La mort annoncée du traité FNI ou la fin de l’après-Guerre froide

Avec les contributions d’Antoine Bondaz – Stéphane Delory – Isabelle Facon – Emmanuelle Maître – Valérie Niquet

L’annonce du retrait américain du traité sur les Forces nucléaires de portée inter­médiaire (FNI), faite le 2 février 2019 à Bruxelles, ne constitue pas une surprise, puisque Washington avait prévenu d’une telle annonce le 20 octobre, sauf à ce que, dans l’intervalle, la Russie se mette en conformité avec ses obligations.

Un compte à rebours est maintenant commencé : les États-Unis ont suspendu leurs obligations au regard du Traité » et sauf développement inattendu, le retrait américain du traité deviendra effectif début août. Le caractère quelque peu baroque de la situation ainsi créée n’échappe à personne : les États-Unis se retirent d’un traité qu’ils respectent, la Russie y demeure – à la lettre – alors qu’elle le viole. Comment en est-on arrivé là ? Et quelles sont les conséquences prévisibles de cette situation nouvelle ?

Symbole de la fin de la Guerre froide, le traité FNI était le fruit de son époque. Sa disparition dans les faits est, elle aussi, le produit d’un contexte radicalement nouveau : politique russe de remontée en puissance militaire au mépris des engagements pris par Moscou ; détestation à la Maison Blanche de traités perçus comme des carcans ; mais aussi transformation radicale du paysage stratégique (Asie). Pour l’Europe, la question des missiles de portée intermédiaire n’est plus aussi centrale qu’elle ne l’était il y a trente ou quarante ans, mais la fin du traité FNI n’est pas sans conséquence pour elle.

Le traité FNI a symbolisé la fin de la Guerre froide

Les origines du déploiement des « Euromissiles » furent multiples :

  • du côté soviétique, volonté de moderniser les vieux missiles balistiques à portée régionale SS‑4 et SS‑5, les SS-20 étant destinés à couvrir à la fois l’Europe (déploiements à l’ouest de la Russie) et l’Asie (déploiements en Sibérie)  ;
  • du côté américain, décision de développer des missiles de croisière à la fois pour exploiter les failles du processus SALT et disposer d’une éventuelle monnaie d’échange avec Moscou ;
  • du côté de l’OTAN, désir de pouvoir disposer de moyens de frapper avec certitude le territoire russe avec des capacités dites non « stratégiques » (basées en Europe) afin d’éviter le « découplage » transatlantique, notamment au vu des nouvelles capacités soviétiques (SS‑20 plus précis que leurs prédécesseurs, et à têtes multiples, déployés à partir de 1976).

La « double décision » de 1979 était un optimum diplomatique : l’OTAN répondait à un besoin doctrinal identifié – notamment sur la pression de l’Allemagne – tout en laissant une chance à la maîtrise des armements. « L’option zéro » proposée par Ronald Reagan en 1981 était, elle aussi, habile : fidèle aux préférences personnelles du président, elle plaçait la balle dans le camp de Moscou. À l’époque, peu de responsables occidentaux imaginaient qu’elle soit réalisable, et les premiers Pershing‑II et Gryphon furent déployés en 1983.

C’était sans compter l’arrivée au pouvoir de M. Gorbatchev, et sa volonté de changer les règles du jeu contre l’avis d’une grande partie de l’establishment militaire soviétique (même si les Pershing‑II constituaient une réelle menace pour le système de comman­dement et de contrôle du pays). Sans compter le choc  – souvent méconnu – de la catastrophe de Tchernobyl sur le Kremlin et sa perception des risques nucléaires.

Dans la deuxième partie des années 1980, on assiste alors à une convergence d’intérêts entre les préférences politiques personnelles de MM. Reagan et Gorbatchev et les opinions publiques européennes  pour une solution d’élimination complète, contre l’avis de la plupart des responsables politiques du continent (M. Kohl, Mme Thatcher), mais avec le soutien du gouvernement japonais, qui ne souhaitait pas d’une solution de retrait au-delà de l’Oural et contribuera à imposer, en 1986, l’élimination totale. Ce n’est qu’en 1987 que Bonn se pliera au jeu, mais à la condition que soient également éliminés les missiles de la catégorie 500-1 000 kilomètres (type Pershing‑I, SS‑12, SS‑23).

Premier traité de désarmement nucléaire (élimination des vecteurs), le Traité fut assorti de procédures de vérification intrusives – rendues possibles par l’atmosphère coopéra­tive de l’époque. En 1991, 846 missiles américains et 1 846 missiles soviétiques avaient été détruits, l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan devenant parties au Traité après la fin de l’Union soviétique.

