L’Iran, le Covid-19, les sanctions et la question nucléaire

Note achevée le 23 avril 2020

Alors que le Covid-19 continue de progresser à la fin du mois d’avril 2020 en Iran dans des proportions qu’il est difficile d’évaluer avec précision faute de données fiables, la situation sanitaire s’aggrave en épousant la complexité de la situation stratégique. En particulier, la variable nucléaire, très mouvante depuis le retrait par les États-Unis de l’accord du 14 juillet 2015 entre l’Iran et les E3/EU+3 (Plan d’action global conjoint – PAGC), est vite entrée dans l’équation.

Données du problème

L’épidémie de Covid-19 en Iran est un enjeu sanitaire qui n’est pas resté longtemps indépendant de la mise en œuvre des sanctions contre le régime comme de la question nucléaire que gère l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) dans un contexte de tension régionale particulièrement forte.

Au plan sanitaire d’abord, la propagation du virus sur le territoire iranien à partir du mois de février 2020Le premier cas de Covid-19 en Iran a été officiellement annoncé le 19 février 2020 mais le virus aurait atteint le pays au mois de janvier selon un canal qui reste hypothétique. depuis la ville de Qom, à 200 kilomètres au sud-ouest de Téhéran, a commencé par être déniée puis fortement minimisée par les autorités jusqu’à la seconde partie du mois de marsVoir par exemple Ghazal Golshiri et Allan Kaval, « L’Iran, le coronavirus et le ‘complot de l’ennemi’ », Le Monde, 26 février 2020. Voir également Ershad Alijani, « En Iran, les autorités ‘dissimulent’ de nombreux décès liés au Covid-19 », Les Observateurs, France 24, 12 mars 2020.. Depuis lors, il est avéré que le pays est l’un des plus touchés au monde, avec près de 100 000 cas testés positifs et 6 000 décès officiellement déclarés à la fin avril 2020. Les chiffres officiels indiquent également un certain tassement de la courbe épidémique depuis le début du mois d’avril. Ces évaluations statistiques restent très incertaines : de nombreux experts étrangers mais aussi des responsables nationaux évoquent un nombre réel de victimes sensiblement plus élevé. Le député de Racht (extrême nord du pays sur la mer Caspienne) Gholamali Jafarzadeh déclarait ainsi à la mi-mars : « Je ne veux pas provoquer de panique, mais je dois être franc et dire que de nombreuses personnes présentant des symptômes de corona sont décédées dans notre province sans être incluses dans les statistiques, puisqu’elles n’ont pas subi de test »Voir Marmar Kabir, « Dans un Iran fragilisé, le coronavirus fait des ravages », Orient XXI, 21 mars 2020.. Par ailleurs, circulant rapidement dans les médias occidentaux à la fin du mois de mars, les résultats d’un programme de simulation élaboré par des chercheurs de l’Université de Technologie Sharif à Téhéran avançaient que l’épidémie pourrait culminer vers la fin du mois de mai 2020 et finir par provoquer jusqu’à 3,5 millions de morts selon les pires scénariosNarges Bajoghli, Mahsa Rouhi, « How Trump Sanctions on Iran Will Worsen the Pandemic – Tehran doesn’t have the Resources to Enforce Quarantines and take other Measures to Contain the Outbreak », The New York Times, 24 mars 2020.. En tout état de cause, la situation sanitaire nationale s’est considérablement aggravée entre la fin du mois de février et le début du mois d’avril ; le pays est le premier foyer de la pandémie de la zone moyen-orientale et l’un des dix pays les plus touchés au mondeLe cas iranien est particulier en cela qu’environ 100 000 survivants des attaques chimiques perpétrées par l’Irak durant la guerre Iran-Irak (1980-1988) continuent de vivre sur le territoire iranien avec des problèmes respiratoires chroniques. Cette population fragilisée est sujette à un risque plus élevé d’infection par un coronavirus.. Cette aggravation s’est accompagnée de fortes mises en doute du discours officiel.

La question des sanctions contre l’Iran a vite été sujette à débat. La première quinzaine de mars a vu l’Iran mener une offensive diplomatique, au motif de la lutte contre l’épidémie de Covid-19, pour alléger la pression exercée sur l’économie du pays par la réimposition des sanctions unilatérales américaines. Cette offensive a mené le débat au sein des institutions internationales, au sein du groupe E3/EU + 2, ainsi qu’à Washington. Se sont en particulier prononcés les candidats à l’investiture du Parti démocrate. L’administration Trump continue de souligner la distinction entre échanges licites pour raisons humanitaires et renforcement nécessaire des sanctions ciblées contre le programme nucléaire et contre le soutien aux groupes armés au Moyen-Orient.

