Introduction

La présente note est un compte rendu de la demi-journée d’étude qui s’est tenue le 4 avril 2024 à la Bibliothèque nationale de France (BnF) dans le cadre du partenariat entre la FRS et la BnF. La conférence est disponible en vidéo ici.

Un instantané de la planète nucléaire en 2024 montre une réalité en mouvement depuis la fin de la Guerre froide alors que le nucléaire militaire est un facteur toujours pertinent des relations de sécurité internationales : c’est une constante des politiques de sécurité et de défense des États dotés et possesseurs qui, tous sans exception, entretiennent ou modernisent leurs forces nucléaires. C’est un phénomène crisogène au Moyen-Orient et en Asie du Nord-Est depuis les années 1990. C’est toujours un facteur de puissance, qui explique pour partie la relative stabilité de l’ordre stratégique mondial depuis trente ans alors même que des dynamiques concurrentes de multipolarisation sont à l’œuvre – l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie en 2014 ainsi que son invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 en sont les formes agressives les plus récentes. Si l’ordre nucléaire n’illustre pas la réalisation d’un « monde proliféré » tel qu’on pouvait le craindre au sortir de la Guerre froide, sa forme est celle d’un temps qui peine à sortir des cadres établis alors. Convient-il de penser l’ordre nucléaire contemporain hors de ces cadres ? Comment ?

Dans le cadre de son partenariat avec la Bibliothèque nationale de France (BnF), la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) a organisé le 4 avril 2024 au Petit Auditorium du site François Mitterrand de la BnF une demi-journée d’étude visant à répondre à ces questions.

Propos introductif : L’ordre nucléaire mondial comme objet d’étude, par Benjamin Hautecouverture, Maître de recherche, FRS

L’idée de « nouvel ordre mondial » n’a rien de nouveau, elle revient périodiquement. Ainsi, l’époque contemporaine serait caractérisée par l’entrée dans un nouvel âge nucléaire. Dans ce nouvel âge, l’ordre nucléaire mondial tel qu’il s’est historiquement constitué serait affecté. Dans un article de 1978 pour Politique étrangère, Karl Kaiser, universitaire allemand, était « à la recherche d’un ordre nucléaire mondial »Karl Kaiser, « A la recherche d’un ordre nucléaire mondial : réflexions sur les divergences germano-américaines en matière d'énergie nucléaire », Politique étrangère, vol. 43, n° 2, 1978, pp. 145-171.. Il entamait son argument par le constat d’un consensus qui se serait effondré quant aux règles de fond et aux objectifs du système nucléaire mondial. Huit ans seulement après l’entrée en vigueur du TNP, l’année 1978 n’évoque pourtant plus vraiment la rupture d’un ordre nucléaire mondial existant.

C’est dire que le monde est en recherche permanente d’un ordre nucléaire qui n’est pas, ou que le fait nucléaire stratégique lui-même ne peut être durablement ordonné, comme une anomalie de l’Histoire, un moment dont la vocation serait d’être dépassé. En matière de politique internationale, la notion d’ordre est du reste suspecte puisque le cadre des comportements sociaux à observer est celui d’une société spécifiquement anarchique, celle des États, et donc encline au désordre en l’absence de domination avérée. Spontanément, il est tentant de définir l’ordre nucléaire mondial comme un argument d’autorité imposé par les principaux bénéficiaires d’une situation de fait qui discrimine le monde entre États dotés et États non dotés. Et de ce point de vue, le TNP offre un exemple caricatural de ce que l’ordre nucléaire est d’abord le maintien d’un privilège et d’une domination par ceux qui ont fabriqué un engin nucléaire explosif et ont procédé à au moins un essai nucléaire avant le 1er janvier 1967 (art. 9, al. 3), États-Unis et URSS en tête, qui sont les principaux rédacteurs du Traité au milieu des années 1960. Le TNP tâche de figer l’histoire nucléaire stratégique et de maintenir l’ordre qu’il institue à l’aide d’une agence dédiée, l’AIEA, et sous le contrôle du Conseil de sécurité des Nations unies. Il serait donc incomplet, voire fallacieux, d’affirmer que l’ordre nucléaire est simplement un édifice de normes destinées à limiter les risques de l’âge nucléaire. Ce serait une simple définition fonctionnelle qui fait fi des rapports de puissance. La réalité est bien celle d’un ordre mondial qui est historiquement critiqué de toutes parts mais qui est imposé par des États qui ont au moins un bon intérêt à le maintenir. La spécificité du temps présent tient à ce que le maintien de l’ordre ne convient plus aujourd’hui aux mêmes qui en étaient les garants par le passé.

