dans ses Lettres aux Corinthiens et aux Romains (2 Co 5,11-6,2 et Rm 5,1-11). Selon Paul, la réconciliation est le sacrement d’un monde nouveau, à la fois sa condition de possibilité et sa manifestationNous tirons cette conclusion du bel article de A. Gignac, « La réconciliation chez Paul (2 Co 5,11– 6,2 ; Rm 5,1-11). Perspective discursive et socio-politique », Théologiques, vol. 23, n° 2, 2015, pp. 103–131.. Cette théologie s’incarne dans la foi catholique durant la célébration du sacrement de pénitence et de réconciliation (prière eucharistique de réconciliation)Pour le texte de ces prières, voir : http://www.eucharistia.org/fr/liturgy/reconciliation.html, et bien sûr dans la confession individuelle. Certains l’ont associée ou opposée à la théologie de libération. Un théologien contemporain aussi important que Karl Barth en fait même un point central d’une théologie néo-testamentaire dans sa « Dogmatique »Karl Barth, «About Church Dogmatics: The Doctrine of Reconciliation», Church Dogmatic, vol. 4, n° 1, 2004.. La dimension de réconciliation est ainsi centrale dans le christianisme, non seulement à l’époque contemporaine mais « dès le départ », ontologiquement, pourrait-on dire. Comme l’Islam, le christianisme envisage la réconciliation comme un processus spirituel intense dans lequel Dieu est celui qui réconcilie authentiquement en faisant des victimes et des agresseurs de nouvelles personnesSur le processus chrétien théologico-pratique de réconciliation, voir Robert J. Schreiter, Reconciliation. Mission and Ministry in a Changing Social Order, Orbis Books, New York, 1992.. Ceci peut d’autant plus paraître paradoxal à notre époque qu’une définition « ambiante » du mot l’entend plutôt comme un processus psychologique (au plan inter-individuel) – ici, accepter la réconciliation revient à accepter l’Autre, y compris et surtout en ce qu’il a de conflictuel et d’« opposé ». Le second sens contemporain, non contradictoire, est davantage politique et désigne l’étape formelle, symbolique, qui suit ou illustre un accord de paix. Le résultat optimal d’un accord de paix est la réconciliation, état collectif où les inimitiés et les violences éventuelles sont de nouveau inhibées par une régulation juridique. En revanche, s’il est un devoir chrétien de pardonner, il subsiste le droit terrestre de ne pas le faire.
La réconciliation nationale en Algérie
La stratégie dite de réconciliation nationale algérienne a été mise en place à partir de 1999 pour mettre fin à la violence qui ensanglantait le pays depuis 1992 et qui opposait les autorités de ce pays et des groupes armés regroupés autour de deux grandes organisations : l’Armée Islamique du Salut (AIS) et le Groupe Islamique Armé (GIA).
Dans le fil de l’accord de cessez-le-feu négocié en 1997 avec l’AIS et suite à l’élection d’Abdelaziz Bouteflika en avril 1999, les autorités algériennes décidèrent de lancer durant l’été de la même année une initiative de concorde civile. Celle-ci offrait une assise politique à l’accord de cessez-le-feu en libérant près de 5 000 prisonniers des groupes armés à l’été 1999 et en graciant 4 000 djihadistes de l’AIS et 2 000 d’autres groupes armés qui avaient observé le cessez-le feu. Votée par l’Assemblée nationale et approuvée par référendum, la loi sur la Concorde Civile stipulait toutefois que les personnes responsables de massacres de civils ne pourraient pas bénéficier de l’amnistie. En pratique, la majorité des personnes se rendant aux autorités furent amnistiées.
