La place de l’ASAT à ascension directe dans la posture de dissuasion stratégique russe

Introduction

La part croissante, ces dernières années, des activités spatiales mondiales, aussi bien civiles que militaires, voire duales, rend la problématique des menaces antisatellites (ASAT), même si elle est connue depuis les années 1960, de plus en plus prégnante. En point d’orgue, l’essai destructif mené par la Russie le 15 novembre 2021 contre l’un de ses satellites a accentué la perception des risques encourus face aux ASAT à ascension directe, également dénommés DA‑ASAT (DA pour Direct Ascent).

Le but de cette note est de proposer une réflexion à la fois sous l’angle technique et sous celui de la stabilité stratégique concernant ce type particulier de système d’armeOn distingue en effet différents types d’ASAT : les ASAT à énergie cinétique (co-orbitaux et à ascension directe), les ASAT à charge nucléaire, les ASAT à énergie dirigée (basés au sol et basés dans l’espace), le brouillage électronique et les moyens cybers.. Après avoir fait un bref rappel du contexte actuel de la situation spatiale, la première partie se centrera sur les orbites atteignables puis sur les capacités DA‑ASAT russes actuelles et futures. La seconde partie se focalisera sur la place des armes ASAT dans la doctrine militaire russe et soulignera leur caractère potentiellement déstabilisateur puis le rôle qu’elles peuvent jouer au niveau de la posture russe.

Situation spatiale en 2022 et panorama des capacités DA‑ASAT russes

Globalement, on considère que les missions des satellites sont de plusieurs natures : recherche scientifique, météo, communications, observation, navigation, écoute électronique et alerte précoce. Leurs applications sont classées en trois catégories : civiles, militaires et duales. Les orbites sont différemment peuplées (cf. Annexe 1) et leur utilisation en termes de mission a considérablement évolué depuis que les constellations de satellites ont fait leur apparition. Ainsi, par exemple, l’orbite basse, qui était surtout employée par les satellites d’observation (optique et radar), est devenue celle la plus densifiée par les satellites de communications, notamment depuis l’arrivée des OneWeb et Starlink. Le tableau ci-après précise les missions des satellites positionnés sur ces trois types d’orbites.

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Situation spatiale en 2022

Les États-Unis, à travers leur système de surveillance de l’EspaceLe U.S. Space Surveillance Network (SSN)., recensaient en août 2022 un total de 25 556 objets catalogués en orbiteSeuls sont actuellement catalogués pour le moment les objets d’une taille supérieure à 10 cm. Le réseau américain de surveillance de l’Espace est cependant en cours de modernisation pour atteindre une capacité d’observation d’objets de taille 1 cm. : 9 201 satellites (opérationnels et inactifs) et 16 355 débris (des corps de propulseurs et des résidus de satellites)NASA Orbital Debris Program Office, Quarterly News, septembre 2022..

Au mois de juin 2022, on comptait 5 465 satellites opérationnelsUCS Satellite Database, dernière mise à jour, juin 2022. : 86 % en LEO, 2,6 % en MEO et 10,3 % en GEO. Ces proportions évoluent rapidement, du fait des lancements intensifs de Starlink. Ainsi, toujours en juin 2022, on dénombrait 2 219 satellites Starlink actifs sur plus de 2 500 déjà lancés depuis 2018. À eux seuls, à la mi-2022, les États-Unis, la Chine et la Russie représentaient 75 % des satellites opérationnels, répartis comme suit :

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On voit immédiatement la disproportion (d’ailleurs croissante) entre la Russie, les États-Unis et la Chine. Même si la constellation Starlink a tendance à occulter le reste des satellites américains, il n’en reste pas moins que le fossé s’est déjà creusé. À l’avenir, le retard numérique, mais aussi qualitatif, pris par la Russie ne va faire que s’accentuer. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le nombre de lancements réalisés sur la période de janvier à septembre 2022 : 68 pour les États-Unis, 44 pour la Chine et seulement 11 pour la Russie.