En outre, si l’ordre nucléaire mondial a un jour existé, c’est une réalité empirique qui relève des superpuissances de la Guerre froide. Stanley Hoffmann ne s’y était pas trompé dans un article important de 1992 traduit pour la revue Esprit, selon lequel « dans l’Histoire, un ordre s’effondre quand [est contestée] l’hégémonie de la nation dominante ou quand [n’arrive] pas à s’établir une hégémonie »Stanley Hoffmann, « Les illusion de l’ordre mondial », Esprit, août-septembre 1992, n° 184, pp. 88-105.. Or, l’époque contemporaine ne serait-elle pas celle de la contestation d’une hégémonie et la difficulté d’une autre à s’établir ? Autrement dit, la dyarchie nucléaire à l’œuvre au cours de la Guerre froide peut-elle se fissurer sans que l’ordre nucléaire mondial ne se fissure à son tour ?

Enfin, choix a été fait dans l’intitulé de cette conférence de privilégier l’idée d’un ordre mondial sur celle d’un ordre international qui, en matière nucléaire, aurait eu du sens. Une conception de l’ordre nucléaire qui ne prendrait pas en compte les opinions publiques en 2024 serait tronquée, ne refléterait pas la réalité stratégique du fait nucléaire. En outre, la caractéristique mondiale de l’ordre nucléaire évoque aujourd’hui un glissement/élargissement de sa perception. Quand il fut constitué et pensé, l’ordre nucléaire relevait de la réflexion transatlantique pour l’essentiel. Aujourd’hui, les grands concepts qui donnent corps à la réalité nucléaire stratégique ont une résonnance proprement mondiale : comment est-il pensé au Moyen-Orient, en Extrême-Orient, dans le sud asiatique n’est plus une question exotique ou insignifiante. Elle formule un déplacement anthropologique de la perception, donc des moyens de la connaissance, et, partant, de la réalité de l’objet.

Table ronde n° 1 – Réalités et dynamiques

Historiographie critique de l’âge nucléaire, par Emmanuelle Maitre, Chargée de recherche, FRS

La notion d’ordre nucléaire découpé en différents âges fait partie des termes souvent mal définis mais utilisés de manière régulière par l’analyse. D’un point de vue académique, des travaux existent sur la notion et ont tenté de la décortiquer pour en comprendre les ressorts et les limites. Mais depuis au moins une trentaine d’années, le terme a une existence politique autonome, et est valorisé comme un bien collectif dans des déclarations politiques, des rapports ou des articles d’analyse.

Le concept d’« ordre nucléaire » a été utilisé pour la première fois en 1977, mais c’est principalement le professeur William Walker qui l’a théorisé dans les années 2000. L’idée est relativement simple. Le développement et l’utilisation d’armes nucléaires sont tout d’abord envisagés comme pour les armes classiques mais le pouvoir destructeur du nucléaire et la diffusion de l’arme forcent les États-Unis et l’Union soviétique à reconsidérer son rôle et la stratégie qui y est rattachée. Les premières réflexions sur la dissuasion émergent à cette époque.

La crise de Cuba est généralement décrite comme un moment pivot, à l’origine d’une prise de conscience radicale de la dangerosité de l’ère nucléaire et d’un accord mutuel entre les deux blocs sur une forme de régulation de la compétition stratégique. Ce moment de tensions majeures est traditionnellement retenu pour expliquer le principal objectif de l’ordre nucléaire, à savoir faire en sorte que les armes nucléaires ne soient pas utilisées ou en tout cas limiter le risque d’emploi.

