Futur intercepteur endo-atmosphérique : quelles menaces et quelles technologies ?

Cette note est la synthèse d’une étude également disponible sur le site de la FRS

Introduction

La défense antimissile connaît actuellement des évolutions fondamentales. Longtemps orientée vers l’interception de menaces en provenance des États proliférants, elle s’est focalisée sur le développement de systèmes d’interception exo-atmosphériques devant permettre d’engager à distance de sécurité des missiles longue portée, tout en limitant les conséquences de la destruction d’engins potentiellement équipés d’armes de destruction massive. Linterception endo-atmosphérique a, de ce fait, longtemps été considérée comme essentiellement applicable aux défenses terminales de point ou de zone contre les SRBM et les MRBM opérant en bas du spectre de leur portée (1 200-1 500 km).

L’évolution des menaces balistiques et l’émergence des engins hypersoniques donnent cependant aux intercepteurs endo-atmosphériques une importance croissante, contre les missiles courte et moyenne portées contre lesquels ils sont actuellement définis pour opérer, mais aussi, à l’avenir, contre les missiles plus longue portée conçus pour réaliser tout ou partie de leur trajectoire dans l’atmosphère afin de pouvoir manœuvrer. Dès lors, si l’Europe accuse encore un retard certain dans la conception des intercepteurs exo-atmosphériques, elle reste bien positionnée pour concevoir de futurs systèmes aptes à engager des missiles qui, quelle que soit leur portée, tendent plus systématiquement à opérer dans le domaine endo-atmosphérique. Toutefois, capitaliser sur les capacités actuelles des industries européennes impose d’anticiper la nature des menaces futures et de faire des choix technologiques de long terme.

Évolutions des menaces

Missiles manœuvrants et quasi balistiques

L’importance croissante des intercepteurs endo-atmosphériques est essentiellement liée à la modernisation des systèmes de navigation et de guidage des missiles balistiques qui permettent à ceux-ci d’adopter des phases de vol aérobies pour accroître leur manœuvrabilité et leur précision. Le pilotage aérodynamique du missile ou de sa tête permet d’affranchir la précision de la distance, conduisant au développement d’engins très longue portée opérant un vol balistique puis une phase de ré-entrée guidée dans l’atmosphère (principe des têtes manœuvrantes ou des missiles manœuvrants) ou, sur des portées plus courtes, des vols dits quasi balistiques, où le missile sera guidé en atmosphère sur la plus grande partie de sa course. Outre la précision, ces technologies favorisent une meilleure pénétration des défenses antimissiles, ce qui explique la généralisation de leur utilisation. Actuellement, les têtes manœuvrantes sont majoritairement employées par les Chinois jusqu’à des portées pouvant dépasser 3 000 km, mais aussi par l’Inde et le Pakistan. L’Iran développe une tête manœuvrante pour les missiles de type Shahab‑3 (Emad) et la Corée du Nord semble vouloir adapter la technologie sur une version longue portée du Scud C. Russes et Américains travaillent sur des programmes de portée intercontinentale, la Russie ayant possiblement finalisé une tête. Russes, Chinois, Américains, Iraniens, Indiens et Pakistanais utilisent également des missiles quasi balistiques sur des portées plus courtes (300 à 800 km), certains de ces missiles pouvant opérer sur un mode manœuvrant terminal. Les missiles quasi-balistiques aéroportés (ALBM) de type Kinjal (Russie) permettent d’allonger sensiblement la portée de ce type de missiles (1 500 à 2 000 km) et représentent une évolution majeure de la menace.

Hyper vélocité

Les missiles à têtes manœuvrantes et les missiles quasi balistiques présentent néanmoins des vulnérabilités aux défenses antimissiles, soit durant le vol exo-atmosphérique, soit durant la phase finale de leur trajectoire atmosphérique, où leur vitesse décroît sensiblement. Les planeurs hypersoniques, mis à poste à des altitudes supérieures à une centaine de kilomètres par un lanceur balistique et planant ensuite dans l’atmosphère, permettent de répondre à ces vulnérabilités, en garantissant le maintien des vitesses élevées (Mach 7 à Mach 8) sur des distances longues, de l’ordre de plusieurs milliers de kilomètres pour les corps planants destinés à un emploi de théâtre, et une capacité de manœuvre sur l’ensemble du trajet aérobie. Les altitudes de vols planés se situent généralement entre 60 et 40 km.