Orbites atteignables par les DA‑ASAT

Tous types d’ASAT confondus, toutes les orbites sont, en théorie, atteignables. Mais la situation est plus contrainte pour un DA‑ASAT. En effet, c’est surtout l’orbite basse qui a pour le moment fait l’objet des développements de DA‑ASAT identifiés. À ceci, on peut trouver deux raisons : d’abord c’est la plus peuplée (comme on a pu le voir ci-dessus) et de ce fait la plus vulnérable, donc la plus intéressante pour un agresseur. C’est aussi celle qui est le plus facilement accessible, temporellement parlant, mais aussi technologiquement parlant. Elle se prête bien, en effet, à des ASAT à ascension directe et les progrès accomplis par les États-Unis, la Chine et la Russie dans le domaine du hit-to-kill (impact direct) rendent cette solution attrayante. De plus, il existe une dualité indéniable entre les DA‑ASAT et les armes antimissiles balistiques (ABM) exo-atmosphériques, ce qui permet de conjuguer les deux développements.

À ce jour, seules quatre nations ont réalisé et fait la démonstration de systèmes DA‑ASAT : les États-Unis, la Chine, l’Inde et la Russie. Le premier essai destructif de DA‑ASAT a été mené par les États-Unis en 1985 avec l’ASM‑135 tiré depuis un F‑15A modifié (destruction du satellite Solwind à 555 km d’altitude), puis il faudra attendre le 11 janvier 2007 avec l’essai chinois retentissant qui s’est soldé par la destruction du satellite météo Feng Yun‑1C à 865 km d’altitude, provoquant la projection dans l’espace de milliers de débris en orbite basse. L’Inde est le troisième pays recensé, avec un essai réussi en 2019 contre un satellite cible évoluant sur une orbite très basse, ce choix ayant permis de limiter la production de débris à longue durée de vie. Curieusement, la Russie, quant à elle, ne fut que le quatrième pays à mener un essai DA‑ASAT avec la destruction du satellite Cosmos‑1408, le 15 novembre 2021.

Par contre, les orbites MEO et GEO n’ont jamais fait l’objet d’un essai ASAT avec destruction de cible. Seule la Chine est soupçonnée d’avoir mené un essai (non destructif) le 13 mai 2013, dont la configuration est restée assez mystérieuse. Un lanceur spatial avait été tiré du Centre Spatial de Xichang et la trajectoire adoptée par le lanceur et sa charge utile ont fait l’objet d’une controverse : selon la presse chinoise, l’engin a atteint une altitude de 10 000 km, alors que les sources officielles américaines prétendent qu’il a adopté une trajectoire balistique allant jusqu’à une altitude proche de l’orbite GEO, dont certains analystes ont estimé la valeur à 30 000 km environBrian Weeden, « Through a glass, darkly Chinese, American, and Russian anti-satellite testing in space », The Space Review, 17 mars 2014.. Quoi qu’il en soit, cet événement a été considéré comme étant l’essai de la partie vecteur d’un nouveau DA‑ASAT conçu pour placer un véhicule terminal sur une trajectoire destinée à atteindre les orbites MEO, HEO et GEO. Les États-Unis en avaient alors déduit que les satellites GPS pourraient présenter de grandes vulnérabilités face à ce type de menace.

Capacités DA‑ASAT de la Russie, actuelles et futures

L’ex-URSS, puis la Russie, ont constamment développé des moyens ASAT, montrant ainsi tout l’intérêt porté à ces systèmes. Toutes les formes de contremesures spatiales ont été explorées, avec plus ou moins de résultats opérationnels, mais l’activité en termes de R&D n’a pas faibli, comme le démontre ce bilan général des projets et programmes recensés depuis les années 1960 :

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Ce panorama se trouve conforté par une étude de la Space World Foundation (SWF) qui, dans la version d’avril 2022 de son rapport « Global Counterspace Capabilities »Brian Weeden et Victoria Samson, « Global Counterspace Capabilities, An Open Source Assessment », Space World Foundation, avril 2022., fait apparaître un bilan des capacités de la Russie :

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Pour la SWF, les capacités en termes de DA‑ASAT pour les orbites MEO et GEO en sont au stade de la R&D et sont de faible niveau. Il convient cependant d’analyser plus finement les systèmes identifiés et de se projeter dans un futur à moyen terme pour tenter d’avoir une vision plus claire.