Devant ce qui fut considéré comme un succès, la décision fut prise de continuer cette stratégie d’« ouverture » envers les groupes armés encore en activité, et notamment le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), principale organisation armée encore en activité après 2001 alors dirigée par Hassan Hattab. Il semble qu’Hattab, ayant pris conscience de l’inutilité de la poursuite de la lutte armée, était ouvert aux négociations. Il déclara en 2009, soit quelques années après sa reddition : « J’avais pris conscience que la situation était radicalement différente de celle des années 1990. Il était clair que les politiques du régime avaient changé. J’avais l’impression que le Président était sincère dans sa volonté de réconciliation. De plus, l’attitude de la population avait, aussi, changé. On ne pouvait plus dire que l’on représentait les aspirations de la société et continuer à se battre, ainsi, alors que le public n’aspirait qu’à la réconciliation. Enfin, plusieurs autorités religieuses islamiques s’opposaient à notre combat »Camille Tawil, Brothers in Arms: The Story of the Arab Jihadists, Saqi Books, Londres, 2011, pp. 182-183..
Ces négociations ne débouchèrent pas sur un accord avec le GSPC, mais aggravèrent les divisions en son sein entre les partisans d’un accord avec les autorités algériennes – dont Hattab lui-même – et les plus radicaux, opposés à tout abandon de la lutte armée. En mai 2003, Hassan Hattab fut « limogé » de son poste de chef du GPSC, remplacé par d’autres plus radicaux, puis en 2004, un nouvel émir général, Abdelmalek Droukdal, prit le contrôle du GPSC qu’il transforma en Al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007. De son côté, Hassan Hattab annonça une trêve en 2005, puis se rendit aux autorités en 2007 avec 300 membres du GSPC, ce qui fut considéré comme un succès majeur.
Dans ce contexte, en 2005, le président Bouteflika fit voter par référendum la loi sur la réconciliation nationale censée mettre fin au conflit de manière définitive. Celle-ci prévoyait d’absoudre tout membre des groupes armés en contrepartie de sa reddition. Quoique l’échec des négociations avec AQMI fût consommé, il est à noter que plusieurs milliers de membres de cette organisation se rendirent au fil des années pour bénéficier de la loi de réconciliation nationale. De surcroît, les autorités – par l’entremise d’anciens émirs comme Hassan Hattab ou Abdelhak Layada (fondateur du GIA) – entrèrent en contact avec des groupes armés et leur offrirent de bénéficier des dispositions sur la loi de la réconciliation nationale en échange de leur reddition. Au total, entre 1999 et 2015, environ 15 000 membres de groupes armés djihadistes se rendirent ou furent libérés de prison, mettant largement fin au conflit civil en AlgérieEntretien téléphonique avec Farid Alilat, journaliste à Jeune Afrique et spécialiste des questions sécuritaires en Algérie, novembre 2020..
Les anciens membres des groupes armés furent réintégrés dans leur ancien emploi ou reçurent des aides financières considérables afin de lancer leurs propres entreprises (crédits agricoles, aides au logement, priorité dans le traitement de leurs dossiers pour les aides à l’emploi, etc.)Entretien téléphonique avec Akram Kharief, spécialiste des questions sécuritaires, novembre 2020.. Cette approche a constitué un succès majeur au niveau sécuritaire puisque sur les 15 000 ex-combattants armés qui ont bénéficié de cette politique, il n’y eut qu’une centaine de récidives ou de rechutes dans la violence arméeIdem..
Ceci semble, toutes choses égales par ailleurs, assez comparable à ce qui semble prédominer, voire simplement émerger, dans d’autres pays à travers le monde (Europe, Amérique du nord, Moyen-Orient), où les phases intermédiaires (prison, amnistie, sortie en liberté surveillée) semblent fonctionner elles-aussi comme un sas entre illégalité violente et vie dans la légalité. Des données à la fois robustes et comparatives mériteraient ici d’être collectées.
Bien que dénommée « Réconciliation nationale » (Al Moussalaha al Wataniya), cette stratégie fut avant tout un processus plutôt classique de désengagement. Aucun travail de justice ou de vérité n’a ainsi été entrepris. Les familles des disparus lors du conflit, les victimes ont pu bénéficier, dans le cadre de cette politique, de réparations financières, mais ont dû renoncer à connaître la vérité sur le sort de leurs proches. Or, du point de vue des victimes, toute réconciliation exige l’établissement de la justice, un effort de vérité, voire une demande de pardonEntretien téléphonique avec Farid Alilat, novembre 2020..
