L’Inde et le Pakistan à l’épreuve du coronavirus
Second et cinquième pays les plus peuplés de la planète, avec de fortes densités et des structures de santé déjà insuffisantes en temps normal, l’Inde et le Pakistan ont le potentiel pour être des foyers importants de la pandémie liée au coronavirus. Face à la menace, le Premier ministre indien, Narendra Modi, prit, le 24 mars 2020, la décision d’imposer un confinement total alors que le pays ne comptait officiellement que 500 cas d’infection et une dizaine de morts. Le premier cas avait été décelé au Kerala le 30 janvier auprès d’un étudiant de retour de Wuhan. Comme cela avait déjà été le cas lorsque Modi avait brutalement annoncé la démonétisation de coupures en novembre 2016, les Indiens furent pris de court. Dans un pays où la très grande majorité des emplois appartiennent au secteur informel, des centaines de millions d’Indiens se sont retrouvés du jour au lendemain sans ressources et sans protection sociale. Les premières victimes furent les travailleurs migrants employés dans les centres urbains qui, faute d’emplois et donc de moyens de subsistance, n’eurent d’autres solutions que de chercher à rejoindre leurs attaches familiales en province, souvent à plusieurs centaines de kilomètres. On estime à environ 65 millions le nombre de personnes migrant d’un Etat à un autre pour y exercer un travail. En l’absence de transport public, l’exode a parfois tourné court face à la fermeture des frontières intérieures des Etats de l’Union indienne. Les plus chanceux ont pu être hébergés dans des centres de rétention à l’hygiène douteuse, les autres furent abandonnés à leur sort pour trouver leur subsistanceC’est seulement début mai que certains migrants ont pu regagner leurs Etats d’origine par des transports publics spécialement affrétés.. Les dates de confinement peuvent faire l’objet d’adaptations locales. Comme au Pakistan après l’adoption du 18è amendement (2010), la santé publique et l’action sociale font partie des compétences décentralisées, ce qui laisse aux ministres en chef des Etats de l’Union indienne une certaine liberté de manœuvre pour répondre au défi sanitaire et porter assistance aux plus démunis.
Dans un discours à la nation le 22 mars, Imran Khan avait écarté la possibilité d’un confinement total, estimant que le pays n’avait pas les moyens d’y recourir, préférant en appeler à l’autodiscipline de ses compatriotes, « comme l’a fait la nation chinoise », pour respecter les gestes barrières. Les premiers cas de contamination avaient été détectés fin février chez des pèlerins chiites de retour d’Iran. La congrégation annuelle, début mars à Raiwind (Pendjab), du Tablighi Jamaat, une organisation prosélytique sunnite née en Inde en 1926, avait ouvert un nouveau foyer d’infection. Dès le 21, Syed Murad Ali Shah, le ministre en chef du Sind (la seule province dirigée par l’opposition du Pakistan Peoples Party) avait, face à une contamination menaçant la mégapole de Karachi, annoncé la mise en place le 23 d’un confinement total, suivi peu après par le Gilgit-Baltistan, et les autres provinces du pays qui sollicitèrent l’appui des autorités militaires, qui partageaient une vision plus contraignante que celle du Premier ministre. Imran Khan évoqua la possibilité que le système de traçage de l’ISI utilisé dans la lutte contre le terrorisme vienne compléter le dispositif d’endiguement de la pandémie. Maulana Abdul Aziz, qui a réinvesti la Mosquée rouge d’Islamabad, lieu d’affrontements sanglants entre extrémistes et armée en juillet 2017, n’hésita pas à transgresser les mesures de prévention et à rassembler ses ouailles pour la prière du vendredi.