Par ailleurs, la tension entre l’Iran et les Etats-Unis n’a pas décru depuis le mois de janvier. L’escalade du tournant de l’année 2019 avait culminé avec l’élimination du Général Qassem Suleimani le 3 janvier 2020, à laquelle avaient répondu cinq jours plus tard les tirs d’une dizaine de missiles de type Fateh contre la base aérienne accueillant les forces américaines à Ayn Al-Asad en Irak. Treize missiles au total auraient été tirés selon l’Iran, seize selon les Etats-Unis, sur les deux bases aériennes d’Ayn Al-Asad à l’ouest de l’Irak et d’Erbil au nord. Ces attaques du 8 janvier n’étaient ni isolées ni particulièrement singulières. Depuis lors, près de dix attaques ont été menées soit dans la zone verte de Bagdad, non loin des postes diplomatiques américains, soit au voisinage de bases militaires américaines en Irak. Par exemple, un barrage d’une trentaine de roquettes Katioucha contre le camp Taji, base de l'armée irakienne au nord de BagdadLe camp Taji avait en première intention été sélectionné comme cible par l’Iran pour les frappes du 8 janvier., tuait le 11 mars deux militaires américains et une militaire britannique. D’après le Secrétaire américain à la Défense, Mark Esper, relayé par le Secrétaire d'Etat, Mike Pompeo, ces attaques sont imputables aux milices chiites. Le 13 mars, les États-Unis ciblaient cinq sites d’une milice irakienne soutenue par l'IranVoir par exemple Robert Malley, Ali Vaez, « The Coronavirus Crisis is a Diplomatic Opportunity for the United States and Iran », Foreign Policy, 17 mars 2020.. Au total, plus de vingt-deux attaques contre des installations américaines dans la région, de nature évidemment asymétrique et directement ou indirectement attribuées à l’Iran, ont été menées depuis l’automne 2019.

Enfin, s’ajoutant au débat sur les sanctions sur fond d’échanges de tirs nourris, la question nucléaire a resurgi avec la publication le 11 mars dernier du dernier rapport de l’AIEA sur la mise en œuvre par l’Iran du Plan d’action global conjoint (PAGC) de 2015« Vérification et contrôle en République islamique d’Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU », Rapport du directeur général de l’AIEA, 4 mars 2020, 8 p., mis en distribution générale le 11 mars.. Schématiquement, le document confirme l’aggravation de la situation vers la possibilité d’une crise diplomatique internationale en 2020. Le dossier nucléaire iranien est en effet entré à la mi-janvier 2020Voir la déclaration conjointe du mardi 14 janvier 2020 des ministres des Affaires étrangères des pays du groupe E3 : Allemagne, France, Royaume-Uni. dans une phase précontentieuse avec l’activation par l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni du mécanisme de règlement des différends prévu par le PAGC en réponse à l’accumulation par l’Iran, depuis le mois de mai 2019, de manquements au respect de ses engagements au titre de l’accord.

Ces données ne relèvent pas nécessairement d’un même ordre du jour. Elles se combinent ou sont utilisées de façon combinée depuis la mi-mars. Dans cette séquence spécifique, les autorités iraniennes exacerbent la rivalité avec les États-Unis en utilisant le traitement de l’information sanitaire à destination des opinions publiques iranienne, américaine, et européennes.

L’argument humanitaire et le débat à Washington

Si la réaction politique et sanitaire du régime à la propagation du coronavirus fut lente et désordonnée, l’offensive diplomatique au motif du Covid-19 fut très réactive, volontaire, orchestrée tout au long du mois de mars.

La République islamique a d’abord demandé au Fonds monétaire international (FMI), début mars, l’ouverture d’une ligne de crédit d’urgence de cinq milliards de dollars via l’Instrument de financement rapide (IFR) de l’institution pour pouvoir faire face à l’épidémieL’IFR est « conçu pour des situations où un programme économique à part entière n’est pas nécessaire ou réalisable. Le premier cas peut être celui d’un pays confronté à un choc provisoire et limité et, le deuxième, celui d’un pays dont la capacité de conception ou d’exécution d’une politique économique est restreinte, notamment en raison de l’urgence des besoins de financement de la balance des paiements ou d’une situation de fragilité. » Fiche technique, Fonds Monétaire International, 25 mars 2020.. C’est une démarche historiquement inédite. L’Iran n’a pas reçu d’aide du FMI depuis un crédit accordé en 1960. Début avril, le Premier ministre iranien exhortait le FMI à « assumer [ses] responsabilités », prenant l’opinion mondiale à témoin dans une allocution télévisée« Virus : l’Iran exhorte le FMI à lui octroyer le prêt d’urgence qu’il a demandé », AFP, 8 avril 2020..