Ce processus politico-sécuritaire de grande ampleur resta aussi fort éloigné d’un travail de déradicalisation, toujours individualisé. Dans les faits, les ex-membres des groupes armés devaient seulement se rendre aux autorités compétentes, et après une évaluation, étaient remis en liberté. En clair, il leur était simplement demandé de renoncer à la violence. Ce qui est une stratégie de désengagement et de réintégration sociale et économique déboucha parfois sur l’apparition de réseaux, en particulier économiques, à travers l’Algérie, composés de ces anciens militants de groupes armésEntretien avec un expert anonyme, décembre 2020.. Ainsi, en 2014, les ex-membres de l’AIS organisèrent « une université d’été » sur la situation politique en AlgérieVoir A. W., « L’AIS a tenu son université d’été à Jijel », El Watan, 7 décembre 2014..
Au final, cette stratégie – somme toute très pragmatique, mais sans prise en compte réelle des victimes – s’est axée sur le déroulement suivant : a) une victoire militaire sur le terrain de l’Etat algérien ; b) une stratégie d’engagement auprès des groupes armés en leur offrant des incitations judiciaires et socio-économiques ; c) une demande de collaboration avec livraison d’informations sur les individus et groupes encore en activité afin de les contacter pour les convaincre de suivre le même chemin – la reddition ; d) aucun renoncement idéologique n’est nécessaire ni requis.
El Moussalaha au Maroc
Le programme marocain d’El Moussalaha est différent à bien des égards de la politique algérienne décrite ci-dessus, mais le contexte diffère. L’impératif algérien était de mettre fin à une guerre civile qui avait coûté la vie à plusieurs dizaines de milliers de personnes. L’intensité et la gravité étaient bien moindres au Maroc.
Depuis 2003, ce pays a mis en place une stratégie de lutte contre l’extrémisme violent qui se veut globale et inclut des mesures classiques policières, mais aussi des projets de développement économique, ainsi que l’intégration des partis islamistes modérés dans le processus politiqueMohammed Masbah, « The Limits of Morocco’s Attempt to Comprehensively Counter Violent Extremism», Middle East Brief, n° 118, mai 2018., stratégie partisane au demeurant observée également en Algérie.
Toutefois, le programme El Moussalaha marocain, conçu en 2016 et lancé en 2017, est différent de ce qu’on observe en Algérie, et entre pleinement dans le cadre préventif P/CVE en visant directement les prisonniers pour terrorisme, que ces derniers soient des « revenants » d’Iraq-Syrie ou qu’ils aient été arrêtés au Maroc pour des activités liées au terrorisme. Il est ainsi proche de ce qui est fait en Europe. Ce programme vise à déradicaliser et réhabiliter ces djihadistes : premier élément, il est suivi par les détenus pour djihadisme sur une base volontaire, dans le sens où il n’y pas d’obligation pour ces derniers de le suivre et ils ne peuvent en bénéficier qu’après leur condamnation. On notera que la perspective française à la même époque était une prise en charge des détenus condamnés pour terrorisme ou en détention mais en attente de jugement. Sur cette base, le programme français AMALQue Jean-Luc Marret, co-auteur de cet article, a conçu et dirigé., critère important, prit en charge des détenus qui n’étaient pas volontaires au départ, mais qui furent convaincus de participer sans qu’il soit question d’une remise de peine en échange.
Conçu par la Délégation Générale à l’Administration Pénitentiaire et à la Réinsertion (DGAPR) et Al-Rabita al-Mohammadia lil-UlemaPour une description administrative, voir le lien légal : http://www.habous.gov.ma/fr/arrabita-al-mohammadia.html, la ligue des Ulemas, ce programme, d’une durée de quatre mois environIdem., est structuré autour de trois idées : a) la réconciliation avec soi-même, b) la réconciliation avec les textes religieux, c) la réconciliation avec la sociétéVoir El Mostafa Rezrazi, «Insights into Morocco’s Approach to Countering and Preventing Violent Extremism », in Lorenzo Vidino (ed.), De-radicalisation in the Mediterranean. Comparing Challenges and Approaches, ISPI, Milan, 2018, p. 92. . De ce point de vue, il est semblable à beaucoup de programmes européens, y compris le programme AMAL cité ci-dessus. Il inclut des sessions de formations religieuses, des ateliers sur les droits de l’Homme, l’obligation de visionner des témoignages de victimes du terrorisme et une participation à des groupes de discussionIbid.. Une commission statue ensuite sur la réussite de chaque individu au programme et ceux « admis » peuvent bénéficier d’une grâce royale.