En dépit de densités de population importantes et des espaces de vie exigus peu compatibles avec la distanciation physique, les taux de morbidité et de mortalité officiellement affichés restent relativement bas au point d’apparaître sous-évalués. A la date du 18 mai, il y a 101 299 cas confirmés et 3 168 décès en Inde, 43 336 cas confirmés et 926 décès au Pakistan. La contagion a aussi peu affecté les autres pays de l’Asie du sud : on dénombre 349 morts du coronavirus au Bangladesh, 9 au Sri Lanka, 4 aux Maldives, 2 au Népal et au Bhoutan. La région, qui compte pour 1/5è de la population mondiale, n’enregistre donc que 1 % des personnes dont le décès est attribué à la Covid-19. Les analystes se perdent en conjectures pour expliquer ce faible niveau de contamination. L’une d’elles porte sur la jeunesse des populations : l’âge médian est de 28 ans en Inde et de 24 ans au Pakistan. Une meilleure réponse immunitaire du fait d’une exposition plus fréquente à des germes infectieux, un tissu urbain moins dense comptent au nombre des autres facteurs avancés. Les variations spatiales sont importantes : plus d’un tiers des 739 districts indiens n’ont, à la date du 7 mai, officiellement pas de cas rapportés alors que les Etats du Maharashtra, du Tamil Nadu et du Gujarat concentrent le plus grand nombre de décès. Quant aux importantes communautés indiennes et pakistanaises travaillant à l’étranger, les gouvernements, face au risque de cas importés, ont attendu début mai pour entamer leur rapatriement. Dans le même temps, les migrants bloqués à l’intérieur du pays sont aussi autorisés à se déplacer.
Le gouvernement pakistanais a fixé au 9 mai le début de la phase de déconfinement et New Delhi a décidé de prolonger le confinement jusqu’au 31 mai alors qu’on observe une problématique croissance exponentielle des cas de contamination depuis début mai. Dans les deux cas, des assouplissements ont déjà été autorisés afin de permettre une reprise partielle des activités économiques ou, à l’inverse, des mesures restrictives ont été maintenues dans les endroits les plus touchés par l’infection. Le pic de la contamination pourrait ne pas être atteint avant le mois de juin d’autant que les normes sanitaires élémentaires pour éviter la propagation ne sont pas toujours à disposition. L’accord en 20 points passé entre les autorités pakistanaises et les différentes écoles de pensées religieuses pour contenir la pandémie en période de ramadan, sans fermer les mosquées, est observé à la marge.
La pandémie accentue les crispations géopolitiques
Si la pandémie a jusqu’ici largement épargné les populations, elle n’a en rien infléchi les tensions géopolitiques. La perspective d’une relance de la coopération régionale a rapidement avorté. Celle-ci reste au point mort depuis que l’Inde a décidé, à l’automne 2016, de boycotter le sommet de l’Association pour la coopération régionale en Asie du sud (SAARC selon l’acronyme anglais) suite à l’attaque menée contre un camp militaire indien à Uri (Jammu-Cachemire) par des militants du Jaish-i-Mohammed venus du Pakistan. Le dernier sommet de la SAARC s’est tenu à Katmandou en 2014. Le 15 mars 2020, le Premier ministre Modi a pris l’initiative de réunir par visioconférence les dirigeants des pays de la SAARC pour discuter des moyens de lutter ensemble face à la crise sanitaire. L’Inde promit de verser 10 millions de dollars à un fonds d’urgence Covid-19. Le Pakistan, représenté seulement par son ministre de la Santé, Zafar Mirza, s’est prêté a minima à cette opération pilotée par l’Inde et a boycotté une visioconférence de représentants du commerce des pays de la SAARC, estimant que de telles initiatives devaient être du ressort du secrétariat général de l’Association basée à Katmandou et non de New Delhi. Dans un article paru dans la presse pakistanaiseLi Bijian, « Covid-19: No Saarc Tie-up sans Pakistan », The Express Tribune, 31 mars 2020., le consul général de Chine à Karachi a renchéri en assimilant l’initiative indienne à une tentative visant à faire oublier l’abrogation de l’article 370 de la Constitution et la controverse sur le registre national des citoyensLe 5 août 2019, le gouvernement indien a décidé de retirer à l’Etat du Jammu-Cachemire son statut d’autonomie particulier (article 370), a rétrogadé l’Etat au statut de territoire de l’Union et placé les dirigeants politiques locaux en détention. Le registre national des citoyens voulu par le gouvernement Modi est perçu par certains comme étant dirigé contre la communauté musulmane., et en dénonçant l’ambition de l’Inde de chercher à développer des mécanismes de coopération régionale sans le Pakistan, que ce soit à travers la Bay of Bengal Initiative for Multi-Sectoral Technical and Economic Cooperation La Bay of Bengal Initiative for Multi-Sectoral Technical and Economic Cooperation (BIMSTEC) est une organisation régionale rassemblant pays de l’Asie du sud (Bangladesh, Bhoutan, Inde, Népal, Sri Lanka) et du sud-est (Myanmar, Thaïlande), créée en 1997 et sans réalisation majeure à son actif., ou, au niveau sous-régional, le BBIN (Bangladesh, Bhoutan, Inde, Népal).