La violation russe participe d’une politique délibérée

C’est très peu de temps après la fin (2002) du processus d’élimination vérifiée des missiles concernés et des réunions de la Commission spéciale de vérification (2003) que Moscou a, semble-t-il, entrepris le développement d’une nouvelle famille de missiles de croisière sol-sol. Le vecteur incriminé, le 9M729 (dénomination OTAN SSC‑8), semble avoir une portée maximale dépassant très largement le plafond (500 kilomètres) du traité FNI.

Ce développement peut être interprété comme résultant de la conjonction de trois facteurs :

  • Il s’inscrit dans une politique consistant à lâcher la bride aux bureaux d’études et aux constructeurs russes dans une logique de préservation de l’outil industriel, puis de recapitalisation de l’outil militaire, et notamment de développement tous azimuts de capacités de frappe à longue portée à double capacité (conventionnelle et nucléaire). Il s’agit notamment de missiles sol-sol, conformément à la préférence traditionnelle de la culture militaire russe (et aussi pour des raisons de coût).
  • Il se veut répondre à la perception de la menace potentielle que représente la multiplication des missiles sol-sol sur les flancs est (Chine…) et sud (Iran…) de la Russie. Ce qui explique d’ailleurs que Moscou ait, un temps, évoqué auprès de Washington la possibilité d’un retrait conjoint – à défaut d’une hypothétique multilatéralisation évoquée par le Kremlin, de concert avec les Etats-Unis, dès 2007-2008.
  • Il constitue aussi, dans une certaine mesure, une forme de revanche à la fois de l’establishment militaire (auquel avait été imposée l’élimination des Euromissiles) et du leadership politique contre la ligne de M. Gorbatchev (assimilée à de la faiblesse vis-à-vis de l’Occident).

Ayant recours au Transporteur-Érecteur-Lanceur (TEL) de la famille Iskander‑K, île 9M729 fait partie des moyens sol-sol à double capacité de nouvelle génération (dont le lanceur Iskander‑M, parfois soupçonné de dépasser la portée de 500 kilomètres, et qui visait à compenser partiellement la perte du SS‑23 éliminé au titre du traité FNI).

Le 9M729 est déployé depuis 2016, sur au moins deux bases, à l’est des monts Oural et près de la mer Caspienne (à ce jour, quatre bataillons de quatre TEL chacun selon les déclarations américaines). Il ne s’agit pas d’une violation assumée – ce qui aurait suscité un débat public et aurait mis les Russes en position défensive – mais plutôt d’une violation discrète. Elle a été détectée essentiellement à partir de l’étude des essais réalisés (essai depuis un lanceur fixe au-delà de 500 kilomètres et depuis un lanceur mobile en-deçà de ce plafond) ainsi que des images du système d’armes.

La Russie est également soupçonnée de violer le Traité dans le domaine balistique à la fois « par le bas » (missile sol-sol à courte portée SS‑26, au-delà de 500 kilomètres) et « par le haut » (missile sol-sol à longue portée RS‑26, en-deçà de 5 500 kilomètres).

Entrepris par l’administration Obama sur la question depuis 2013, un an avant de rendre publique son évaluation formelle de violation (le Congrès avait été mis au courant dès 2011), les Européens étaient plutôt sceptiques au départ. En 2019, le doute a été dissipé et il est possible de dire que les conclusions de plusieurs services européens de rensei­gnement valident indépendamment, avec un degré de probabilité assez élevé, le jugement américain.

La position diplomatique russe a évolué : niant d’abord l’existence d’un nouveau missile, Moscou en a finalement admis l’existence, mais en arguant de la conformité du SSC‑8 avec le traité FNI (position qu’il lui est possible publiquement de tenir en l’absence d’essai de plus de 500 kilomètres depuis un lanceur mobile). En janvier 2019, elle a présenté ses arguments de manière détaillée à la presse internationale : le missile aurait, selon elle, une portée limitée à 480 kilomètres. Les différences avec son prédécesseur immédiat, le 9M728 (SSC‑7), seraient, d’après la présentation russe, minimes : le container du nouveau missile serait 53 centimètres plus long, mais sa portée serait… plus courte de 10 kilomètres (480 au lieu de 490), la charge qu’il emporte étant plus importante. Mais si le container a été montré… le missile ne l’a pas été, ce qui rend impossible une évaluation plus avancée à partir des seules sources ouvertes.