En outre, le ciblage des sanctions américaines a été opéré par divers canaux parallèles : à la mi-mars, l’ambassade iranienne à Londres demandait la levée des sanctions en avertissant que les hôpitaux du pays étaient débordés. Au même moment, le porte-parole de la mission de l’Iran auprès des Nations unies, Alireza Miryousefi, déclarait que « les nouvelles sanctions dans le contexte de la pandémie de coronavirus – dont l’Iran est l’un des plus touchésAu même moment, les autorités sanitaires iraniennes continuaient de minimiser auprès de la population le nombre réel de victimes. – sont plus que cruelles et illustrent le manque total d’humanité de l’administration américaine »Cité par Ian Talley, « U.S. Steps up Iran Sanctions amid Coronavirus, as Tehran Charges Cruelty », The Wall Street Journal, 19 mars 2020.. Dans une lettre ouverte publiée par les médias d’Etat le vendredi 20 mars, le président Rouhani exhortait les Américains à faire pression sur leur administration pour que soient levées les sanctions contre l’économie iranienne dans le cadre de la lutte contre l’épidémie : « les sanctions du gouvernement américain ont conduit de nombreux Iraniens ordinaires à perdre leur santé, leur emploi et leurs revenus. […] Il est temps pour le peuple américain d’en appeler haut et fort au gouvernement des Etats-Unis pour exiger une réponse [...] et ne pas permettre que l’Histoire des États-Unis soit davantage noircie »« Rouhani Urges Americans to Call on U.S. to Lift Sanctions as Iran Fights Coronavirus – State Media », Reuters, Dubai Newsroom, samedi 21 mars 2020.. Enfin, les autorités iraniennes rejetaient, début avril, une offre d’aide humanitaire américaine directe, l’Iran n’ayant pas « besoin de la charité » de Donald Trump, selon un tweet du ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif (en date du 7 avril). Ce dernier ajoutait : « ce que nous voulons, c’est qu’il cesse d’empêcher l’Iran de vendre du pétrole et d’autres produits, de financer ses besoins, de faire et de recevoir des paiements »Cité par Radio Free Europe – Radio Liberty, 7 avril 2020..

De fait, non seulement l’administration américaine n’a pas accédé aux demandes réitérées de Téhéran de lever les sanctions en place, mais encore a décidé un renforcement des sanctions unilatérales. Le lundi 16 mars, le Département du Commerce ajoutait ainsi cinq scientifiques nucléaires iraniens à sa liste de personnes ciblées. Le 18 mars, le Département d’Etat mettait sur cette liste huit entreprises et trois cadres accusés d’avoir aidé l’Iran à vendre des produits pétrochimiques. Le 19 mars, les sanctions du Département du Trésor impliquaient cinq sociétés basées aux Emirats arabes unis, dont Alam Althrwa General Trading LLC, et Alwaneo LLC Co., pour leur achat collectif de centaines de milliers de tonnes de produits pétroliers à la National Iranian Oil Company. D’après les déclarations du Trésor, trois de ces sociétés auraient falsifié des documents pour dissimuler l’origine iranienne des cargaisonsCité par Ian Talley, « U.S. Steps Up Iran Sanctions Amid Coronavirus, as Tehran Charges Cruelty », op. cit..

En revendiquant de ne pas avoir l’intention d’assouplir le régime de sanctions contre l’Iran mais au contraire de le renforcer, l’administration Trump fait valoir quatre arguments : le non-respect des embargos en place, les récentes attaques à la roquette au camp Taji en Irak, le financement du terrorisme par l’Iran« Le régime iranien utilise les revenus des ventes de pétrole et de produits pétrochimiques pour financer ses agents terroristes », déclarait le Secrétaire au Trésor Steven Mnuchin le 19 mars, cité in Ibid., le non-respect de ses engagements au titre du PAGC (renforcement des sanctions du Département du Commerce en réponse à la décision de Téhéran d’intensifier ses opérations d’enrichissement d’uranium). De manière moins circonstanciée, plusieurs responsables de l’administration américaine ont, au cours du mois de mars, réaffirmé que les sanctions ne seront levées que si Téhéran accepte les demandes de Washington de se retirer des conflits régionaux dans lesquels le pays est impliqué, d’abandonner ses efforts pour se doter de l’arme nucléaire et d’accepter des restrictions sur son programme de missiles balistiques. L’approche officielle américaine ajoute, depuis le début de la crise sanitaire, que les sanctions américaines épargnent l’aide humanitaire à l’Iran, ce que le Secrétaire d’État Pompeo déclarait lors d’un point de presse à la mi-mars : « le monde entier devrait savoir que l’aide humanitaire à l’Iran est largement ouverte, elle n’est pas soumise à sanctions »Cité par John Krzyzaniak, « How Joe Biden’s Statement Falls Short on Calling for Iran Sanctions Relief », Bulletin of the Atomic Scientists, 3 avril 2020.. En outre, l'argument sanitaire iranien visant à alléger le régime de sanctions est inversé par les responsables américains : d’après le Secrétaire au Trésor Mnuchin, les revenus des ventes de produits pétrochimiques iraniens sont utilisés pour financer des activités terroristes « au lieu de la santé et du bien-être du peuple iranien »Ian Talley, « U.S. Steps Up Iran Sanctions Amid Coronavirus, as Tehran Charges Cruelty », op. cit.. Quant au Secrétaire d’État Pompeo, il estime que « les dirigeants iraniens tentent d’éviter d’assumer la responsabilité de leur gouvernance grossièrement incompétente et meurtrière »Déclaration du 24 mars 2020, cité in Ibid..