Le Nudol (14Ts033, PL‑19)

C’est en 2009 qu’a été officiellement lancée la phase de développement du Nudol, date à laquelle la société Almaz-Anteï a reçu un contrat de maîtrise d’œuvre industrielle. Dans la foulée, c’est l’une de ses filiales, l’OKB Novator, qui a reçu un contrat pour développer un intercepteur connu sous la désignation 14A042Le préfixe « 14A » est utilisé en Russie pour les désignations d’engins à vocation spatiale. Ainsi, le lanceur Soyouz‑2 porte la désignation 14A14. La vocation antisatellite du Nudol se trouverait de la sorte confortée (Bart Hendrickx, « Aerostat: a Russian long-range anti-ballistic missile system with possible counterspace capabilities », The Space Review, 11 octobre 2021).. Initialement supposé être un ABM destiné à remplacer l’intercepteur exo-atmosphérique Gorgon à charge nucléaireCe système, désigné 51T6 Gorgon, déployé autour de Moscou, a été démantelé en 2007., il est par la suite apparu comme étant également à vocation ASAT. Les essais en vol ont débuté en 2014. À ce jour, on dénombre 14 tirs (dont deux échecs) et une tentative annulée (voir Annexe 2).

Le Nudol est un intercepteur à charge non-nucléaire, équipé d’un véhicule terminal capable d’atteindre une altitude de 850 kmBrandon W. Kelley et Brian G. Chow, « Op-ed – Lessons to learn from Russia’s Nudol ASAT test », Space News, 17 novembre 2021.. Son vecteur est constitué de deux étages propulsifs principaux. C’est la NPO Iskra, localisée à Perm, qui est responsable de la conception de ces étages. Le KB Tochmash est supposé être responsable du véhicule terminalHypothèse à confirmer. et il semble que le GIPO (l’Institut d’État d’Optique Appliquée) soit chargé de la partie infrarougePour plus de détails, voir : Christian Maire, « Réflexions sur l’essai antisatellite russe du 15 novembre 2021 », Note de la FRS, n°41/2021, 1er décembre 2021..

Le lundi 15 novembre 2021, vers 2h50 GMTLes radars de l’EUSST (European Space Surveillance and Tracking System) ont d’abord détecté un événement de type fragmentation en LEO à 4h15 UTC. La désintégration du satellite Cosmos‑1408 a été confirmée à 9h44 UTC. Par la suite, l’EUSST a situé plus précisément l’événement à 2h47 UTC., la Russie a réalisé l’interception de l’un de ses vieux satellites en orbite basse, le Cosmos‑1408, par un Nudol, se soldant par la destruction de ce satellite qui s’est instantanément fragmenté en un grand nombre de débris. L’essai a été confirmé le lendemain par le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou« New Russian system being tested hit old satellite with ‘goldsmith’s precision’ – Shoigu », TASS, 16 novembre 2021..

Le Cosmos‑1408 était un satellite militaire d’écoute électronique vieux de 39 ans. Sa masse au lancement était de 1 750 kgPlusieurs sources donnent une masse de 2 000 kg, voire 2 200 kg, mais il semble que la valeur de 1 750 kg soit la plus crédible. et il devenu inactif six mois après sa mise en orbite. Au moment de l’interception, il était sur une orbite de 490 x 465 km, inclinée à 82,5637 degrésSelon Heavens Above, https://www.heavens-above.com/ D’autres sources sont légèrement divergentes sur périgée / apogée, par exemple N2YO.com, qui indique 472 x 497,5 km.. Le Nudol a été tiré depuis le centre spatial de Plesetsk. On ignore encore, à l’heure actuelle, quel est le moyen de destruction associé au véhicule terminal du Nudol. On peut citer plusieurs possibilités :

  • soit un « Kill Vehicle » (KV) équipé d’une charge militaire, par exemple une charge à fragmentation ;
  • soit un KV équipé d’un dispositif d’amélioration de la létalité ;
  • soit un KV qui serait tellement précis qu’il n’aurait pas besoin de charge militaire ni de dispositif d’amélioration de la létalité.