Selon l’analyse de William Walker, l’ordre nucléaire qui se bâtit à l’époque repose sur plusieurs piliers, avec en premier la dissuasion nucléaire, et en second la non-prolifération. Des auteurs ont ajouté à ces piliers la maîtrise des armements, le tabou nucléaire, voire le désarmement.

La réflexion autour de l’ordre nucléaire s’est largement construite de manière rétroactive, par l’observation de ce qui avait eu lieu dans les décennies précédentes. Aussi n’est-il pas surprenant que cette lecture historique ait donné lieu à un séquençage de l’ère nucléaire. Il est généralement admis que le premier âge nucléaire a été caractérisé par la confrontation entre deux superpuissances (États-Unis et URSS), la peur d’un affrontement majeur Est-Ouest et un phénomène de course aux armements bilatérale. Le second âge nucléaire est réputé avoir commencé à la fin de la Guerre froide, suite à la disparition de l’Union soviétique et de la logique de blocs. Il se caractérise par l’irruption de nouvelles menaces liées aux risques de prolifération, à l’augmentation du nombre d’États dotés, à la relation entre l’acquisition d’armes nucléaires et d’autres armes de destruction massive, et aux crises régionales. Depuis plusieurs années, théoriciens et observateurs du paysage international évoquent l’émergence d’un troisième âge nucléaire. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la confrontation indirecte avec l’OTAN en découlant semblent être le symbole de ce changement : cette ère se caractérise par un retour de la dissuasion entre grandes puissances, dans un monde multipolaire dans lequel les domaines d’affrontement s’entrecroisent.

Dès le début du 21e siècle, au moment où ils théorisent la notion, des auteurs s’inquiètent des éléments de contestation qui s’observent concernant l’ordre nucléaire, et pointent les sources de désordre de l’époque à laquelle ils écrivent. En réalité, des voix contemporaines n’ont jamais cessé de contester la lecture qui était faite de l’histoire nucléaire, et de s’opposer aux formes de régulation retenues tout en défendant des approches alternatives. Ces critiques portent en particulier sur la capacité de la dissuasion nucléaire à contribuer à la stabilité, le manque de justice d’un ordre avant tout basé sur une forme d’hégémonie américano-soviétique puis américaine, le découpage en âges nucléaires trop occidentalo-centré et enfin la tension fondamentale entre l’objectif de désarmement, solution évidente pour résoudre les risques posés par l’arme nucléaire, et l’objectif de dissuasion.

Place et rôle de l’arme nucléaire dans le modèle stratégique français depuis la fin de la Guerre froide, par le Général (2°S) Jérôme Pellistrandi, rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale

Depuis la fin de la Guerre froide et jusqu’aux années 2020, la dissuasion a toujours été au cœur de la politique française de défense mais elle a concerné essentiellement la Marine, avec la FOST et ses quatre SNLE, et l’armée de l’Air et de l’Espace, avec les FAS dotées de Mirage 2000N puis de Rafale équipés du missile ASMP-A.

Cette période post-Guerre froide fut notamment marquée par le renouvellement de la composante sous-marine avec la deuxième génération de SNLE de la classe Triomphant à partir de 1997.

La période des OPEX (de la guerre du Golfe à l’opération Barkhane au Sahel), majoritairement assurées par l’armée de Terre, a fait passer au second rang l’intérêt de la dissuasion sur le plan médiatique. Il y avait bien sûr un consensus politique, réaffirmé par tous les présidents, de François Mitterrand à Emmanuel Macron, mais aussi une forme de discrétion autour du sujet avec à la fois un consensus politique mais aussi l’absence de réel débat sur la doctrine – cela d’autant plus que l’armée de Terre, qui a assumé le principal effort dans les OPEX, n’est plus impliquée directement dans la mise en œuvre de la dissuasion depuis le démantèlement de la composante pré-stratégique Hadès en 1997. La dissuasion est alors perçue comme l’« assurance vie » de la nation, nécessaire mais coûteuse. Ainsi, dans la formation des officiers, hormis pour les marins et les aviateurs servant dans les unités à vocation nucléaire, ce n’est qu’au moment de l’École de Guerre, donc pour la seconde partie de carrière, qu’est abordée la dissuasion.