Loin, donc, d’être l’occasion d’une reprise du dialogue, la crise sanitaire a au contraire vu le Pakistan redoubler d’efforts pour mobiliser la communauté internationale au sujet du confinement auxquels les Cachemiris indiens sont soumis depuis août 2019 après l’abrogation du statut d’autonomie qui leur était accordé et pour dénoncer une stigmatisation systématique des musulmans en Inde. Cette démarche est indirectement facilitée par les médias et les réseaux sociaux proches des milieux nationalistes hindous qui ont véhiculé la notion d’un « coronajihad » après qu’un conclave à New Delhi du Tablighi Jamaat à la mi-mars ait contribué à la diffusion du virus. Cette virulence anti-musulmane, exploitée par Islamabad à l’international et trouvant un écho dans les pays du Golfe, ne peut être ignorée par la diplomatie indienne, qui a fait du rapprochement stratégique avec la péninsule arabique une priorité.
Outre la permanence des affrontements verbaux entre l’Inde et le Pakistan, les accusations réciproques de violations du cessez-le-feu sur la ligne de contrôle au Jammu-Cachemire perdurent. La modernisation des armées ne connaît pas de répit. Selon le rapport annuel 2019 du SIPRI, l’Inde avait l’année dernière le troisième plus important budget militaire au monde, dépensant 71 milliards de dollars pour sa défense, soit 2,4 % du PIB, quand le Pakistan y consacre 4 %« Trends in World Military Expenditure, 2019 », SIPRI Fact Sheet, avril 2020.. Tout en condamnant la vente de missiles antinavires Harpoon Block II par les États-Unis à l'Inde, la Marine pakistanaise a procédé, le 25 avril, à des essais de missiles antinavires à partir d’un bâtiment de surface et d’un aéronef dans la mer d'Arabie.