La technologie des super-statoréacteurs, complexe à développer, permet d’envisager des vitesses supérieures à Mach 5 sur des distances actuellement plus courtes (de l’ordre d’un millier de kilomètres) sur des altitudes comprises entre 20 et 30 km. Plus légers que les corps planants, les missiles de croisière propulsés par super-statoréacteurs visent à donner une capacité de frappe hyper véloce à partir de plates-formes légères, navales ou aériennes. La Russie envisage de déployer ses premiers missiles (Zyrkon) d’ici quelques années et les États-Unis au début de la prochaine décennie. Les missiles haut-supersoniques, développés pour la frappe antinavire (Kh‑32 russe par exemple), représentent par ailleurs une menace non négligeable, opérant à des vitesses qui désormais atteignent Mach 4 en phase terminale. Développés depuis de nombreuses années, ces systèmes sont capables d’adopter des trajectoires complexes sur l’ensemble de leur vol et sont utilisés en saturation, rendant l’interception difficile.

L’emploi des missiles haut supersoniques / hypersoniques doit être perçu en complémentarité des missiles balistiques manœuvrants et quasi balistiques, l’ensemble de ces engins étant actuellement peu vulnérable aux défenses antimissiles, optimisées pour l’interception antibalistique ou l’interception terminale basse couche, à des altitudes de 15 à 20 km et à courte distance. Intercepter des engins volant à très haute vitesse, sur des distances supérieures à plusieurs centaines de kilomètres et à des altitudes oscillant entre 20 km et 60 km représente donc un vrai défi, tout comme l’interception des têtes manœuvrantes, dont la trajectoire aérobie est certes plus courte mais peut néanmoins atteindre une centaine de kilomètres lorsqu’elles sont associées à un MRBM. Missiles hypersoniques et quasi-balistiques offrent par ailleurs une capacité de manœuvre durant la partie atmosphérique de leur vol qui, compte tenu de leurs vitesses, rend l’interception techniquement complexe par des missiles à propulsion solide simple.

Intercepter les menaces futures : quelles technologies pour les futurs missiles ?

Domaine d’interception envisagé et intérêt d’une solution de propulsion par statoréacteur

Intercepter un engin manœuvrant très véloce implique que l’intercepteur puisse lui-même manœuvrer et opérer à grande vitesse ou qu’il puisse opérer là où la cible dispose d’une capacité de manœuvre réduite, au-delà de 30 à 40 km d’altitude. Une solution possible repose sur l’emploi de système à propulsion solide. Toutefois, la cible pouvant entamer sa phase de manœuvre à des distances très supérieures à 100 km et n’ayant pas de trajectoire prédictible, maintenir la manœuvrabilité de l’intercepteur sur de longues portées requerrait plusieurs étages de propulsion. Le développement d’intercepteurs propulsés par super-statoréacteur permet d’anticiper des vitesses et des portées d’interception très élevées mais se heurte au double problème de la très grande complexité de la gestion de la propulsion, qui limite le domaine de vol, et du plafonnement de l’altitude de vol et donc d’interception à environ 30 km (raréfaction de l’air, qui impacte sur le rendement de la propulsion). La manœuvrabilité du missile, qui dépend de ses appuis aérodynamiques, est également affectée. Seul l’ajout d’une propulsion secondaire anaérobie permet de surmonter ces limites pour porter les altitudes d’interception là où la cible est peu manœuvrante, au prix d’un alourdissement significatif de l’intercepteur et d’une dégradation de ses performances.