Au début du mois d’avril, il semblait, d’après des sources journalistiques, que les États-Unis avaient décidé de bloquer la demande de prêt de l’Iran au FMIIan Talley, Benoit Faucon, « U.S. to Block Iran’s Request to IMF for $5 Billion Loan to Fight Coronavirus », The Wall Street Journal, 7 avril 2020., toujours en cours d’instruction fin avril. Ici encore, l’administration américaine fait valoir le risque de détournement des fonds à des fins étrangères à la crise sanitaire, et possiblement illicites dans le cadre de la législation antiterroriste américaine. La section 1621 de l’International Financial Institutions Act dispose que les Etats-Unis votent contre une demande de prêt faite à une institution internationale par un Etat désigné comme « sponsor du terrorisme ». Pour autant, la diplomatie américaine a la latitude de s’abstenir ou de ne pas voter négativement pour des raisons humanitaires dans certaines circonstancesKenneth Katzman, « Covid-19 and U.S. Iran Policy », Insight, Congressional Research Service, 25 mars 2020, p. 2.. Même si aucun Etat membre du FMI ne dispose d’un droit de veto au sens propre, ce qu’a fait valoir début avril Mohammad Nahavandian, vice-président iranien en charge des affaires économiques« L’Iran estime que les Etats-Unis ne peuvent opposer leur veto à sa demande de prêt au FMI », Xinhua, 9 avril 2020, le système de gouvernance du FMI implique que les modalités de prise de décision confèrent de fait aux Etats-Unis, qui détiennent plus de 15 % des droits de vote, un droit de veto. L’approbation américaine est donc indispensable.

En revanche, les États-Unis ont accepté l’ouverture de deux canaux spécifiques d’aide humanitaire : l’un sous la forme d’assistance pratique par l’intermédiaire de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’autre via un mécanisme de financement humanitaire américano-suisse opérationnel depuis le 30 janvier, destiné à soulager les besoins du pays en fournitures médicales et autres produits de première nécessité tout en empêchant toute tentative d’évasion du régime de sanctions par l’Etat iranien. Le Secrétaire au Trésor avait promis, le 30 janvier : « les États-Unis sont déterminés à garantir au peuple iranien l’accès à la nourriture, aux médicaments vitaux et à d’autres biens humanitaires, malgré la mauvaise gestion économique du régime et le financement d’activités malveillantes dans toute la région »« U.S. Announces New Swiss Humanitarian Channel to Iran », Radio Free Europe – Radio Liberty, 30 janvier 2020.. Néanmoins, l’aide humanitaire américaine est présentée comme conditionnelle. Mike Pompeo déclarait ainsi au début du mois de mars : « toute nation envisageant une aide humanitaire à l’Iran devrait chercher à faire libérer tous les binationaux et les ressortissants étrangers » des prisons iraniennesVoir par exemple Patrick Wintour, « UK Presses US to Ease Iran Sanctions to Help Fight Coronavirus », The Guardian, 18 mars 2020.. Cette approche, en général non partagée par les Etats européens depuis le début de la crise sanitaire, n’a pour l’instant pas été acceptée par l’Iran.

