Le Moyen-Orient pris au piège d’une équation impossible

Depuis que, dans la nuit du 13 au 14 avril, l’Iran a lancé de son territoire plus de 300 drones et missiles vers Israël, la région du Moyen-Orient est entrée dans une nouvelle ère, conséquence de la précédente mais bien plus dangereuse : l’ère de la confrontation directe entre Israël et l’Iran, avec un probable entraînement des États de la région dans cette guerre si l’escalade ne prenait pas fin.

En décidant de riposter à la frappe israélienne du 1er avril contre son consulat à Damas par une attaque visant directement le territoire israélien, Téhéran a définitivement modifié les règles d’engagement dans sa confrontation avec Israël. Il s’est affranchi de la doctrine de « patience stratégique », qui inscrit la politique de défense de l’Iran dans un temps long, celui, notamment, du progressif établissement de proxies dans la région.

Les lignes rouges s’étaient déjà étiolées depuis le 7 octobre. Convaincu que le Hezbollah et l’Iran ne s’engageraient pas dans une manœuvre militaire qui risquerait de provoquer une guerre totale (dans le cas du Liban) ou une confrontation directe (dans le cas de l’Iran), Tel Aviv a progressivement changé les règles du jeu en tentant de pousser son avantage à son maximum et a frappé des cibles jugées de plus en plus « sensibles » par ses adversairesJean-Philippe Rémy, Hélène Sallon, « Liban : les violences s’intensifient entre Israël et le Hezbollah, faisant craindre une escalade incontrôlable », Le Monde, 29 février 2024.. Depuis le début de la guerre à Gaza, Israël a détruit la majeure partie des infrastructures du Hezbollah situées à proximité de la frontière (à l’exception notable des tunnels), ainsi que de nombreux dépôts d’armes, et tué des hauts cadres du mouvement. Certains officiels israéliens ont estimé qu’ainsi, la situation sécuritaire au nord du pays était devenue meilleure qu’avant le 7 octobre – si ce n’étaient les risques d’escalade au vu d’une guerre sans fin à GazaEntretien avec des officiels israéliens, février 2024. Le Hezbollah a affirmé à plusieurs reprises qu’il ne mettrait pas fin à ses attaques tant qu’il n’y aurait pas de cessez-le-feu à Gaza.. En Syrie, Israël mène depuis de longues années des frappes visant notamment des convois d’armes ou des dépôts d’armement, ainsi que des proxies de l’Iran. Des membres des Gardiens de la révolution ont été également visés, mais Israël faisait preuve d’une certaine retenue. Depuis le 7 octobre, ces frappes se sont non seulement multipliées mais elles ont également ciblé de plus en plus fréquemment le personnel iranien – le point culminant a été la frappe contre le consulat iranien à Damas, qui a tué le général Mohammad Reza Zahedi, a priori chargé de coordonner les opérations de la Force al-Qods au Liban et en SyrieEntre début décembre 2023 et fin mars 2024, Israël a tué près d’une douzaine de commandants et conseillers du Corps des Gardiens de la révolution islamique iraniens et de la Force al-Qods (voir Ali Vaez, « The Middle East Could Still Explode », Foreign Affairs, 15 avril 2024).. M. R. Zahedi est l’officiel le plus haut gradé à avoir été tué depuis l’assassinat du général Soleimani en janvier 2020 par les forces américaines sous l’administration TrumpAkhtar Mohammad Makoii, « Mohammad Reza Zahedi: who was the Iranian commander killed in an Israeli strike in Syria? », The Guardian, 2 avril 2024..

Pour les décideurs israéliens, repousser les lignes rouges est vécu comme indispensable pour restaurer une dissuasion, objectif devenu une obsession stratégique post-7 octobre, ce quitte à prendre le risque d’une guerreEntretien avec un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens, février 2024.. En outre, depuis cette date, une école de pensée au sein des milieux de défense s’est progressivement développée en Israël qui estime que Tel Aviv ne peut continuer à frapper l’Iran « par procuration » en ciblant uniquement ses proxies, tandis que ces derniers s’attaquent, eux, directement à IsraëlEntretien avec un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens, 17 avril 2024.. Comme le résume un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens : « Cette école de pensée considère que l’Iran doit payer un prix ». Et c’est là un des paradoxes dans lesquels se retrouve Israël aujourd’hui : alors que Benjamin Netanyahu n’a cessé de se positionner, ces dernières décennies, comme le principal va-t-en-guerre contre la « menace iranienne », il semble qu’aujourd’hui, cela soit davantage l’establishment militaire, qui s’était toujours montré plus mesuré quant à la stratégie à adopter vis-à-vis de l’Iran, qui juge « inévitable » une riposte israélienne, dont les conséquences seraient pourtant dévastatrices pour la régionSelon un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens : « Il y a eu une claire sous-évaluation quant au degré de capacité d’absorption de la frappe de Damas par Téhéran. Si Netanyahu l’avait su, il n’aurait probablement pas donné son autorisation » (entretien, 16 avril 2024)..