Optimiser l’interception à des altitudes de 20 à 30 km permet de combiner, autour d’un intercepteur léger, manœuvrabilité, vitesse, et flexibilité d’emploi. Sachant que la vitesse de la cible impose d’étendre la portée d’interception au-delà des distances des intercepteurs endo-atmosphériques existants (moins de 50 km contre les missiles complexes) et que l’essentiel du vol est réalisé en atmosphère dense, l’intercepteur doit disposer d’une propulsion continue, afin de pouvoir manœuvrer durant le vol et d’avoir l’énergie suffisante en fin de trajectoire pour engager la cible. La solution d’un statoréacteur de haute performance, capable de voler à des vitesses atteignant Mach 5 permet d’envisager l’interception de cibles volant en bas du spectre des vitesses hypersoniques. Il s’agit d’une solution technologique nettement plus fiable qu’un super-statoréacteur, permettant de concevoir un intercepteur polyvalent, apte à la défense antimissile comme antiaérienne, à des coûts maîtrisés. La portée d’interception peut être fortement allongée et amenée autour des 100 km, sans accroître exagérément la masse du missile. Si les véhicules manœuvrants mis à poste par des engins de portée stratégique ne peuvent être engagés par un tel intercepteur, celui-ci resterait efficace contre des cibles hypersoniques mises à poste par des engins de courte à moyenne portée, mais aussi contre les missiles propulsés par super-statoréacteurs, les missiles hautement supersoniques et les cibles aériennes agiles opérant à longue portée. Le développement d’un statoréacteur de haute performance impose toutefois des sauts technologiques non négligeables sur les matériaux, la navigation et le guidage, les propergols, mais aussi sur la gestion du vol. L’ensemble de ces technologies sera réutilisable dans la conception des engins hypersoniques.

Matériaux

La conception d’un intercepteur propulsé par un statoréacteur haute performance pose des problèmes de matériaux très proches de ceux posés par les technologies hypersoniques. Afin de maîtriser les problèmes de masse, l’utilisation extensive des matériaux composites permet d’alléger les structures mais aussi de disposer d’éléments moteurs et structurels capables de résister à l’échauffement et à l’abrasion. Le recours à des matériaux composites à matrices céramiques offre des possibilités intéressantes pour les structures externes (bord d’attaques, entrées d’air, appuis aérodynamiques), mais aussi pour les composants moteurs. Ces matériaux céramiques peuvent ainsi se substituer au titane par exemple.

La recherche sur les matériaux est également déterminante en matière de guidage. Ces matériaux sont primordiaux dans la conception des radomes et des fenêtres optiques résistants aux très hautes températures. Les axes de recherche portent notamment sur les carbures de silicium, qui offrent des performances thermiques et structurelles avantageuses pour des coûts acceptables.

La très forte augmentation des vitesses relatives d’interception impose en effet d’augmenter la portée des systèmes de guidage terminal de l’intercepteur. Tripler la portée de détection radar conduit à accroître la puissance d’une antenne d’un facteur de 20 et demande de développer une nouvelle génération de composants. Combiner des capteurs électromagnétiques et infrarouges au sein d’un capteur unique est également un axe de recherche. Le développement des systèmes de guidages performants est l’un des enjeux majeurs du développement des intercepteurs à très haute vélocité.

Algorithmie et intelligence artificielle

Parallèlement, l’utilisation d’une propulsion aérobie comme la recherche des très hautes vitesses requière de redéfinir l’architecture de pilotage du missile, le temps de réaction des actionneurs étant écourté. La recherche de manœuvrabilité conduit également à définir des systèmes de pilotage mixte, aérodynamiques et aérobie. Plus généralement la gestion du domaine de vol, complexe pour un statoréacteur, doit être adaptée à des lois de guidage évoluées, prenant en compte la vélocité et la manœuvrabilité élevées des cibles. D’autre part, il est difficile de concevoir que de tels intercepteurs ne soient pas fortement intégrés aux architectures capteurs et que l’ensemble des systèmes d’armes ne soient pas hautement automatisés, voire partiellement autonomes. L’utilisation plus systématique de l’intelligence artificielle apparaît donc souhaitable, autant dans la gestion du comportement du missile que dans son rapport aux architectures et aux cibles engagées.

Propulsions alternatives

La nécessité de garder une vélocité élevée et une propulsion modulable, favorisant la manœuvre, pourrait conduire à utiliser des ergols liquides plus énergétiques que les propergols solides actuels. Les ergols verts, actuellement développés en propulsion spatiale pour se substituer à l’hydrazine et ses dérivés, offrent des pistes intéressantes, avec un potentiel énergétique supérieur aux propergols solides, au détriment cependant d’une plus grande complexité de fonctionnement et d’une masse inerte supérieure, un élément moteur étant nécessaire à la propulsion. Stables, peu polluants, peu toxiques et résistants aux chocs, les ergols verts peuvent néanmoins apporter des solutions pour des seconds étages de missiles légers, option étudiée il y a quelques années aux États-Unis sur l’AMRAAM. Ils peuvent représenter une option intéressante pour la conception de propulsions d’appoint pour un étage devant opérer après la phase de propulsion aérobie, dans les couches hautes de l’atmosphère. À terme, ils peuvent également représenter des alternatives crédibles aux propulsions solides pour des intercepteurs longue portée.