Sans surprise, la question de l’impact des sanctions américaines contre l’épidémie de Covid-19 a gagné la campagne pour l’investiture démocrate, ce dès le début du mois de mars. Alors encore en lice, Bernie Sanders s’est très clairement positionné contre la politique de l’administration Trump : « L’Iran est confronté à un bilan catastrophique de la pandémie de coronavirus. Les sanctions américaines ne devraient pas contribuer à ce désastre humanitaire », déclarait alors le candidat sur Twitter, affirmant : « nous devons lever toutes les sanctions qui nuisent à la capacité de l’Iran à faire face à cette crise »Ibid.. Contrastant avec celle de son concurrent, la position de Joe Biden du 2 avril sur l’Iran, le coronavirus et les sanctions ne mentionne pas la levée ou l’assouplissement de ces dernières, mais suggère à l’administration Trump de prendre un certain nombre de mesures pour s’assurer qu’elles ne s’appliquent pas aux biens humanitaires, dont la délivrance de licences aux sociétés pharmaceutiques et aux entreprises de matériel médical. C’est assez surprenant de la part d’un candidat qui a toujours prôné le retour des Etats-Unis dans l’accord nucléaire de 2015 et la levée correspondante des sanctions. Bien plus offensive, une lettre écrite par onze sénateurs démocrates menés par Chris Murphy (26 mars) demande à l’administration Trump une « suspension à court terme des sanctions » et liste une série de mesures spécifiques dont « une dérogation de 90 jours aux sanctions sectorielles qui empêchent une réponse humanitaire rapide » ainsi qu’« un assouplissement des sanctions empêchant les entreprises à forte valeur technologique de fournir des services au peuple iranien »« Murphy Organizes Senate Effort to Call for Ease of U.S. Sanctions Hindering Response to Covid-19 », site Internet du sénateur Murphy, 26 mars 2020.. Dans la même veine, plus de trente parlementaires, dont les sénateurs Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Alexandria Ocasio-Cortez, faisaient paraître le 31 mars une déclaration demandant à l’administration Trump de « suspendre substantiellement les sanctions » contre des pans critiques de l’économie iranienne, y compris les secteurs bancaire et pétrolierJohn Krzyzaniak, « How Joe Biden’s Statement Falls Short on Calling for Iran Sanctions Relief », op. cit..

L’AIEA, les E3/EU + 2 et le précontentieux nucléaire

La teneur du débat américain et international depuis le début du mois de mars est également liée au dossier nucléaire lui-même. Le dernier rapport de l’AIEA sur la mise en œuvre par l’Iran de ses engagements au titre du PAGC en date du 4 mars 2020« Vérification et contrôle en République islamique d’Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU », op. cit. fait état d’une aggravation de la question nucléaire iranienne. Le même jour, le nouveau directeur général de l’AIEA, l’ambassadeur argentin Rafael Grossi, faisait paraître un second rapport, habituel pour tous les Etats parties au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), sur la mise en œuvre par l’Iran de son accord de garanties avec l’Agence de Vienne au titre du TNP. Ce second rapport indique un manquement par l’Iran s’agissant de l’information fournie au titre de ses activités passées. Les préoccupations soulevées début mars par l’AIEA s’ajoutent ainsi aux facteurs de positionnement des principaux Etats concernés.

S’agissant du rapport au titre du PAGC, l’AIEA ne constate aucun changement dans la mise en œuvre par l’Iran de ses engagements à coopérer avec l’Agence « comme par le passé »Ibid, §5, p. 2., en dépit de la décision de Téhéran de ne plus appliquer certaines mesures du PAGC depuis mai 2019. Par ailleurs, l’Iran avait annoncé le 5 janvier 2020 que son programme nucléaire ne serait plus « soumis à aucune limite opérationnelle »Ibid.. Dans ce contexte, il est important de confirmer que les activités de vérification et de contrôle par l’Agence au titre de l’accord ont été menées normalement au cours du premier trimestre 2020 : la séquence ouverte par les autorités iraniennes en mai 2019 ne semble donc pas avoir changé de nature. En outre, l’Iran n’a pas poursuivi la construction du réacteur de recherche à eau lourde d’ArakRéacteur IR-40., n’a pas mené d’activités liées au retraitement au réacteur de recherche de Téhéran, et l’Agence a pu vérifier que le stock d’eau lourde avait légèrement dépassé 130 tonnes au 17 février 2020 (usine de production d’eau lourde – UPEL – en service et stock d’eau lourde de 132,7 tonnes). Cela étant posé, le rapport indique clairement que le programme d’enrichissement de l’Iran a largement dépassé les limites imposées à l’origine par l’accord de 2015Le taux d’enrichissement de l’uranium autorisé par le PAGC pour une durée initiale de quinze ans est de 3,67 %. L’enrichissement ne doit être opéré que sur le site de Natanz. La quantité d’uranium enrichi ne doit pas dépasser 300 kg.. Le précédent rapport de l’AIEA en date du 3 novembre 2019 indiquait un stock d’uranium enrichi à 4,5 % de 159,7 kg, ce qui signifie que 378,1 kg supplémentaires ont été produits entre les deux rapports. En outre, le rapport de mars indique que la totalité de l’uranium enrichi à 2 % a également été produite au cours de cette période. En définitive, cette augmentation rapide de la production permet à tous les protagonistes d’actualiser les calculs au titre du délai nécessaire à l’Iran pour produire une quantité suffisante d’uranium enrichi pour un premier engin nucléaire explosif. Ce « break out time » avait animé les négociateurs de l’accord de juillet 2015 afin qu’il fût au minimum d’une année au cours des dix années de mise en œuvre de l’accord. Il ne s’agit pas, dans le cadre de cette note, d’entrer dans ce débat naturellement très nourri depuis le début du mois de mars. Il importe ici de savoir que ce délai d’une année n’est désormais plus garanti de manière consensuelle par les experts. Pour autant, les estimations à un mois et demi qui ont pu être faites depuis mars ne sont à l’évidence pas réalistes, ne serait-ce que du fait du temps nécessaire à la reconfiguration des cascades de centrifugeuses pour l’obtention d’un enrichissement de qualité arme. En outre, il convient de rappeler qu’il faudrait toujours ajouter le temps nécessaire à la fabrication d’une arme fonctionnelle.