De par sa nature, ce programme tente de s’attaquer aux racines cognitives et idéologiques de la violence et de la radicalisation en misant sur une distanciation stable et durable, voire définitive, des individus vis-à-vis de l’extrémisme violent. Même s’il est trop tôt pour en faire évaluation complète à ce stade, près de 300 personnes en ont bénéficié sans aucune récidive, ce qui, d’un point de vue sécuritaire, est un succèsEntretien téléphonique avec un spécialiste (anonyme) de ces questions, octobre 2020..
L’un des défis de ce programme demeure toutefois le fait qu’une fois libérés, les ex-détenus ne bénéficient pas de suffisamment d’aide sociale et économique et éprouvent des difficultés à se réinsérer dans la société. Ce constat ne paraît pas spécifique, tant d’autres programmes équivalents (dont le programme AMAL déjà cité) font face aux défis de la réinsertion sociale et professionnelle de bénéficiaires dans des économies parfois en crise, parce qu’ils sont soit peu ou mal formés, soit « marqués » du label « djihadiste » ou « extrémiste violent ». La réintégration économique est ainsi l’un des points faibles de cette approche marocaineVoir Kathya Berrada, « Morocco’s Response to Foreign Terrorist Fighters: Tighter Security and De-radicalisation», in T. Renard (ed.), « Returnees in the Maghreb: Comparing Policies on Returning Foreign Terrorist Fighters in Egypt, Morocco and Tunisia », Egmont Paper, n° 107, 2018.. Notons également que ce programme s’appliquant sur une base volontaire, beaucoup de personnes détenues pour djihadisme refusent de le suivre tandis que nombre de dirigeants salafistes le rejettent par principeVoir Hassan Benadad, « Les salafistes rejettent le programme ‘moussalaha’ et demandent la libération des leurs », Le360, 20 mars 2020. . La prévention de l’extrémisme violent (religieux) s’inscrit dans une politique publique qui est par définition, ici comme ailleurs, l’objet d’enjeux politiques et électoraux.
Quelle applicabilité en Europe ?
Les conclusions à tirer de ces deux stratégies sont nombreuses, mais relatives concernant l’emploi du concept religieux de réconciliation dans une perspective séculariste occidentale. D’abord, le concept de Moussalaha est entendu comme régulant la résolution des conflits entre musulmans. Qu’en est-il concernant une éventuelle « réconciliation » avec les non-musulmans ? Cette question est particulièrement sensible en Occident, où les musulmans, et par conséquent les djihadistes, sont minoritaires. Il est à craindre que du point de vue d’un certain nombre d’extrémistes violents islamiques, la Moussalaha ne s’applique pas à l’endroit des non-musulmans mais implique une réciprocité qui exige elle-même une « égalité théologique » et morale de fait dans un cadre islamique.
Certes, on pourra toujours rétorquer que le christianisme envisage – avant l’Islam – une réconciliation sous les auspices divins, mais le christianisme est a priori considéré comme une « hérésie polythéiste » par un certain nombre de djihadistes. Sans doute ici, au regard de l’expérience européenne, pourrons-nous constater sans plus de certitudes que les djihadistes en Europe ont une certaine acclimatation au monde sécularo-chrétien occidental. En revanche, le différentiel entre ceux qui pourraient être convaincus par une démarche de « réconciliation » islamique et ceux qui exprimeraient un refus à l’encontre des sociétés non islamiques est par définition inconnu. En réalité, aussi bien en nombre de victimes ces vingt dernières années que sur le « long terme » de l’Histoire, le djihadisme est une violence qui ne saurait être tolérée en Europe. Elle n’est pas non plus « territorialisée » comme le sont ou furent les ethno-nationalismes basque, irlandais ou corse. Sur un plan politique, il paraît surtout évident de souligner que le cadre conceptuel et les catégorisations islamiques sont moins familières (au sens d’enracinées), et peut-être de ce fait moins « légitimes ».