Tout bascule à partir du 24 février 2022 et le début de la guerre conduite par la Russie contre l’Ukraine. Moscou a très vite utilisé la rhétorique nucléaire avec une gesticulation verbale appuyée et menaçante. La dissuasion a alors retrouvé tout son sens et démontré son fonctionnement, permettant d’éviter l’escalade et de construire une ambiguïté stratégique crédible face à l’adversaire russe.

Table ronde n° 2 : Contestations et dissidence

Guerre en Ukraine : enseignements sur la place du nucléaire dans la stratégie russe, par Isabelle Facon, Directrice adjointe, FRS

La rhétorique et le signalement nucléaires russes sont très présents en contexte de l’agression russe à l’encontre de l’Ukraine depuis 2014, avec une vigueur renouvelée depuis l’invasion de février 2022. Cela s’explique par le fait que la Russie voit le conflit sous un jour de confrontation avec l’Occident (conflit que les Russes décrivent souvent comme une guerre occidentale contre la Russie par procuration). Les rappels récurrents sur le statut nucléaire de la Russie ont ainsi pour principale fonction la sanctuarisation agressive, par la manipulation de la peur de l’escalade, de l’intervention militaire russe en Ukraine ; l’objet premier en est de dissuader l’implication directe des pays occidentaux et d’éviter ainsi la transformation du conflit en guerre régionale et de les amener à « calibrer » leur soutien à l’Ukraine en fonction de leur perception du risque d’escalade, perception que Moscou cherche à façonner. Cette approche concorde avec la doctrine militaire russe, qui prévoit différents rôles pour les armes nucléaires dans chaque type de conflit. Dans un conflit local (une « opération militaire spéciale » ?), la fonction est d’ordre essentiellement communicationnel, informationnel : il s’agit de mobiliser le « risque nucléaire » de sorte de prévenir l’élargissement du conflit vers un conflit régional par l’engagement d’autres acteurs régionaux, en inspirant la peur, dans l’espoir de conserver à la Russie la maîtrise de l’escalade du conflit.

Un élément frappant, dans le positionnement nucléaire de Moscou dans le cadre de la guerre en Ukraine, a été le « timing » bien orchestré du signalement nucléaire à des moments considérés comme clefs par le Kremlin dans le déroulement de la guerre, avec à chaque fois des singularités dans les termes et les références employés faisant écho à la situation du moment. En ce début d’année 2024, on a probablement un nouveau moment charnière aux yeux du Kremlin : d’un côté la Russie s’estime en position de force ; d’un autre côté, elle constate que la volonté des pays occidentaux de soutenir l’Ukraine ne fléchit pas pour autant (cf. la possibilité envisagée d’envoyer des troupes au sol, la mise en place d’une stratégie de remobilisation industrielle, etc.). Et dans ce contexte, le sujet nucléaire fait son retour : tandis que le terme de guerre n’est plus tabou dans le discours des autorités russes (selon, par exemple, le porte-parole du Kremlin Peskov, qui l’emploie en le justifiant par l’engagement occidental croissant dans le conflit), le président Poutine reparle, par exemple dans son adresse au Parlement (29 février), de ses armes nucléaires « plus puissantes que celles des pays occidentaux ».

Autre point important : les « menaces nucléaires » explicites et directes n’ont en fait pas été formulées par Poutine, les diplomates ou les militaires mais par d’autres personnalités d’importance secondaire ou nulle dans la prise de décision mais qui ont tout de même leur audience. Le pouvoir laissant faire, cela a indéniablement contribué à l’envahissement de l’environnement politique et stratégique du conflit par la thématique nucléaire. Si pour les spécialistes, ces propos relèvent de l’anecdotique, ils ne sont pas pour autant sans effet en termes d’impact sur les opinions publiques, qui sont au moins autant visées par la rhétorique nucléaire russe que les dirigeants occidentaux.