S’agissant du rapport au titre du TNP, l’AIEA indique que l’Iran n’a pas répondu aux demandes d’information et d’accès aux sites où le régime aurait pu se livrer à des activités nucléaires non déclarées il y a près de vingt ans. Dans le détail, l’Iran a ainsi refusé l’accès des inspecteurs de l’Agence à deux sites au mois de janvier. L’on sait que, selon l’Iran, la conclusion du PAGC a clôturé le dossier des activités nucléaires antérieures. Les autorités iraniennes continuent donc de prétendre que les demandes de l’AIEA sont illégitimes. En réalité, si le PAGC a clôturé le dossier des activités antérieures sur la base des preuves qui existaient alors, il n’y a pas de clôture par principe sur la base de nouvelles preuves qui pourraient être fournies à l’Agence. Également préoccupante en tant que telle, l’initiative de Rafael Grossi de dramatiser publiquement la situation nucléaire iranienne au regard de ses obligations au titre du TNP en déclarant à l’occasion de son passage à Paris début mars pour rencontrer le président Macron : « je tire la sonnette d’alarme ». Le directeur général ajouta alors dans un entretien pour l’AFP : « L’Iran doit se décider à coopérer de façon plus claire avec l’Agence pour donner les clarifications nécessaires », évoquant précisément la découverte des traces d’uranium anthropogénique à Téhéran en novembre 2019« Nucléaire : l’AIEA ‘tire la sonnette d’alarme’ sur l’Iran », Capital, 3 mars 2020.. Dans un communiqué de presse, l’Elysée indiquait alors : « le Président de la République a souhaité le strict respect par l’Iran de ses engagements et obligations en termes de vérification, et a appelé Téhéran à coopérer immédiatement et pleinement avec l’Agence »« Entretien du Président de la République avec le directeur général de l’AIEA, M. Rafael GROSSI », communiqué, site de l’Elysée, 3 mars 2020.. La représentation permanente de l’Iran à Vienne a fait savoir après le 9 mars être disposée à ouvrir un dialogue politique sur ce sujet, invitation rejetée par Rafael Grossi, qui réitère depuis sa demande d’accès aux sites suspectés pour vérification indépendante par les inspecteurs de l’AIEA« IAEA Demands Iran ‘Immediately’ Provide Access to Suspected Nuclear Sites », Radio Free Europe – Radio Liberty, 9 mars 2020..

L’aggravation de la situation sur le dossier nucléaire iranien au mois de mars 2020 n’a pas empêché l’exportation par les E3 de matériel médical vers l’Iran dans le cadre de la première mise en œuvre du mécanisme Instex« Instrument in Support of Trade Exchanges », dont le lancement a été annoncé par le E3 au mois de janvier 2019. Voir en particulier Jean-Yves Le Drian, Heiko Maas, Jeremy Hunt, « Joint Statement on the Creation of INSTEX, the Special Purpose Vehicle Aimed at Facilitating Legitimate Trade with Iran in the Framework of the Efforts to Preserve the Joint Comprehensive Plan of Action », Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 31 janvier 2019. annoncée par l’Allemagne le 31 mars dernier. Cette première transaction est sans rapport avec l’épidémie de Covid-19 mais avait été décidée au mois de décembre dernier. En revanche, elle donne enfin corps au mécanisme, par ailleurs rejoint au mois de novembre 2019 par la Belgique, le Danemark, la Finlande, la Norvège, les Pays-Bas et la Suède en qualité d’actionnaires, en attendant, sans doute, d’autres pays européens en 2020. Cette réanimation d’Instex et son activation opérationnelle en pleine épidémie mondiale de Covid-19 alors que les derniers rapports de l’AIEA sur l’Iran ne sont pas engageants peut être interprétée de deux manières différentes :