Enfin, la notion de réconciliation est, on le sait, au cœur de la justice transitionnelleSur ce vaste sujet, voir par exemple Valérie Rosoux, « Réconcilier : ambition et piège de la justice transitionnelle. Le cas du Rwanda », Revue Droit et Société, vol. 3, n° 73, 2009, pp. 613-633.. Il n’est pas sûr que les outils de la justice transitionnelle soient acceptables – et utiles – pour des individus ayant été très loin dans l’extrémisme violent religieux, ni que cela soit acceptable pour les sociétés occidentales. Or, comme nous l’avons vu plus haut, la réconciliation est parfois considérée comme étant autant un but qu’un processus. Ce type de démarche nous paraît quasi impossible en Europe – relevons d’ailleurs combien elles ont été politiquement sensibles à mettre en place en Algérie. Une démocratie européenne ne saurait amnistier des individus ayant usé de violence, sans considération formelle et légale pour les victimes, ne serait-ce que, par exemple, en raison des contre-coups politiques intérieurs qui seraient inévitables.
L’inconvénient à utiliser le concept de Moussalaha dans le cadre d’un programme de prévention en Europe doit être souligné. Il n’est pas certain, en effet, qu’il soit souhaitable et acceptable pour toute autorité de tutelle de voir s’exercer en son sein un programme, même modeste et local, qui postule une forme de réconciliation comme principe actif. Dans le cadre du programme AMAL, la parole de la mère d’un djihadiste mort en Syrie eut beaucoup plus de poids que l’approche victimaire, les victimes étant en l’espèce « réifiées », considérées comme « pertes et profits ». Cela ne signifie pas pour autant que dans un cadre limité, pour tels ou tels profils de djihadistes occidentaux méconnaissant la thématique djihadiste sur la mécréance ou les « polythéistes », cette approche ne puisse pas être utile et même recommandable. Les « revenants »Voir notamment les témoignages recueillis par David Thompson dans ses deux ouvrages : Les Français jihadistes, Editions les Arènes, Paris, 2014 et Les revenants, Editions Le Point, 2018. européens de Syrie-Iraq ont souvent exprimé les mêmes témoignages désabusés et de désillusion que leurs homologues au Maghreb. Il reste à en examiner la sincérité par principe de précaution. Mais même si les motivations sont parfois différentes, les trajectoires sur place furent souvent similaires et les raisons poussant à revenir se ressemblent.
Conclusion
Cette analyse de la « réconciliation » comme moyen et comme représentation révèle à quel point les réponses préventives de l’extrémisme violent religieux (djihadiste) ne sauraient être universelles, au-delà d’un certain nombre d’outils d’essence psychologique, voire herméneutique, mais spécifiques aux situations locales. Même le langage peut être différent, y compris entre des extrémistes franco-diasporiques maghrébins et des Maghrébins nés et habitant au MaghrebVoir Jean-Luc Marret et al., Glossaire des termes djihadistes francophones, Programme H2020 Mindb4act, avril 2020..
Pour autant, malgré les spécificités et les divergences, la tendance générale est à la « reddition » ou au retour bien plus qu’au départ pour les « terres de djihad » – dans l’attente de la prochaine peut-être. Ici, les exemples algérien et marocain mériteraient un examen complémentaire dans l’utilisation presque systématique des ex-djihadistes pour réduire l’attraction et la fascination de la violence religieuse.
Extrémisme violent et prévention : perspectives Europe-Maghreb de l’approche par la « réconciliation »
Note de la FRS n°06/2021
Djallil Lounnas,
Jean-Luc Marret,
10 mars 2021