Plus que l’état de préparation militaire du Pakistan, ce sont les manifestations de puissance de la Chine qui préoccupent les dirigeants indiens – là où Islamabad y voit concordance d’intérêts et exprime sa gratitude pour la fourniture de masques, respirateurs et kits de dépistage. Si l’Inde doit elle aussi s’approvisionner en Chine pour faire face au coronavirus, cela n’atténue en rien le sentiment de défiance qu’inspire Pékin. Un sondage réalisé par le Pew Research Center, rendu public en décembre 2019, montre que 46 % des personnes interrogées ont une opinion défavorable de la Chine, pour 23 % d’opinions favorables. Le poids croissant de l’économie chinoise dans le monde est considéré comme une mauvaise chose par 61 % des sondés. Ils ne sont que 20 % à juger cette donnée comme une bonne chose. Le renforcement militaire de la Chine rencontre encore plus d’avis défavorables (73 %)« Attitudes toward China », Pew Research Center, 5 décembre 2019.. L’inébranlable soutien au Pakistan, qui s’est encore vérifié lorsque la Chine a essayé d’obtenir que la question du Cachemire soit abordée dans l’enceinte onusienne après le changement constitutionnel d’août 2019, contraste avec le fait que Pékin, qui assurait la présidence du Conseil de sécurité en mars 2020, ait refusé tout débat sur la pandémie en estimant qu’elle ne menaçait pas la paix et la sécurité internationales. La projection militaire chinoise interroge. La Marine indienne a cru bon de rappeler à la mi-avril que le Commandement naval oriental basé à Visakhapatnam ne relâchait pas sa surveillance sur/ et sous les eaux de l’océan Indien, référence au déploiement d’une douzaine de drones sous-marins chinois Haiyi à utilisation potentiellement duale dans la partie orientale de l’océan Indien. Récemment, des bâtiments indiens ont également rencontré un navire de recherche chinois, le Shivan-1, opérant dans les eaux de la zone économique exclusive des îles Andaman. L’idée est répandue que Pékin entendrait profiter de la crise actuelle pour élargir sa sphère d’influence dans la région de l'océan Indien sous couvert de porter secours aux pays affectés qui lui seront ensuite redevables.
Face à une « diplomatie du masque » visant à faire oublier les errements initiaux, l’Inde garde quelques atouts. Le pays est le premier fournisseur mondial de génériques et fournit 50 % de la demande mondiale de vaccins. L’Inde est ainsi le premier exportateur mondial d’hydroxychloroquine produite par plusieurs compagnies pharmaceutiques (Ipca Laboratories, Zydus Cadila, Wallace Pharma, Cipla) et apparue un temps comme un remède incontournable. Après avoir initialement décidé de suspendre les exportations de ce médicament afin de garantir l’approvisionnement du marché intérieur, le gouvernement a décidé de lever l’interdiction le 6 avril et d’autoriser son exportation, ainsi que d’autres produits, comme le paracétamol ou des antibiotiques, vers les Etats-Unis, des pays du voisinage, d’Europe, Israël, etc. Un revirement auquel a contribué l’évocation de mesures de rétorsion par Donald Trump mais qui répond également à la prise de conscience que l’Inde peut elle aussi avoir une carte à jouer dans la diplomatie sanitaire en décidant de fournir une soutien médical à plus de 90 pays. Même le Pakistan est dépendant pour près de 50 % de matières premières importées d’Inde dans la fabrication de médicaments« Drug-makers Warn against Banning Raw Material Import from India », Dawn, 12 mai 2020..
Dans un article de presse, Shyam Sharan, un ancien Foreign Secretary, met en garde contre l’idée selon laquelle les démocraties seraient moins bien « équipées » pour faire face à une pandémie et contre l’utilisation des réseaux sociaux par des diplomates chinois pour créer l’image d’une Chine bienveillante venant au secours d’une communauté de nations assiégées par le virus« Beijing’s Response to Covid Underlines that the World Needs more Democracy, not less », The Indian Express, 20 avril 2020.. En réponse, l’ambassadeur de la République populaire de Chine à New Delhi a pris la plume dans l’Hindustan Times pour lister les actions mises en œuvre par Pékin pour assister l’Inde dans la crise et pour appeler au « rejet de tout parti pris idéologique, de toute tentative d'étiqueter le virus, de politiser la riposte et de stigmatiser un pays en particulier »Sun Weidong, « Viruses don’t Respect Borders. Come Together », The Hindustan Times, 30 avril 2020.. Au-delà du cadre régional et conjoncturel, l’influence croissante exercée par la Chine dans les organisations internationales ne paraît pas de bon augure au moment où les Etats-Unis, objet de bien des attentions des gouvernements indiens au cours des trois dernières décennies, sont en retrait et s’affranchissent d’un multilatéralisme dans lequel la diplomatie indienne s’est traditionnellement investie (à ce titre, un champ d’intervention pourrait porter sur les faiblesses de la Convention sur les armes biologiques de 1975 qui fera l’objet d’une conférence de révision en 2021Sujan R. Chinoy, « India can Absorb Shocks of Pandemic, Take the Lead in Reshaping Global Order », The Indian Express, 4 mai 2020.).