Au 1er août 2022, sur 1 697 débris catalogués, 604 étaient encore présents en orbite. Il faudra beaucoup plus de dix ans pour que tous les débris de l’interception aient disparu.

Juste après l’essai, le présentateur Dimitri Kiselyov, connu pour ses déclarations à l’emporte-pièce et qu’on ne peut créditer d’aucune expertise militaire, a affirmé sur la chaîne nationale russe Channel One que la Russie était capable de détruire les 32 satellites GPS américains, sans plus d’explicationTracy Cozzens, « Russia issues threat to GPS satellites », GPS World, 29 novembre 2021.. On peut cependant remarquer que le fort espacement entre les satellites poserait certainement de grosses contraintes du côté de l’assaillant. De plus, le temps nécessaire pour atteindre les cibles visées ne se compterait plus en minutes mais en heures, ce qui donnerait un préavis important au pays ainsi menacé. Le même raisonnement est d’autant plus valable pour l’orbite GEO.

78M6 Kontakt et 14K168 Burevestnik

Le Burevestnik 14K168 (à ne pas confondre avec le projet de missile de croisière du même nom) est un système de DA‑ASAT qui rappelle le projet de missile 78M6 Kontakt avec Kill Vehicle, étudié du temps de l’ex-URSS et aéroporté sur Mig‑31D. En 2018, on a pu voir un Mig‑31BM emportant un engin de ce type et la presse russe en a fait état sous le nom de Burevestnik. La configuration du système et ses performances restent cependant peu clairesBart Hendrickx, « Burevestnik: a Russian air-launched anti-satellite system », The Space Review, 27 avril 2020..

Le S‑500

Le S‑500 est un système antimissile en cours de développement qui devrait succéder au S‑400, mais avec des capacités accrues, dans la mesure où il est question de le doter entre autres d’un intercepteur exo-atmosphérique, le 77N6‑N1, qui serait capable de détruire non seulement des missiles balistiques mais aussi des satellites. Cette capacité reste cependant à démontrer lors des futurs essais en vol.

 Le cas particulier du Nariad

Le Nariad, développé à la fin des années 1980, était un système co-orbital composé d’un vecteur dérivé du SS‑19, basé en silo, et conçu pour cibler des satellites à des altitudes allant de 150 à 40 000 km. Trois essais ont été réalisés en 1990 (vol suborbital), 1991 (suborbital) et 1994 (orbital), puis le programme a été réorienté et est devenu le lanceur Rokot / Breeze. On sait peu de choses sur les technologies mises en œuvre pour la mission ASAT, mais on peut se demander si ce concept pourrait être adapté et transformé en DA‑ASAT.

Les DA‑ASAT nucléaires

Le Galosh et le Gorgon, qui étaient avant tout des ABM exo-atmosphériques à charge nucléaire, auraient pu constituer en théorie des DA‑ASAT à charge nucléaire, mais dans la pratique ils ont été démantelés. La mise en œuvre d’une charge nucléaire explosant à haute altitude aurait des effets affectant tous les satellites sans distinction, ce qui rend très contraignante son utilisation.

Rôle et place dans la doctrine militaire

Depuis la Guerre du Golfe, les missions principales des satellites militaires, à commencer par les satellites américains, se sont profondément transformées. Les capacités spatiales sont ainsi passées de la collecte du renseignement au soutien direct des forces militaires sur les théâtres d’opération.

L’attitude de la Russie et les moyens ASAT qu’elle pourrait mettre en œuvre découlent en partie de sa perception de la menace, en particulier dans le secteur spatial. Une étude de la Rand Corporation publiée en octobre 2022Alexis A. Blanc, Nathan Beauchamp-Mustafaga, Khrystyna Holynska, M. Scott Bond et Stephen J. Flanagan, « Chinese and Russian Perceptions of and Responses to U.S. Military Activities in the Space Domain », Rand Corporation, octobre 2020. souligne à cet égard que les activités militaires et la politique spatiale des États-Unis ont considérablement évolué au cours des dernières décennies. La perception qu’en a la Russie de longue date est que les activités militaires américaines dans l’espace sont menaçantes et démontrent une intention hostile. En analysant dix événements américains dans le domaine spatial, les chercheurs de la Rand ont ainsi mis en évidence dans les sources primaires russes et chinoises un sentiment de menace vis-à-vis de leurs moyens de dissuasion nucléaire. Une préoccupation majeure est liée à la capacité de certains satellites américains à voler à proximité d’objets spatiaux pour les inspecter et recueillir des informations.