Du côté iranien, c’est probablement à la fois le profil des commandants tués le 1er avril et le lieu de la frappe israélienne (assimilé au territoire iranien) qui ont constitué un tournant décisif pour Téhéran. Le contexte des élections américaines à venir, qui rend l’administration américaine encore plus réticente à la perspective d’une escalade régionale dans laquelle ses forces armées seraient forcément impliquées, ainsi que la déroute stratégique israélienne sur Gaza ont certainement pesé également dans la décision du pouvoir iranien. Pour Téhéran, il s’agit avant tout de rétablir l’équilibre de la dissuasion, mis à mal par la politique israélienne de ces derniers mois. Les messages passés aux États-Unis sur l’imminence de son attaque ont permis à Israël et à ses alliés de préparer leur défense et de limiter de facto les dommages dont les répercussions auraient, autrement, été bien plus lourdesAlissa J. Rubin, Vivian Nereim, « With Iran’s Strikes, Arab Countries Fear an Expanding Conflict », The New York Times, 15 avril 2024.. Dès lors, les représentants iraniens ont tenté de présenter « l’incident comme clos », tout en prévenant que toute action israélienne recevrait une réponse encore plus sévèreVoir le tweet de la Représentation iranienne auprès de l’ONU, 14 avril 2024 : « Conducted on the strength of Article 51 of the UN Charter pertaining to legitimate defense, Iran’s military action was in response to the Zionist regime’s aggression against our diplomatic premises in Damascus. The matter can be deemed concluded. However, should the Israeli regime make another mistake, Iran’s response will be considerably more severe. It is a conflict between Iran and the rogue Israeli regime, from which the U.S. MUST STAY AWAY! ».. Ce calcul est hautement risqué, car alors que ni Tel Aviv ni Téhéran ne semblent vouloir d’une escalade militaire, la « course à la dissuasion » est désormais engagée et les possibilités de l’arrêter sont limitées.

La question clef aujourd’hui est de savoir quelle sera la riposte israélienne. Le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, a déclaré qu'Israël n'avait « pas d'autre choix » que de répondre à l'attaque iranienne« Gallant told Austin Israel has no choice but to respond to Iranian attack – report », The Times of Israel, 15 avril 2024.. Les États-Unis, dont l’objectif depuis le début de la guerre à Gaza a toujours été de contenir une éventuelle conflagration régionale, ainsi que certains pays européens, dont l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, tentent de dissuader Tel Aviv de répliquerLe Monde avec AFP, « Attaque de l’Iran contre Israël : Ebrahim Raïssi célèbre son armée et menace l’Etat hébreu en cas de riposte ; les Etats-Unis et l’UE veulent élargir les sanctions contre Téhéran », Le Monde, 17 avril 2024.. L’administration Biden essaie de convaincre Israël que le succès de ses opérations de défense antiaérienne face à l’attaque iranienne constitue une victoire stratégique en soi qui ne nécessite dès lors pas de riposteSam Levine, « White House reaffirms Israel backing but says ‘we don’t seek war with Iran’ », The Guardian, 14 avril 2024.. Mais selon un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens, une riposte est absolument inévitable, ce malgré les avertissements répétés de la Maison blancheUn officiel israélien explique ainsi : « L’objectif général d’Israël est de dire : vous ne pouvez pas lancer plus de 300 drones et missiles et vous attendre à ce que nous ne réagissions pas » (entretien, 16 avril 2024).. Pour Tel Aviv, il s’agirait de calibrer une réponse « qui ne nuirait pas à ses alliés » et qui aurait ainsi des chances d’obtenir un accord tacite de la part des États-Unis. C’est en tout cas ce que le cabinet de guerre souhaite comprendre de ses échanges avec les AméricainsEntretien avec un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens, 16 avril 2024.. Le ministre de la Défense, Y. Gallant, et l’ancien-chef d’état-major B. Gantz, qui siège également au cabinet de guerre, sont chargés de développer des plans en conséquence. Pour le moment, des frappes contre des installations militaires (mais non nucléaires) et/ou des espaces non habités seraient l’option privilégiéeEntretien avec un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens, 16 avril 2024..