En outre, Moscou accuse, sans surprise, la partie américaine de violer le Traité :

  • En installant des moyens de lancement antimissiles Mk‑41 (Aegis Ashore) en Roumanie et (bientôt) en Pologne, qui pourraient être employés comme lanceurs de missiles de croisière (ce qui est techniquement vrai mais exigerait une modi­fication du logiciel et du câblage du système, sans compter une altération de l’accord bilatéral de stationnement).
  • En utilisant des cibles (missiles) prohibées par le Traité pour ses essais d’inter­cepteurs antimissiles (ce que conteste Washington).
  • En déployant des drones armés à long rayon d’action (qui n’entrent pas dans la catégorie traditionnelle des « missiles de croisière »).

Naturellement, la partie américaine a beau jeu de rétorquer qu’on ne saurait mettre sur le même plan une violation et une éventuelle divergence d’interprétation des termes du traité, voire de son esprit.

L’hypothèse d’un règlement du différend entre les deux parties est exclue à court terme. La Russie semble avoir décidé de multiplier les arguments douteux pour établir un parallèle entre son attitude et celle de Washington. Certes, il ne faut pas négliger l’existence d’un complexe obsidional dans les milieux politico-militaires russes : leur oppo­sition ne résulte pas seulement d’un mécontentement à voir des pays de l’ex-Pacte de Varsovie s’ancrer ainsi encore plus profondément dans le système de défense trans­atlantique. Mais à supposer même que la question des sites Mk‑41 puisse être  la clé d’un règlement – ce qui se discute – on peine à imaginer qu’une visite d’inspecteurs russes sur ces sites pourrait rassurer Moscou, dans la mesure où l’inutilité de ces sites pour des lancements offensifs ne peut être démontrée de manière visible et aisément convain­cante (puisqu’il s’agit de la nature du logiciel, de l’électronique, etc.).

Le retrait américain résulte à la fois d’orientations idéologiques et de choix stratégiques

Alors qu’une stratégie de sortie par étapes avait été prévue aux termes d’un processus inter-agences, M. Trump a surpris jusqu’à certains de ses conseillers les plus proches en annonçant subitement, le 20 octobre 2018, le retrait prochain du traité, et ce alors même que M. Bolton devait s’envoler le lendemain pour Moscou afin de mettre en demeure ses interlocuteurs russes. Cette annonce révélait le caractère intrinsèquement idéolo­gique d’une décision cohérente avec la détestation des traités perçus comme des « carcans » par une grande partie du camp républicain, aujourd’hui incarnée au sommet de l’Etat.

Il y avait toutefois une motivation stratégique de fond à ce retrait, partagée à Washington bien au-delà du premier cercle de la Maison Blanche. Depuis plusieurs années, le Pentagone s’inquiète du déséquilibre, selon lui, entre les  arse­naux balistiques et de croisière chinois et nord-coréens et les moyens américains dans la région. Selon Washington, 95% des quelques 2 000 missiles chinois (DF‑4, DF‑15, DF‑16, DF‑21, DF‑26, HN‑1, HN‑2, CJ‑10, CJ‑20…) seraient de type « FNI », s’inscri­vant pour la plupart d’entre eux dans le cadre de stratégies d’anti-accès ou de coercition (Taiwan).

Dès lors, comme le traité ABM en son temps (cf. retrait de 2002), le traité FNI apparaissait comme une contrainte empêchant l’Amérique de se doter des moyens de défense adaptés au changement de contexte. Sous l’impulsion du sénateur Tom Cotton, le Congrès avait exigé et obtenu fin 2017 l’initiation d’un programme de recherche et développement d’un missile balistique sol-sol mobile. Dans le cadre de la Nuclear Posture Review (NPR, 2018), l’Administration avait cherché à contrer cette initiative par un programme de nouveau missile de croisière mer-sol à capacité nucléaire. Non sans rappeler, d’une certaine manière, l’esprit de la double décision de 1979, il s’agissait à la fois de répondre à un besoin stratégique (dissuasion élargie en Asie) et de donner une chance, optiquement au moins, à un retour au respect du Traité par la Russie.

Libérés du traité FNI, les États-Unis vont examiner des options supplémentaires. Il est douteux qu’ils se lancent dans un programme de missile balistique sol-sol entièrement nouveau, mais l’US Army aura sans doute à cœur d’exploiter la fin du Traité pour fixer les caractéristiques de son futur Long Range Precision Fires Missile. Pour les longues portées, le choix le plus probable est celui d’une version sol-sol, non-nucléaire, du même nouveau missile de croisière mer-sol.