  • Il pourrait s’agir d’un signe que l’approche du dossier iranien par les principaux pays européens continue de s’opposer à l’approche américaine actuelle, même si l’effectivité du soutien européen à l’Iran reste insuffisante au regard des besoins économiques du pays. Schématiquement, les Européens continuent de distinguer la mise en œuvre des engagements nucléaires de l’Iran au titre du PAGC qu’ils soutiennent en exhortant l’Iran au respect de l’accord en dépit du retrait américain et de la réimposition des sanctions, ne veulent assortir leur aide humanitaire d’aucune condition. C’est communément ainsi que la nouvelle a été accueillie au début du mois d’avril.
  • Il pourrait également s’agir d’une incitation faite à l’Iran après la publication du rapport de novembre 2019 par l’AIEA pour que le pays marque une pause dans son offensive contre le PAGC. La lenteur du E3 à mettre en œuvre Instex depuis janvier 2019 était largement due à cette offensive. Dans un tel cas, l’alerte sonnée par l’AIEA au début du mois de mars pourrait à nouveau interrompre l’utilisation effective d’Instex par les Européens, agacés par le manque de résultat direct de leur initiative.

Indépendamment d’Instex, l’aide humanitaire européenne adressée à l’Iran dans le cadre du soutien à la lutte contre l’épidémie de Covid-19 a pris forme dès les premiers jours de mars, les E3 adressant par avion le 2 mars de l’équipement pour des tests de dépistage, et d’autres équipements, y compris des combinaisons de protection et des gants. Les E3 se sont également engagés à fournir à l’Iran via les agences onusiennes pertinentes une aide de cinq millions d’euros environCommuniqué de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni, France Diplomatie, 2 mars 2020..

Sortie de crise

A la fin avril 2020, la crise sanitaire liée à la propagation du Covid-19 en Iran n’a pas permis au volet diplomatique du dossier nucléaire de se débloquer ou de voir ses paramètres se modifier. L’on constate au contraire une forte inertie des argumentaires comme des positions étatiques. La crise sanitaire actuelle révèle donc d’abord la durabilité des différends, pour partie reflet de la profondeur des antagonismes. L’on peut par exemple relever la singularité qu’il y a pour les Etats-Unis, par la voix de son Secrétaire d’Etat notammentOp. cit., à arguer du non-respect par l’Iran de ses engagements au titre du PAGC alors que ce non-respect est précisément dû à ce que l’Iran estime être un non-respect par les Etats-Unis de leurs propres engagements. Selon Téhéran en effet, en décidant de sortir unilatéralement de l’accord nucléaire au mois de mai 2018, les Etats-Unis ont libéré ipso facto la partie iranienne de ses propres obligations. Quel que soit le débat juridique qui oppose des arguments doctrinaux adverses depuis lors, il peut sembler en effet raisonnable d’affirmer que l’administration américaine depuis mai 2018 n’est pas la mieux placée pour dire le droit en l’espèce. Mais précisément, l’affirmation contraire du Secrétaire d’Etat et publiquement revendiquée comme telle au mois de mars dernier est indicative de la logique américaine et de la permanence de cette logique depuis deux ans : selon l’administration Trump en effet, la conduite du programme nucléaire iranien, notamment le volet lié à l’enrichissement de l’uranium, est une réalité historique que le PAGC n’a pas fondamentalement entravée, l’Iran reprenant ouvertement son programme en prétextant la sortie unilatérale de l’accord par les Etats-Unis.

Dans ces conditions, l'argument selon lequel l’épidémie de Covid-19 offre de suspendre les sanctions économiques pour relancer la partie iranienne sur la voie d’une négociation d'ensemble est peu réaliste. Il s’agit pourtant désormais de l’idée la plus partagée par l’analyse soucieuse de fournir des solutions de sortie de crise. Sauf revirement imprévu de l’administration américaine, l’on constate a contrario que la difficulté avec laquelle les autorités iraniennes font face à l’épidémie de Covid-19 est plutôt perçue à Washington comme une opportunité dans la campagne de maximisation de la pression entamée il y a deux ans. Par ailleurs, peu d’éléments concrets viennent corroborer l’idée selon laquelle la crise sanitaire en Iran pourrait disposer le régime iranien à ouvrir des discussions sur le programme nucléaire, le programme balistique et l’implication du pays dans les foyers d’instabilité régionaux si les États-Unis acceptaient un gel des sanctions. L’argument tient plus du vœu en l’espèce. L’annonce, mercredi 22 avril, du lancement réussi du satellite militaire « Nour » par l’Iran, qui contrevient sinon à la lettre du moins à l’esprit de la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations unies (qui entérine l’accord nucléaire de 2015), évoque plutôt un signal contraire.