Mais selon Ali Vaez, expert de l’Iran à l’International Crisis Group, toute frappe qui toucherait le territoire iranien, même si elle ne ciblait qu’un espace vide, amènerait forcément Téhéran à réagirEntretien, 17 avril 2024.. Pour ce spécialiste, le seuil d’absorption de Téhéran est moins élevé que celui d’Israël, simplement parce que ses capacités de défense antiaérienne sont bien moins performantes (S-300) et que l’Iran ne pourra pas compter sur un autre État pour l’aider à contrer une attaque. Plus alarmant, selon ce même expert, un tel précédent modifierait probablement la doctrine iranienne sur le nucléaire. Or, les capacités iraniennes n’ont jamais été aussi proches de la phase de militarisation, ce alors que les mesures de contrôles de l’AIEA se sont considérablement affaiblies depuis le retrait des Etats-Unis de l’accord de Vienne en 2018Voir « Verification and Monitoring in Iran » sur le site de l’AIEA.. Ali Vaez souligne : « Si Israël frappe le territoire iranien, Téhéran estimera que ses capacités de dissuasion conventionnelles ne fonctionnent pas. Les figures aujourd’hui au pouvoir ont un degré de tolérance bien moins élevé que les précédentes. Elles savent qu’il est irréaliste d’obtenir un accord sur le nucléaire avec les États-Unis dans un avenir proche. Certaines diront : nous avons payé un prix très cher pour être là où nous en sommes. Notre défense est en danger. Pourquoi ne pas y aller maintenant ? »Entretien, 17 avril 2024.. Autrement dit, l’escalade actuelle pourrait faire basculer l’ensemble du Moyen-Orient dans une tout autre équation.

Conclusion

Dans un tel contexte, les outils pour mettre fin à l’escalade sont plus que limités. Chaque camp estime qu’il ne peut sortir de la « course à la dissuasion » sans mettre en péril sa sécurité nationale. Les projets de nouvelles sanctions liées à l’arsenal balistique iranien portés par les Etats-Unis et les Européens n’ont que peu de chances de dissuader Tel AvivSam Levine, op. cit.. Quant aux appels de retenue des États du Golfe, il est difficile de voir comment ils peuvent être entendus par un gouvernement israélien qui se montre imperméable à leurs avertissements depuis le début de la guerre à Gaza. Cela d’autant plus qu’Israël reste persuadé, à tort, que la coopération de certains États du Golfe dans la défense antiaérienne durant la nuit du 13 avril s’expliquerait par le sentiment anti-iranien de ces États, qui se traduira tôt ou tard par une véritable alliance militaire avec IsraëlEntretien avec un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens, 16 avril 2024.. Si une forme de coopération lors de l’attaque iranienne semble avérée, même si les contours exacts restent encore à définir, la perception israélienne des motivations des États du Golfe relève largement du wishful thinking. Pour ces derniers, il s’agissait avant tout d’éviter une escalade régionale qui aurait été inévitable si Israël avait été durement touché. À leurs yeux, les ambitions israéliennes d’une coopération régionale formulée comme un front anti-iranien sont porteuses de trop de risques et offrent trop peu.

Il est illusoire de la part de Tel Aviv comme de Téhéran de penser qu’une escalade puisse être contrôlée. Afin d’éviter un engrenage dont aucun des acteurs de la région ne bénéficierait, il semble, une nouvelle fois, que seul Washington dispose de moyens de pression suffisants pour dissuader Tel Aviv d’une riposte sur le territoire iranien. Mais si Israël est déterminé à riposter, il sera difficile pour les États-Unis de l’arrêter sans engager des leviers qu’ils se refusent à considérer (ralentissement de l’aide militaire, diminution du soutien opérationnel). À ce stade, il semble urgent que les mécanismes de déconfliction soient activés, ne serait-ce que pour limiter au maximum les erreurs de lecture des perceptions et des intentions d’un côté comme de l’autre. Mais surtout, alors que Gaza est depuis le 13 avril reléguée au second plan, sortir de la guerre en imposant un cessez-le-feu aux parties apparaît encore plus urgent. Pour le moment, cela semble être un des seuls véritables moyens d’apaiser les tensions dans la région. Les diplomaties occidentales doivent intégrer qu’avec le changement des règles d’engagement, les risques d’une guerre régionale sont cette fois-ci réels – s’il n’est pas déjà trop tard. Dans tous les cas, il convient de se demander s’il est possible d’arrêter l’escalade entre Israël et l’Iran sans résoudre l’équation gazaouie.

 

Crédit image : @Shutterstock

 

Télécharger au format PDF