De la même manière, la dernière version en date de la doctrine militaire russeThe Military Doctrine of the Russian Federation, approuvée par le président de la Fédération de Russie le 25 décembre 2014. souligne à plusieurs reprises que les risques et les menaces perçus par la Russie incluent l’intention de placer des armes dans l’espace et les systèmes de surveillance spatiale. Elle indique également que les activités de la Russie pour dissuader et prévenir les conflits s’appuient notamment, dans le domaine spatial :

  • sur la promotion et la conclusion d’un traité international d’interdiction de tout type d’arme dans l’espaceLa Russie et la Chine ont soumis à l’ONU le 12 février 2008 un projet de traité d’interdiction des armes dans l’espace, connu sous le nom de PPWT. ;
  • sur l’adoption par les Nations Unies de règles régissant la conduite des activités dans l’espace ;
  • sur le renforcement du potentiel de surveillance de l’espace par la Russie.

Elle précise que la Russie doit, entre autres, déployer et maintenir son « Orbital Grouping » (c’est-à-dire l’ensemble des moyens satellitaires venant en soutien des forces armées) et améliorer le système de défense aérospatiale du pays. C’est au niveau de ce dernier point que se situent le rôle potentiel et la justification d’une capacité ASAT, et que les nouveaux développements, notamment ceux identifiés depuis, trouvent tout leur sens.

Caractère déstabilisateur des DA‑ASAT russes

À travers les essais Nudol déjà réalisés, on voit que la Russie s’est dotée de la capacité de déployer, dans les années qui viennent, un système DA‑ASAT contre les satellites en LEO. Le Nudol est désormais un système éprouvé et l’altitude de 500 km atteinte lors de l’essai du 15 novembre 2021 lui permet de cibler la plupart des satellites militaires ISR et météo, les satellites de communication, dont les StarlinkLe Starlink est de plus en plus utilisé par les militaires américains (voir « Starlink’s market dominance affecting DoD’s hybrid network plans », Space News, 13 octobre 2022)., avec un préavis de seulement quelques minutes. Il reste à déterminer s’il pourrait atteindre des altitudes nettement plus élevées, tout en restant dans les limites de l’orbite basse, mais on peut penser que c’est le cas et que l’essai de 2021 n’a pas été effectué à une altitude supérieure simplement de façon à éviter les conséquences fâcheuses de l’essai chinois de 2007, mené à 865 km d’altitude, en termes de débris de longue durée.

Les conséquences de l’essai de 2021 sont illustrées par les manœuvres nécessaires pour éviter que des débris ne viennent percuter la Station Internationale et de nombreux satellites en orbite, dont les Starlink. Rien que pour ces derniers, entre décembre 2021 et mai 2022, 1 700 manœuvres ont été nécessairesPrésentation du COMSPOC (Dan Oltrogge) à la conférence « Small Satellites & Space Sustainability »: ASAT tests: Adverse implications to operators and the space environment », Secure World Foundation, 8 août 2022.. Le 6 août 2022, s’est produite une conjonction de passages à proximité de débris (moins de 10 km) au cours de laquelle 841 satellites Starlink ont été impliqués. Les Starlink disposent d’une capacité autonome pour éviter les débris, mais ce n’est pas forcément le cas des autres constellations.

Quant à l’ASAT aéroporté Burevestnik, son mode de mise en œuvre lui conférerait encore plus de souplesse opérationnelle. Il pourrait venir alors en complément du Nudol et compliquerait notablement l’identification de l’agresseur ainsi que les mesures de prévention et de protection requises pour les satellites en orbite.