L’épidémie de Covid-19 ne semble pas à ce jour offrir de levier pour la diplomatie occidentale en dépit de signaux européens encourageants, signaux qui indiquent au passage un refus tenace de la plupart des Européens de s’aligner sur les positions américaines, au contraire de ce qui a pu être prétendu par certains commentaires et analyses depuis un an. Dans ce contexte, le scénario d’une implication plus volontaire de la Chine et/ou de la Russie pourrait émerger, les deux pays restant à ce jour toujours aussi en retrait dans le dossier nucléaire iranien depuis mai 2018. Sinon une sortie de crise, du moins un certain allégement des tensions pourrait être obtenu par les diplomaties chinoise et russe à Vienne dans le temps qui reste avant la tenue du prochain Conseil des gouverneurs de l’AIEA au mois de juin 2020 : une opportunité s’ouvre en effet de focaliser les efforts sur les désaccords au sujet de l’application de l’accord de garanties de l’Iran avec l’Agence, en laissant de côté pour le moment le PAGC. Il y aurait là moyen pour la Russie et la Chine de transiger avec le reste des membres du Conseil sur plusieurs autres dossiers d’intérêt direct, tels que la coopération nucléaire avec l’Iran ou l’épineux sujet de la portée de l’accord de garanties avec la Syrie. Il ne s’agirait pas d’une réelle opportunité de sortie de crise néanmoins, sauf initiative diplomatique inédite ainsi que Moscou a déjà pu le faire dans le passé.

Enfin, la question des possibles effets sur la stabilité du régime iranien de l’épidémie de Covid-19 n’est naturellement pas absente du débat sur la place des sanctions dans l’économie globale de la crise iranienne, dont le volet nucléaire n’est qu’un facteur. En particulier, pour les tenants du changement de régime en Iran, notamment à WashingtonLa question du changement de régime en Iran vue depuis Washington est un sujet qui nécessite une analyse systématique mais l’on peut rappeler ici, par exemple, que le 14 février 2019, le Secrétaire d’État américain déclarait sur CBS News : « La situation est bien pire pour le peuple iranien [avec les sanctions américaines], et nous sommes convaincus que cela le conduira à se soulever pour contraindre le régime à changer »., cette question se pose en termes simples : le régime iranien risque-t-il de s’effondrer du fait de l’évolution de la crise sanitaire dans le pays ? En général, les avis des experts sont très partagés sur le sujet de la chute de la République islamique. En l’occurrence, le développement de la crise et sa gestion seront déterminants. A la fin avril, l’on peut estimer qu’une partie importante de la population des villes a été exaspérée par le déni initial des autorités politiques, la lenteur de la réaction sanitaire, les tentatives de récupération politique dans le contexte électoral national. Le taux record d’abstention au premier tour des élections législatives du 21 février est indicatif de cette exaspérationCe premier tour des élections législatives a vu une large victoire des partis conservateurs et une abstention de près de 58 % sans précédent dans l’histoire électorale législative de la République islamique. Le second tour, prévu pour le 17 avril, a été reporté au mois de septembre 2020.. La population iranienne avait déjà exprimé sa colère contre le gouvernement lorsque celui-ci avait tenté de dissimuler qu’un avion de ligne avait été abattu par erreur début janvier 2020, causant la mort des 176 personnes, majoritairement iraniennes, à son bordVoir Narges Bajoghli, Mahsa Rouhi, « How Trump Sanctions on Iran Will Worsen the Pandemic – Tehran doesn’t have the Resources to Enforce Quarantines and take other Measures to Contain the Outbreak », op. cit. ; voir également « Avion abattu : l’Iran savait la vérité dès le début », Challenges, 3 février 2020.. Après une année 2019 généralement très tendue au plan social, en particulier à l’automne, dans un contexte de crise économique quasi permanente, aggravée par l’effet des sanctions américaines depuis la fin de l’année 2018 et par la chute des prix du pétrole depuis le début de l’année 2020, le scénario d’une chute du régime n’est pas irréaliste. Il est cependant difficile d’évaluer dans quelle mesure un tel scénario est désormais pris en compte et anticipé par le régime lui-même.

 

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