En termes de conséquences stratégiques pour l’Europe, il existe deux scénarios distincts

Initialement sceptiques, les Européens sont ensuite souvent apparus tétanisés par la perspective d’une « nouvelle crise des Euromissiles », même si la résonance publique de la question est très différente de ce qu’elle était dans les années 1980.

Ils demeurent aujourd’hui essentiellement spectateurs dans cette affaire, même si, en 2018, Washington a obtenu le soutien ouvert de l’OTAN pour sa position. Ce soutien dont le caractère tardif était justifiable du point de vue européen (au vu du besoin d’évaluations nationales fines de la question) a suscité une certaine amertume dans les milieux stratégiques américains, où il est de bon ton de croire qu’une pression occiden­tale plus forte et plus visible aurait pu contraindre Moscou à reculer. Tout au plus les Européens ont-ils pu pousser Washington à adopter un délai de grâce de quelques mois, qui a ainsi expiré le 2 février.

Fondamentalement, toutefois, la crise des FNI n’est pas, aujourd’hui, une question stratégique centrale pour l’Europe. Le nouveau missile russe n’a probablement pas été développé d’abord et avant tout dans la perspective de changer les termes de l’équation stratégique du continent. L’Europe, au demeurant, fait déjà face depuis longtemps à des missiles sol russes à double capacité de nouvelle génération, sol-sol (missile balistique à courte portée Iskander‑M), mer-sol (missiles de croisière SS‑N‑27, SS‑N‑30) et air-sol (missiles de croisière KH‑101, KH‑102). Ce n’est que dans le cas d’une nucléarisation massive et ostensible (annoncée ou détectable) de ces capacités nouvelles que l’Europe ferait face à un problème stratégique nouveau.

Pour les Européens, la conséquence première est politique : le traité FNI symbolise la fin de la Guerre froide. Le retrait américain peut les conduire à  mettre la Maison Blanche – qui, en termes de relations publiques, s’est tiré une balle dans le pied en octobre 2018 – et le Kremlin – qui a désormais le beau rôle de ce point de vue – sur un pied d’égalité. Les conséquences sur les relations transatlantiques ne sont donc pas positives.

Et maintenant ? Deux scénarios sont possibles pour les prochaines années, le second pouvant succéder au premier.

  • Dans le premier, la Russie décide de capitaliser sur la faute politique américaine, et se dit toujours liée par le Traité FNI, du moins tant que les États-Unis ne déploieront pas de nouveaux missiles. C’est ce qu’avait annoncé M. Poutine en décembre 2018.
  • Dans le second, la Russie, en rejetant publiquement la faute sur les États-Unis, sort à son tour du Traité. Dans ce scénario, outre le déploiement massif des missiles de croisière existants, la Russie pourrait être tentée de développer une nouvelle version du missile sol-sol SS‑26 (dont la portée maximale est estimée à 700 kilomètres aujourd’hui selon certaines estimations, donc au-delà du seuil du traité FNI), le transformant en un missile de la catégorie « portée intermé­diaire ». La libération des contraintes du traité FNI permettrait, de manière générale, le développement et le déploiement de multiples types de propulseurs permettant de traiter des objectifs situés dans la fourchette des 500 à 5 500 kilomètres, élargissant à la fois la gamme des objectifs et les zones de déploiement possibles.

Deux questions se poseront rapidement pour les pays de l’OTAN :

  • Faut-il répondre aux déploiements russes par de nouveaux déploiements permanents (conventionnels ou à double capacité) occidentaux ? Et si oui, dans quel but : contrer les capacités russes, ou bien espérer (encore une fois dans l’esprit, mutatis mutandis, de la décision de 1979) une reprise du processus de maîtrise des armements ?
  • Faut-il modifier l’architecture des défenses antimissiles de l’OTAN, notamment pour contrer la menace des missiles de croisière (par exemple en intégrant des intercepteurs de type SM‑6) voire certaines catégories de missiles balistiques russes ?