Un autre aspect réside dans les risques d’un effet domino provoqué par les débris en cas d’attaque ASAT. Cet effet domino est appelé « le syndrome de Kessler », du nom d’un scientifique américain ayant formalisé cette notion en 1978 avec la NASA à propos des débris spatiaux présents sur l’orbite basse. La grande crainte est qu’une réaction en chaîne se forme, dans laquelle les éléments du nuage de débris deviennent des projectiles qui peuvent provoquer d’autres collisions avec des objets se trouvant à proximité. À nouveau, la population croissante des satellites en orbite basse rend ce phénomène encore plus plausible, surtout à l’aune de la future génération des satellites Starlink qui pourrait compter 30 000 satellites supplémentaires par rapport aux 4 408 de la première générationLes Starlink de 2ème génération, dits Gen2, pourraient être lancés dès 2023 au rythme d’un lancement par semaine de 50 à 100 satellites sur le futur lanceur Starship..

Pour le moment, il n’existe pas encore de preuve tangible d’un développement ou d’une expérimentation de DA‑ASAT russe ayant des capacités en MEO ou en GEO, même si une telle capacité a déjà été évoquée. Cependant, l’expérience acquise du temps de l’ex-URSS à travers le programme Nariad ainsi que le niveau technologique atteint par la Russie en matière de « Kill Vehicle » incitent à penser qu’une telle capacité est à sa portée. Le vecteur qui mettrait en œuvre un tel système est d’ores et déjà disponible parmi les lanceurs spatiaux existants : Soyuz, Proton ou Angara, par exemple. Mais on ne dispose d’aucune information sur le véhicule terminal et le concept opérationnel, qui restent sans doute à développer. Si une telle réalisation était avérée, les conséquences seraient sans doute contraignantes en raison du nombre croissant d’applications qui sont dépendantes du signal fourni par les satellites de navigation.

Un autre aspect déstabilisateur est lié à l’identification de l’agresseur. On a pu constater lors de l’essai chinois du 13 mai 2013 à quel point il est difficile de statuer, encore aujourd’hui, sur le vecteur employé et sur la manœuvre expérimentée. Bien sûr, on a pu déterminer que le lancement était parti du Centre Spatial de Xichang, mais c’est parce que le lanceur était fixe. À supposer que le lanceur soit mobile au sol, voire aéroporté, on comprend bien que la détermination de l’origine d’une destruction par un DA‑ASAT de ce type s’en trouverait fortement compliquée.

Gestion de l’escalade

En matière de théories sur la puissance spatiale, on trouve globalement quatre écoles de pensée. Celle du sanctuaire spatial considère que l’espace extra-atmosphérique devrait être exempt de systèmes militaires ; celle de la survie spatiale établit que les satellites constituent des cibles faciles et que de ce fait ils ne sont pas fiables dans les situations de crise ; celle du contrôle de l’Espace considère la militarisation de l’espace comme inévitable, conférant une profondeur stratégique à ceux qui peuvent l’exploiter ; enfin, on trouve celle dite de la position dominante (« High Ground »), dans laquelle un pays dépend, beaucoup plus que les autres, de ses moyens spatiaux.

On voit que dans ce dernier cas de figure, il s’agit des États-Unis et une conséquence possible est de s’exposer à un inévitable « Space Pearl Harbor ». Dès lors, deux réponses américaines sont possibles : soit un mélange de stratégies de coopération et de confrontation avec les autres États, soit une stratégie basée sur l’utilisation de ses capacités technologiques pour obtenir des avantages décisifs sur un adversaire. Dans le second cas, les adversaires qui perçoivent une menace militaire claire répliquent par une réponse militaire compensatoire. On se retrouve ici dans la perception de la menace telle qu’exprimée par la doctrine militaire russe. Dans un tel contexte, l’État qui se sent menacé peut adopter des postures d’escalade pour compenser l’effet redouté, et les ASAT se prêtent alors à une telle réponse car ils constituent des systèmes d’armes capables d’annuler les avantages perçus du pays dominant. Les DA‑ASAT s’inscrivent ainsi dans la panoplie des réponses ASAT possibles.