Apports industriels et retombées civiles

La définition d’une famille d’intercepteurs de nouvelle génération, capable de traiter sur des distances longues des cibles très véloces opérant en milieu aérobie, est largement perçue comme un problème essentiellement militaire. Toutefois, la question des technologies liées à l’hypervélocité est également un enjeu industriel civil, très fortement lié au développement du secteur spatial. Dès les années 2000, les États-Unis ont d’ailleurs placé l’hypervélocité dans une dimension civilo-militaire forte, visant à favoriser l’accès à l’espace par le développement de propulsions à bas coût et, plus virtuellement, pour faire évoluer le transport aérien.

L’utilisation des propulsions réutilisables visant à soutenir les stratégies de lancements réactifs de microsatellites en orbite basse est l’objet d’une réflexion permanente (concept d’Operationally Responsive Space), autour d’engins capables d’opérer une première partie de leur vol par propulsion aérobie. Des retombées plus immédiates sont attendues dans le transport aérien et l’aviation militaire, l’optimisation des performances des statoréacteurs et leur combinaison avec des propulsions par turboréacteur annonçant le développement d’avions très véloces et plus économes en carburant.

Techniquement à portée de main, plus particulièrement pour le transport aérien et l’aviation militaire, la mise au point de ces systèmes reposera sur l’utilisation de matériaux composites évolués mais implique une baisse des coûts ainsi que le développement de matériaux plus endurants, à très haute tenue mécanique. La recherche de synergies entre les secteurs de la défense, le secteur spatial et le secteur du transport aérien doit donc être optimisée, permettant à des secteurs industriels déjà performants en Europe de trouver des débouchés durables. L’impression additive est susceptible de renforcer cette transformation, par abaissement des coûts, mais aussi par la flexibilisation des chaînes de productions. Il s’agit ici de l’un des domaines où l’apport des technologies militaires est susceptible d’impacter le plus directement le secteur civil.

La logique industrielle est probablement strictement inverse en matière d’intelligence artificielle, où le dynamisme du secteur civil impose une réflexion de fond sur l’intégration de la recherche militaire dans le processus. La trop grande dépendance du secteur militaire au secteur civil serait en effet génératrice de vulnérabilités majeures, les intelligences artificielles que l’on peut anticiper pour les défenses antimissiles gérant des systèmes de systèmes complexes, où la fiabilité des données est un facteur fondamental. Ignorer la dimension militaire reviendrait, à terme, à intégrer des éléments d’intelligence artificielle non maîtrisés, susceptibles de faire dysfonctionner les systèmes sans possibilité de correction ou d’adaptation de la part des opérateurs. L’enjeu dépasse largement la défense antiaérienne élargie, mais celle-ci représente l’un des secteurs militaires où l’intégration de l’intelligence artificielle sera la plus rapide et la plus complexe, imposant un effort rapide pour adapter les industries de défense à ce défi.

Les perspectives offertes par les ergols verts sont plus claires, les préoccupations environnementales (règlement REACH en Europe) poussant à l’abandon de l’hydrazine. Bien que les effets sur l’environnement des propulseurs militaires soient bien moindres que ceux des lanceurs spatiaux, l’exemple des munitions à uranium appauvri montre que le secteur de la défense ne peut ignorer la contrainte environnementale. L’utilisation des ergols verts sur de petits propulseurs accompagnera et participera donc à une recherche plus générale dont les retombées, civiles comme militaires, peuvent être conséquentes. L’emploi plus systématique d’ergols stables, peu toxiques et fortement énergétiques, pourrait en effet reconfigurer la filière solide sur les éléments non cryogéniques des gros propulseurs. L’émergence des technologies de lanceurs réutilisables et réactifs amplifie la probabilité de cette transformation en replaçant la propulsion liquide au centre des préoccupations économiques du secteur spatial. Dès lors, et bien que la propulsion spatiale diffère de la propulsion des missiles de petit diamètre, il existe des synergies technologiques évidentes.

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