Toutefois, et à ce stade, le conflit n’a pas en soi apporté d’éléments nouveaux quant à la doctrine nucléaire de la Russie (ni à sa posture nucléaire). Les responsables russes, Poutine en tête, ont régulièrement renvoyé aux termes de la doctrine nucléaire officielle (2020 ; les conditions d’emploi se rapportent grosso modo à une attaque au moyen d’armes de destruction massive contre la Russie et ses alliés, à ce qui peut compromettre la capacité de la Russie de réaliser une seconde frappe, et à un conflit conventionnel qui menacerait l’existence même de l’État russe ; Poutine a dit à plusieurs reprises qu’aucune de ces conditions n’était présente dans le conflit en Ukraine). Le conflit a même plutôt été éclairant quant au niveau où se situe le seuil d’emploi, de façon plutôt rassurante par rapport aux craintes en vigueur au début du conflit. Frappes contre des bases de bombardiers stratégiques, présence de troupes ukrainiennes sur les territoires annexés en 2022, frappes multiples sur le territoire russe, attaques sur le pont de Crimée… : tout cela a suscité des représailles mais pas de réponse nucléaire. A ce jour, on n’a pas observé de modification de la posture des forces nucléaires russes, les essais de missiles et autres exercices des forces nucléaires ont été pré-notifiés, on ne constate pas d’activité inhabituelle de ces dernières, etc.

Un autre point d’intérêt de ce point de vue est le débat qui a commencé à se faire jour l’été dernier en Russie sur la question de savoir si la crédibilité de la dissuasion nucléaire n’avait pas été affectée par la guerre en Ukraine. Ce débat est peut-être un élément parmi d’autres d’une campagne d’influence sur le sujet nucléaire pour permettre de le conserver dans le paysage selon des formes plus diffuses. Mais c’est peut-être aussi plus que cela, le reflet de vraies interrogations. On peut distinguer deux écoles de pensée :

  • ceux qui disent (Karaganov, Trenine) qu’il faut aller au-delà du verbal, que la dissuasion n’a pas fonctionné puisque les Occidentaux franchissent sans cesse des caps dans le soutien à l’Ukraine ; voire qu’il faut modifier la doctrine nucléaire de 2020, qui ne serait plus adaptée ;
  • d’autres qui estiment qu’il faut ramener la « discussion nucléaire » dans un cadre beaucoup plus bordé pour éviter une image de « bluff » susceptible de dévaluer la dissuasion nucléaire russe ; que la doctrine n’a pas besoin d’être modifiée puisque, rédigée en 2020, elle tient déjà compte du rapport stratégique fortement dégradé avec les Occidentaux.

Cette discussion, à laquelle le président russe a pu apporter sa pierre de temps à autre à la faveur de questions posées dans des réunions publiques, renvoie au fait que, très probablement, les Russes estiment avoir intérêt, pour la suite, à asseoir la crédibilité de leur dissuasion nucléaire. De fait, il n’est pas improbable qu’ils aient, à rebours de ce qu’ils avaient essayé de faire depuis la fin des années 2000 en se dotant des capacités d’une dissuasion non nucléaire, à revaloriser le facteur nucléaire dans leur politique de défense compte tenu de l’érosion de leurs capacités conventionnelles due à la guerre ; de la perspective qu’à terme les sanctions puissent obérer davantage qu’aujourd’hui leur production militaire ; du fait que l’OTAN de son côté s’est renforcée (entrée de la Finlande et de la Suède, consensus assez ferme sur le dossier russe, renforcement des dispositifs militaires sur les zones de contact avec la Russie).

En revanche, pour en revenir au sujet titre de cette conférence, l’ordre nucléaire, le moins que l’on puisse dire est que la Russie n’hésite pas à le bousculer – ne serait-ce qu’en manipulant le risque nucléaire mais aussi le risque radiologique (cf. occupation de centrales nucléaires). Il n’est plus question de compartimentation, de « mise à l’abri » des dossiers arms control et non-prolifération vis-à-vis des tensions entre la Russie et les Occidentaux ; ils ne sont plus, aujourd’hui, décorrélés de l’état général de la relation avec les autres membres du P5. La sanctuarisation agressive telle que pratiquée par les Russes en Ukraine n’est pas un modèle dont on aimerait qu’il fasse des émules. Le jeu négatif sur les traités – suspension de l’application du traité New Start (février 2023), dé-ratification du TICEN (novembre 2023), rejet, à ce stade, de la proposition américaine sur une reprise du dialogue sur les questions stratégiques : tout cela déstabilise l’ordre nucléaire global.