Une autre crainte porte sur une politique agressive d’acquisition de sociétés indiennes à la faveur des difficultés financières que celles-ci pourraient aujourd’hui rencontrer. Dans un autre sondage réalisé par Pew Research Center, près des deux tiers des sondés considèrent mauvaise l’influence chinoise sur l’économie indienne« Chinese influence on Indian economy seen as a negative; feelings toward U.S. influence viewed much more positively », Pew Research Center, 20 février 2020.. Le gouvernement indien a décidé de prendre les devants en annonçant le 18 avril une modification des règles en matière d’investissements directs étrangers. Ceux provenant de pays partageant une frontière terrestre avec l’Inde devront requérir l’accord du gouvernement, et ne seront donc plus automatiquement autorisés dans les secteurs ne faisant pas déjà l’objet de restrictions de nature stratégique. Une mesure qui vise implicitement à empêcher des acquisitions/prises de contrôle d'entreprises indiennes par des sociétés chinoises sans fermer la porte à des investissements greenfield. Plusieurs investissements chinois, dont ceux des géants BAT (Baidu, Alibaba et Tencent), soulèvent des problèmes de confidentialité concernant des startups indiennes. L’économiste Swaminathan S Anklesaria Aiyar estime toutefois que le risque reste pris par l’investisseur puisque les autorités indiennes peuvent à tout moment changer les règles du jeuSwaminathan S Anklesaria Aiyar, « Let China Invest. It Gets us Foreign Policy Leverage », Times of India, 26 avril 2020. . L’ambassade de Chine n’en a pas moins publié une déclaration appelant au retrait de « pratiques discriminatoires » qualifiées de violation des règles de l'Organisation mondiale du commerce. Dans ce climat, on voit mal comment l’Inde pourrait confier à Huawei le passage au réseau 5G, et les majors indiennes des télécommunications semblent se tourner vers des options alternatives en Corée du Sud et au Japon. Le Swadeshi Jagran Manch, l’organe de réflexion économique des nationalistes hindous, a appelé la population à rejeter les marchandises chinoises.
La représentation diplomatique chinoise ne ménage pourtant pas ses efforts pour affirmer le rôle exemplaire de la République populaire, « usine mondiale contre la pandémie », soucieuse avant tout du bien-être de l’humanité et victime d’attaques injustifiées des pays occidentaux attribuées à un relent de colonialisme auquel l’Inde doit être forcément sensible. Ces thèmes sont exprimés dans la presse par le consul-général de Chine à Mumbai, qui en appelle à une coopération entre la Chine et l'Inde afin que leurs médias joignent leurs efforts pour combattre la déferlante du « China-bashing ». Le plaidoyer du diplomate conclut par l’appel à un front commun au nom de l’inarrêtable « renaissance de la civilisation asiatique représentée par la Chine et l'Inde et l’essor des pays en développement »Tang Guocai, « Enemy is Coronavirus, not China », The Indian Express, 7 mai 2020.. Il n’est pas sûr que l’argument porte alors que la Chine représente le premier défi stratégique. Le thème de l’amitié sino-indienne comme fondement de la renaissance asiatique avait été utilisé par Jawaharlal Nehru à la fin des années 1940. C’était avant le conflit frontalier sino-indien de 1962, qui fut vécu par l’Inde comme une trahison. Faut-il voir une réponse de la Chine à la défiance indienne dans le fait que début mai des soldats chinois ont déclenché des escarmouches au col de Naku La (nord du Sikkim) et près du lac de Panggong Tso (Ladakh) ?