Les chercheurs russes spécialisés dans les problématiques de Défense ont relevé que, depuis la guerre du Golfe, les systèmes d’armes de haute précision sont devenus de plus en plus dépendants des données satellitaires (ISR et navigation), comme en attestent les campagnes militaires menées depuis par les États-Unis et l’OTAN. De ce fait, les Russes soutiennent que les armes ASAT et les moyens de contre-mesures dans l’espace peuvent dissuader les États-Unis et leurs alliés de mettre en œuvre de telles campagnes à l’encontre de la Russie. Ainsi, les ASAT pourraient offrir aux dirigeants russes la capacité de contrôler l’escalade d’un conflit par le ciblage sélectif du système spatial adverse.

Rôle en termes d’intimidation et de coercition

Ainsi, les militaires russes perçoivent la dépendance des États-Unis vis-à-vis de leurs capacités spatiales comme une vulnérabilité potentielle qu’il faut exploiter en cas de conflit, même si cette vulnérabilité est également la leur, à une autre échelle.

Pour juger de l’effet coercitif d’un DA‑ASAT, une première approche consiste à analyser les réactions de la communauté internationale à la suite de l’essai Nudol du 15 novembre 2021. De nombreuses voix s’étaient élevées pour critiquer la Russie, en soulignant les dangereuses conséquences de cette expérimentation, aussi bien pour les stations spatiales habitées actuelles et futures que pour les satellites positionnés sur ce type d’orbite. Depuis, les États-Unis se sont imposés une interdiction sur les essais ASAT, et cherchent à promouvoir l’adoption d’une résolution à l’ONU dans ce sens.

D’ores et déjà, les États-Unis ont largement investi dans les contremesures pour faire face aux ASAT et cela fait de nombreuses années que le Département de la Défense (DoD) développe des moyens de protection de ses satellites pour contrer les ASAT (furtivité, durcissement, constellations, par exemple). Actuellement, le recours à l’intelligence artificielle pourrait permettre de trouver des solutions pour aider à analyser les flux de données en matière d’alerte et de prise de décision : informations provenant des senseurs, données de ciblage, de navigation, bibliothèques de caractéristiques de la menace, trajectoires de vol.

Bilan : la place des DA‑ASAT dans la posture russe

Les ASAT russes, et plus particulièrement les DA‑ASAT, ont fait la démonstration, notamment à travers l’essai de novembre 2021, mais aussi à travers les essais antérieurs menés depuis les années 1960, de leur capacité de nuisance vis-à-vis de la population croissante des satellites en orbite basse. Mais ce n’est pas pour autant que leur emploi en cas de conflit s’avérerait aussi simple. Une note du CESAAnne Maurin, « La dimension spatiale du conflit en Ukraine : de la compétition à la confrontation ? », La note du CESA, juillet 2022. précise à ce sujet que la Russie aurait beaucoup à perdre à se lancer dans une guerre de haute intensité dans l’Espace, et souligne un décalage entre la pensée stratégique russe et la réalité de son utilisation sur le terrain. On peut penser que l’objectif poursuivi actuellement par la Russie est plutôt de montrer quelles sont ses capacités et leurs effets potentiellement coercitifs que de les utiliser. En ce sens, les développements actuels et futurs des DA‑ASAT par la Russie trouvent pleinement leur justification.

Si l’orbite LEO a fait jusqu’à présent l’objet de toutes les attentions des décideurs russes, qui sont allés jusqu’à une expérimentation avec prise de risque en termes de génération de débris spatiaux, l’objectif suivant serait logiquement de mettre à risque l’orbite MEO. La démonstration que les satellites ISR et de communicationsDans le cadre de la guerre en Ukraine, « Starlink est considéré comme le principal moyen de communication de l’armée ukrainienne », selon Elon Musk. en orbite basse sont à portée des DA‑ASAT se trouverait alors complétée par des systèmes ASAT visant l’orbite MEO. Il reste à déterminer si ce but pourrait être atteint par un DA‑ASAT ou par un ASAT co-orbital, sachant que la Russie peut désormais tabler sur l’expérience du Nudol et celle du Nariad. Les satellites de navigation revêtent une importance particulièrement accrue avec un vaste champ d’applications (missiles balistiques, armes de précision, planeurs hypersoniques, par exemple). Il sera donc important de surveiller les éventuels développements des capacités ASAT russes vis-à-vis de l’orbite MEO. À titre d’exemple, l’adaptation du Nariad à ce type d’orbite pourrait être un axe de recherche possible. Brandir la menace de l’emploi d’un ASAT contre des satellites en MEO pourrait alors servir à alimenter un chantage.