La politique russe est également nocive par rapport à la non-prolifération nucléaire. Elle met en cause les Mémorandums de Budapest signés dans la première moitié des années 1990 (par l’invasion d’un État non doté dont la Russie avait garanti l’intégrité territoriale (Ukraine) ; par le déploiement d’armes nucléaires sur le territoire du Belarus – le Mémorandum prévoyait l’élimination des armes nucléaires de ce territoire). Par ailleurs, Moscou se montre beaucoup moins coopérative sur les dossiers nucléaires iranien et nord-coréen. Cela est bien sûr lié en partie au fait que ces États lui sont d’un grand appui dans sa guerre en Ukraine ; mais c’est aussi l’occasion d’insister plus ou moins en creux sur les « méfaits » de la partie américaine et sur sa responsabilité dans le « détricotage » de l’ordre nucléaire sur un temps plus long (retrait du traité ABM en 2002, retrait du JCPOA, non ratification du TICEN, etc. – autant d’éléments que les officiels russes ramènent régulièrement dans la discussion dans les enceintes internationales). Cette partie de l’argumentaire de Moscou vise 1. à diluer sa part de responsabilité en inscrivant ses actes dans un cadre historique et stratégique élargi, moins collé à la guerre en Ukraine ; 2. à cultiver des soutiens au sein de ce qu’elle appelle la « majorité mondiale » (plutôt que Sud global), où certains pays partagent ses points de vue sur un ou plusieurs de ces dossiers où la position américaine est jugée dommageable pour la sécurité internationale.

Pour conclure : au-delà de sa démarche d’intensification de la pression sur les soutiens occidentaux de l’Ukraine à un moment jugé crucial du conflit, la Russie, au travers de sa posture qui objectivement affaiblit l’ordre nucléaire global, cherche certainement à renforcer sa position vis-à-vis de l’OTAN en vue de la configuration du rapport de forces militaire en Europe, y compris nucléaire, qui tôt ou tard devra être discuté et négocié.

Stratégie nationale et contrainte internationale : le cas iranien, par Benjamin Hautecouverture, Maître de recherche, FRS

Pour l’ordre nucléaire, le risque de prolifération est probablement le principal, avec celui de la rupture de la stabilité stratégique entre États dotés. C’est la raison pour laquelle la réflexion sur un traité à vocation universelle visant à contenir l’arme nucléaire, à l’empêcher de se disséminer, de proliférer se fit jour dès la fin des années 1950 pour aboutir dix ans plus tard. La durée de la négociation elle-même fut très courte (environ six ans) pour permettre de conclure un traité simple, essentiellement fondé sur la préservation de la situation de fait du début des années 1960, ce dans une relative urgence face à la représentation croissante des pays neutres, et des pays décolonisés et non alignés dans les arènes multilatérales de négociation, lesquels étaient essentiellement animés par une volonté de désarmer les États dits « dotés [de l’arme nucléaire] ». L’ordre nucléaire est génériquement, voire par principe, oligarchique. Il le demeure aujourd’hui. Par conséquent, le maintien de l’ordre passe d’abord par l’ensemble des efforts menés pour asseoir une norme dite de non-prolifération. Depuis le début, la question de la transgression de cette norme se pose en se traduisant par la critique de la nature oligarchique de l’ordre qui est en place.

Le cas iranien commence par s’inscrire dans cette dynamique. Le programme nucléaire iranien prend place dans un ordre historique qu’il entend remettre en cause, par idéologie, par une sorte de nécessité de positionnement politique contestataire. Cette histoire, s’agissant de l’Iran, remonte au régime du Shah avant la révolution de 1979, alors même que le pays, soutenu par les États-Unis, est de ceux à qui profite le programme Atoms for Peace initié dans les années 1950. La mentalité révolutionnaire iranienne finit par l’exacerber. Cela étant, les États, par dizaines, ont contesté, contestent, et contesteront l’oligarchie nucléaire mondiale. Le cas iranien n’est donc ni le premier, ni le dernier.