De telles orientations, qui n’iraient pas sans controverses transatlantiques, consolideraient le dispositif de défense de l’OTAN, avec pour conséquence  d’insérer encore un peu plus les pays hôtes dans la sphère militaire américaine, résultat sans doute indésirable pour le Kremlin et résultant d’une dynamique désormais bien connue (effets contre-productifs pour la Russie, sauf à penser que la radicalisation de l’opposition entre deux blocs est le but recherché). Mais elles pourraient également être présentées par Washington comme un renforcement tangible de la protection américaine envers un continent qui doute de sa pérennité. Le tout à un coût très substantiel, ce qui, de ce fait, ne manquerait pas de renouveler la question du rôle de la dissuasion nucléaire dans la stratégie de l’OTAN : certains acteurs pourraient être tentés de la valoriser face à la menace nouvelle des missiles conventionnels russes ; d’autres, à l’inverse, retrouveraient leurs réflexes traditionnels d’opposition à toute revalorisation des capacités nucléaires occidentales (cf. réticences du SPD à la pérennisation du rôle nucléaire de l’Allemagne).  

Les conséquences pour l’Asie sont potentiellement importantes à moyen terme

La perspective est différente pour l’Asie.

Aux Etats-Unis, les préoccupations relatives au développement des arsenaux de missiles balistiques et de croisière chinois et nord-coréens sont bipartisanes. Toutefois, il est peu probable qu’une administration démocrate se serait retirée du traité FNI afin  d’avoir les mains libres en Asie.

Désireuse de capitaliser rapidement sur le retrait du Traité, l’administration Trump fera sans doute connaître dans les mois qui viennent ses orientations concernant le renfor­cement de la défense de l’Asie de l’est. Outre la réintroduction d’une capacité nucléaire de croisière mer-sol (décision de la NPR, non contraire au traité FNI), elle se prononcera sur l’intérêt du déploiement de nouveaux missiles conventionnels dans la région.

À ce titre, l’option « sol-sol » est mise en avant par les observateurs pour des raisons de coût. Mais, si un stationnement de missiles de croisière sol-sol mobiles à Guam serait possible pour des moyens à longue portée (distance du continent : environ 3 000 kilo­mètres), il supposerait, ailleurs, l’accord de pays hôtes. Au Japon, sans exclure cette possibilité, on estime qu’il serait sans doute difficile d’obtenir l’assentiment de la popu­lation à des déploiements de missiles américains « offensifs », même dans des zones peu peuplées (île d’Hokkaido). De même, la Corée du Sud et les Philippines seraient probablement peu réceptives.

Pour la Chine (et sans doute la Corée du Nord), le retrait du traité FNI valide le récit selon lequel l’Amérique recherche une supériorité militaire dans la région et n’accepte pas la montée en puissance du pays. Il reste à voir comment ces pays réagiront à une éventuelle multiplication des systèmes offensifs dans leur environnement immédiat – surtout si la Russie devait, elle aussi, être de la partie.

La crise du traité FNI est d’abord et avant tout le révélateur de la fin d’une époque

La conclusion du Traité FNI avait été un événement majeur d’un double point de vue : ce traité marquait, sur le plan des relations stratégiques, la fin de la Guerre froide ; et il signifiait que le désarmement (et non plus la seule maîtrise des armements) était possible, en inaugurant des procédures de vérification sans précédent. Il marqua ainsi le début de la décroissance des arsenaux nucléaires américain et soviétique, qui avaient atteint leur pic en 1986.

La disparition, dans les faits, du Traité clôt, sur le plan des relations stratégiques, l’après-Guerre froide : elle symbolise et révèle à la fois l’évolution du contexte international (montée en puissance de l’Asie), le désintérêt, pour des raisons différentes, de la Russie et des États-Unis pour les régimes contraignants de maîtrise des armements à capacité nucléaire, et bien sûr la dégradation des relations entre grandes puissances nucléaires.

Le retrait américain est à l’évidence un nouveau clou planté dans le cercueil du désarme­ment. La conclusion du Traité avait en effet contribué à créer un climat de confiance permettant l’engagement de la négociation du traité START (alors que SALT‑II n’avait pas été ratifié par le Sénat). Or tout indique que Moscou et Washington ne sont pas prêts aujourd’hui à envisager un nouvel accord de maîtrise des armements nucléaires stratégiques – sans compter que le Sénat refuserait certainement de ratifier un tel accord tant que la Russie viole le traité FNI. Et il n’est même pas certain que les deux pays s’entendent pour prolonger le traité en vigueur, New START, au-delà de 2021. Si tel était le cas, on peut dire que c’est la quasi-totalité de l’édifice de la maîtrise des armements qui aura alors disparu – et la responsabilité en incombera aux deux parties. Seule la pression du Congrès (avec une Chambre des représentants à majorité démocrate), qui pourrait exiger une prolongation de New START en échange du financement de la recapi­talisation de l’arsenal américain (494 milliards de dollars pour la période 2019-2028, selon les dernières évaluations du Congressional Budget Office !) pourrait changer la donne, à condition que Moscou veuille jouer le jeu.