Le sentiment d’infériorité croissante de la Russie dans le domaine spatial, qui se confirme jour après jour, pourrait venir renforcer ce besoin. On entrerait alors dans une relation « du faible au fort », que ce soit vis-à-vis des États-Unis mais aussi de la Chine, dans laquelle la menace des ASAT, et plus particulièrement des DA‑ASAT, aurait tout son sens. La place des DA‑ASAT parmi les autres moyens considérés doit également être prise en compte. La Russie pourrait s’appuyer également sur des solutions comme le cyber, le brouillage et l’aveuglement des satellites adverses, voire leur neutralisation par des satellites inspecteurs. Ainsi, le directeur d’Energia, Vladimir Soloviev, a présenté au Congrès Tsiolkovsky de Kalouga le 18 septembre 2022 des planches montrant la future station spatiale ROSS (Rossiyskaya Orbital'naya Sluzhebnaya Stantsiya – Russian Orbital Service Station), prévue à partir de 2028, en indiquant qu’elle servira notamment de hub pour piloter des satellites butineurs.

Annexe 1 : Principaux types d’orbites d’intérêt

La plupart des satellites artificiels sont injectés au moment de leur lancement sur trois types d’orbites terrestres qui répondent à des spécificités (du point de vue des ASAT, notamment) et des missions bien distinctes.

L’orbite basse, dite LEO (Low Earth Orbit) va jusqu’à 2 000 km d’altitude environ. Les satellites sont dits « défilants » dans la mesure où ils tournent autour de la Terre à une vitesse d’environ 8 km/s par rapport au sol et restent de ce fait seulement quelques minutes en visibilité d’un point donné. Jusqu’à ces dernières années, la plupart étaient des satellites d’observation qui peuvent ainsi balayer rapidement une trace au sol en optique ou en radar. Mais on trouve dorénavant un grand nombre de satellites de communications, à l’instar de la constellation Starlink, dont les satellites de première génération sont positionnés à 550 km d’altitude. Il faut aussi rappeler la présence de la Station Spatiale Internationale (ISS : International Space Station) à environ 400 km d’altitude.

L’orbite moyenne, dite MEO (Medium Earth Orbit), à environ 20 000 km d’altitudeÀ strictement parler, l’orbite MEO va de 2 000 km à 35 586 km, mais dans la pratique ce sont essentiellement des altitudes de l’ordre de 20 000 km qui sont employées : 20 200 km pour le GPS, 23 222 km pour Galileo, 19 100 km pour Glonass et 27 878 km pour Beidou/Compass., est essentiellement occupée par les satellites de navigation, chaque grande puissance se devant de disposer de sa propre constellation : GPS pour les États-Unis, Galileo pour l’Europe, Glonass pour la Russie et Beidou/Compass pour la Chine. Il faut au minimum 24 satellites de navigation à un pays pour disposer d’une couverture globale, en raison de leur défilement permanent.

Enfin, l’orbite géostationnaire, dite GEO (Geostationary Earth Orbit), a la particularité de former une ceinture au-dessus de l’équateur à 36 000 km d’altitude. Les satellites qui y sont positionnés tournent à la même vitesse que la Terre et sont, de ce fait, fixes par rapport au sol. C’est l’orbite idéale pour les satellites de télécommunication (télédiffusion directe, téléphonie et internet, entre autres), mais elle est aussi utilisée par certains satellites militaires.

Bien sûr, il existe d’autres types d’orbites (HEO / Molniya, toundra, super-GEO, interplanétaires, par exemple). On y trouve un nombre réduit de satellites et elles n’ont pas de conséquences sur le propos de cette note.

Annexe 2 : Bilan des essais en vol du Nudol

Compte tenu des essais annulés et de ceux qui pourraient être des fausses alertes, il y aurait eu jusqu’à présent réellement 12 essais en vol confirmés du Nudol (dont deux échecs), celui du 15 novembre 2021 constituant le 12ème et dernier en date à ce jour.

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Crédit image : Sergey Ogaryov/Shutterstock.com

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