Les implications économiques de la Covid-19
Dans des pays où le secteur agricole fait vivre plus de la moitié de la population, la première incertitude porte sur la capacité à mener la récolte de printemps (rabi) à bon terme, faute d’une main d’œuvre suffisante de travailleurs journaliers. Une fois la récolte effectuée, la question du transport vers les lieux de vente se pose. Les fruits et les légumes qui n’atteignent pas les marchés en gros servent de nourriture au bétail. En cas de manque à gagner, c’est la capacité financière de l’exploitant à pouvoir mettre en culture la terre, à travers l’achat d’intrants, en prévision de la récolte d’automne (kharif) qui est affectée. En théorie, il n’y a pas de risque de pénurie alimentaire en Inde du fait d’un niveau record des stocks de céréales détenus par la Food Corporation of India, qui s’élèvent à 74 millions de tonnes au 1er avril, trois fois et demie le niveau minimal des réserves stratégiques. Avec la fermeture des écoles, c’est aussi la prise en charge par l’Etat du repas de midi pour 120 millions d’enfants, avec son apport nutritionnel, qui n’est plus assurée en Inde, provoquant en retour un surcoût pour les familles modestes.
Une autre interrogation porte sur le nombre de personnes subissant une perte substantielle de revenus ou se retrouvant sans emploi. Les travailleurs migrants et les personnes employées dans des micro-, petites et moyennes entreprises sont particulièrement vulnérables. Entre mi-mars et début mai, le taux de chômage est passé de 7 % à 27 %. La possibilité de voir plusieurs dizaines de millions d’individus repasser sous le seuil de pauvreté est réelle. Les gouvernements ont adopté des mesures de soutien financier aux plus démunis dont la portée et l’efficacité restent à prouver. Cela prend la forme, au Pakistan, du programme Ehsaas Emergency Cash, destiné à fournir 12 000 roupies (68 euros) à 12 millions de foyers, et d’un dispositif similaire en Inde. Le manque à gagner et la perte d’emplois menacent aussi les travailleurs immigrés, dont les transferts de revenus représentent un apport indispensable à la quête d’équilibre de la balance des paiements. Alors que les transferts indiens sont les plus importants au monde (83 milliards en 2019), ceux des expatriés pakistanais ont couvert les deux tiers du déficit commercial du pays en 2018-19. Première zone d’expatriation, les pays du Golfe, où sont employés 8 millions d’Indiens et 4 millions de Pakistanais, conjuguent récession mondiale et chute du prix du pétrole. La Banque mondiale envisage cette année une chute de 22 % des transferts pour les pays de l’Asie du sud. La contraction de l’économie mondiale va affecter les exportations, notamment, dans le cas du Pakistan, le secteur textile, qui représente 45 % des emplois industriels et 60 % de l’ensemble des exportations.
Même si les Etats et les Banques centrales adoptent des stratégies pour soutenir les secteurs productifs fiscalement et monétairement, en adaptant les taux d’intérêt ou en donnant aux banques le moyen de prêter de l’argent aux entreprises en difficulté, la croissance sera grevée. Le FMI prévoit que le Pakistan pourrait, pour la première fois depuis le début des années 1950, afficher une croissance négative de l’ordre de -1,5 % du PIB en 2020. Les déficits publics pourraient atteindre, au Pakistan et en Inde, 10 % du PIB du fait de la baisse des recettes et de l’augmentation des dépenses pour le maintien de l’activité économique et l’aide à la population des deux pays. Si le FMI n’entrevoit pas de récession pour l’Inde, la croissance pourrait n’être que de 1,9 %. La Nouvelle Banque de Développement créée par les BRICS a accordé un prêt d’un milliard de dollars d’aide d’urgence à l’Inde pour aider au financement des dépenses liées à la Covid-19.