Il ne faut pas idéaliser les traités de maîtrise des armements et de désarmement s’appli­quant aux vecteurs d’armes nucléaires, et parler d’une « nouvelle course aux arme­ments » qui serait automatiquement déclenchée par leur abandon relève de la facilité de langage, voire de la paresse intellectuelle. Si les dynamiques d’action/réaction existent aujourd’hui – comme cela a toujours été le cas – le rapport de forces entre grandes puissances nucléaires ne se traduit nullement par une course quantitative effrénée à la supériorité. Il reste que de tels traités ont au moins une vertu indéniable : ils améliorent la connaissance mutuelle des arsenaux des deux parties, et donnent une certaine prévisibilité à leurs évolutions.

Les répercussions du retrait américain vont au-delà :

  • Si la Chine avait la moindre velléité d’envisager, à une échéance plus ou moins brève, de débattre de maîtrise des armements stratégiques avec les États-Unis, ce scénario n’a sans doute désormais plus aucune crédibilité.
  • L’idée d’un nouvel accord avec l’Iran, qui serait plus contraignant que l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien de 2015 (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA) – ou bien le complèterait –, passe à la trappe. Comment peut-on croire en effet que Téhéran pourrait avoir confiance en la parole de M. Trump ?
  • C’est tout aussi vrai pour la Corée du Nord. Il fallait sans doute être d’une grande naïveté pour croire qu’un véritable accord de dénucléarisation pouvait être conclu avec Pyongyang. Mais après le retrait du JCPOA et celui du traité FNI, Kim Jong-un tirera sans doute la leçon que face aux Etats-Unis, il convient de rester bien armé.

Conclusions

  1. Nous ne sommes pas en 1979. La question du traité FNI doit être vue dans une perspective globale, la maturation des arsenaux asiatiques et moyen-orientaux expliquant largement la situation actuelle. La solution stratégique de 1987 est devenue, tant du point de vue de Moscou que de celui de Washington, un problème stratégique en 2019. En outre, le problème nucléaire en soi n’est plus au cœur des débats : ce sont les capacités d’attaque et de défense convention­nelle qui le sont (même si ces forces sont à double capacité).
  2. Le « retour à la normale » est exclu. Les États-Unis n’ont pas totalement renoncé à ramener la Russie dans le droit chemin. Mais on peine à imaginer les scénarios dans lesquels ils y parviendraient : une éventuelle « inspection » des sites Aegis Ashore n’y suffirait pas (pas plus que le seul engagement par Washington de programmes de missiles hors des paramètres du traité FNI) ; et d’éventuels nouveaux déploiements américains ne sauraient conduire à un retour au Traité, dès lors qu’ils seraient destinés à remplir un besoin nouveau (Asie).
  3. Un « nouveau traité » est aujourd’hui inconcevable. L’idée d’une multilatéralisation (ou plutôt d’une globalisation, le traité FNI étant déjà, sur le plan juridique, multilatéral) n’a aucune chance d’intéresser les pays asiatiques et moyen-orientaux. Tout au plus peut-on imaginer, à moyen terme, la conclusion d’un nouveau traité bilatéral interdisant les seuls missiles balistiques de portée inter­médiaire. Qui laisserait les mains libres à Washington et à Moscou pour déployer des missiles de croisière en Europe et en Asie.
  4. Moscou et le Congrès détermineront la suite des événements. Les clés des scénarios futurs se trouvent essentiellement à Moscou (quels choix stratégiques après le retrait américain ?) et au Congrès américain (quels financements de programmes nouveaux et à quelles conditions ?). Les Européens resteront, dans un premier temps, largement spectateurs. Mais ils auront rapidement à se prononcer à l’avenir sur des options qui concernent la sécurité et la défense du continent : déploiement de missiles conventionnels à longue portée sur le continent ? élargis­sement du programme de défense antimissile de l’OTAN aux missiles de croisière, voire balistiques russes ?
  5. Les déploiements de nouveaux missiles de croisière vont se multiplier. Dans tous les cas de figure, on s’achemine sans doute a minima vers une multiplication des missiles de croisière russes sol-sol à double capacité sur le territoire russe, et des missiles de croisière américains mer-sol nucléaires destinés à la protection de l’Asie de l’est voire de l’Europe.

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