La baisse des ressources en devises liée au recul des exportations et des transferts de revenus des expatriés va faire peser un fardeau supplémentaire sur les réserves de change. Islamabad a confié au FMI, à la Banque mondiale et au Club de Paris sa décision de demander officiellement un assouplissement du service de la dette. Le FMI a approuvé le décaissement d’1,4 milliard de dollars dans le cadre de l’instrument de financement rapide en attendant de réévaluer l'actuel mécanisme de financement élargi de 6 milliards de dollars à la lumière des objectifs attendus et de la situation du pays à la fin de la pandémie. Cette assistance financière a été complétée par une aide de 588 millions de dollars engagée par la Banque asiatique de développement et l'Association internationale de développement. Le G20, lors d’une réunion virtuelle à Riyad à la mi-avril, a inclus le Pakistan dans le groupe des pays éligibles à un rééchelonnement du service de la dette. Le Pakistan aura aussi besoin de l’écoute des autorités chinoises pour le remboursement de la dette générée par les projets du Corridor économique Chine-Pakistan. Islamabad a demandé à la Chine d'assouplir les obligations de paiement de plus de 30 milliards de dollars encourues dans le cadre de la réalisation de projets énergétiques. La Banque asiatique de développement et la Banque mondiale ont approuvé un prêt, respectivement de 1,5 milliard et de 1 milliard de dollars, à l’Inde pour financer la réponse gouvernementale à la crise sanitaire.
Conclusion
La crise du coronavirus survient dans un contexte de ralentissement de la croissance en Inde, et de fragilité économique au Pakistan, ce qui amène le pays à rechercher de façon récurrente des financements extérieurs. Les dirigeants, nationaux et régionaux, seront jugés à leur capacité à prendre la mesure de la pandémie. L’absence d’échéances électorales majeures à court terme leur laisse le temps de prendre des mesures susceptibles d’en compenser les effets négatifs. Le confinement aura permis à Narendra Modi d’éteindre, au moins provisoirement, le mouvement de contestation autour de la remise en cause des fondements laïcs du pays. L’Inde peut espérer attirer à elle des investissements de pays soucieux de réduire leur dépendance vis-à-vis de la Chine et de transférer des chaînes de valeur dans un pays jugé moins menaçant et offrant des coûts de production inférieurs à une relocalisation sur leur territoire. Des Etats de l’Union indienne dirigés par le BJP (Uttar Pradesh, Madhya Pradesh Gujarat) ont introduit des réformes du marché du travail en donnant aux industriels une plus grande flexibilité. L’annonce de la ministre des Finances indienne, Nirmala Sitharaman, d’un plan d’aide sous la forme de prêts aux micro-, petites et moyennes entreprises, qui emploient 120 millions de personnes et représentent un tiers de la production manufacturière, peut être en partie interprétée comme signifiant la volonté de soutenir un pan de l’économie menacé par la concurrence chinoise dans un contexte de profond déséquilibre de la balance commerciale bilatérale. Pékin est au cœur de biens des équations. La Chine, sortie économiquement moins éprouvée de la crise et avec des capacités financières préservées, continuera à exercer un effet d’attraction sur les pays voisins à l’économie exsangue, à commencer par le Pakistan. Une exacerbation des tensions sino-américaines sur fond d’accusations réciproques, auxquelles New Delhi a refusé de prendre part, place l’Inde en porte-à-faux face à une Chine de plus en plus encline à assumer des responsabilités globales et une administration américaine qui escompte de ses partenaires stratégiques un partage de ses positions. Pékin suivra avec attention l’attitude qu’adoptera New Delhi au sein de l’Organisation mondiale de la Santé, dont l’Inde doit présider le conseil exécutif en juin, à un moment où les Etats-Unis souhaitent voir Taïwan y récupérer un statut d’observateur. Depuis 70 ans, et la reconnaissance d’une seule Chine, New Delhi entretient seulement des relations commerciales avec l’île nationaliste. Le Pakistan devra aussi composer avec la tournure que prendra le processus de paix en Afghanistan alors que ce pays présente des chiffres de contagion inquiétants.
L’Inde et le Pakistan à l’épreuve du coronavirus
Note de la FRS n°42/2020
Gilles Boquérat,
20 mai 2020