Ensuite, la durée du contentieux nucléaire entre l’Iran et la communauté des États du TNP est remarquable. Cette variable temporelle est devenue la principale de l’affaire iranienne, une donnée de l’ordre nucléaire mondial post-Guerre froide. Pour mémoire, le système à peu près stable bâti autour du TNP arriva à son acmé autour de 1995, quand le Traité fut prorogé pour une durée indéfinie alors qu’il avait été conclu pour vingt-cinq ans. Puis l’Inde et le Pakistan devinrent des États nucléaires à l’extérieur du régime de non-prolifération, dont ils critiquent la nature discriminatoire depuis le début, la République populaire démocratique de Corée persista dans l’avancée d’un programme nucléaire militaire avant de sortir du TNP en 2003, en utilisant la faculté que lui offre formellement l’article X du Traité – faiblesse générique de la pierre de touche de l’ordre nucléaire international –, et l’Iran se lança dans un programme nucléaire militaire à la fin des années 1990 avant de promettre d’en sortir en 2003, quand ce programme commença à être révélé. Suivit un cycle de crises et de résolutions de crises qui dure depuis vingt ans. Et la non-résolution du contentieux joue naturellement en faveur du régime iranien sans qu’il soit possible d’affirmer que le régime a pris la décision de se doter de l’arme nucléaire. C’est un débat encore ouvert aujourd’hui.

Enfin, après l’échec, aujourd’hui avéré, du plan d’action nucléaire (acronyme anglo-saxon : JCPOA) de juillet 2015 – qui visait essentiellement à gagner du temps et non à résoudre le contentieux –, il peut être établi que ce qui est exigé de l’Iran a graduellement décru depuis la première crise de 2003-2006. Autrement dit, la « communauté nucléaire internationale » est plus encline à accepter maintenant de l’Iran ce qu’elle aurait été incapable d’accepter vingt ans plus tôt. C’est au moins évident s’agissant de l’enrichissement de l’uranium, qui est devenu un acquis quasi identitaire de l’État-nation iranien. C’est également le cas pour ce qui concerne les technologies de missiles, qui n’ont jamais fait l’objet de restrictions sérieuses consenties dans un cycle de négociations. Et naturellement, le savoir et les savoir-faire emmagasinés par plusieurs générations d’ingénieurs nucléaires sont des acquis impossibles à contester, ce que les autorités nucléaires iraniennes reconnaissent elles-mêmes auprès de l’AIEA.

En définitive, les vicissitudes de l’environnement stratégique international dans le temps ont été mises à profit par le régime de Téhéran pour découdre le consensus des grandes puissances s’agissant du risque nucléaire posé par l’avancée du programme nucléaire, de la même manière que les vicissitudes de l’environnement stratégique dans l’espace nord-est asiatique avaient été mises à profit par le régime nord-coréen pour accomplir le fait nucléaire de la RPDC au cours de la décennie 2010-2020. Il s’agissait dans ce cas-là d’exploiter les failles du triangle stratégique États-Unis-Chine-Russie, d’exploiter la rivalité et la retenue des deux grands acteurs régionaux – République de Corée et Japon – pour faire aboutir une politique du fait accompli au mitan de la décennie 2010 environ.

En somme, ce cas illustre très correctement les limites intrinsèques au maintien de l’ordre nucléaire par une société internationale dont le caractère anarchique demeure très prégnant en dépit de son intégration multilatérale croissante depuis cinquante ans. Cette intégration institutionnelle très forte du maintien de l’ordre nucléaire mondial ne suffit pas face à la détermination d’un État à contrevenir à cet ordre. Cet état de fait est encore plus marqué quand les gendarmes eux-mêmes ne font plus front commun, ce qui, s’agissant de l’Iran, est le cas depuis maintenant plusieurs années.

Au plan régional, à court terme, la question iranienne principale est celle de la constitution rapide d’une force de contre-dissuasion nucléaire qui donne au régime une marge inédite dans sa politique de déstabilisation régionale (Israël, Arabie saoudite, États-Unis). Si l’on se réfère à l’évaluation de la menace mondiale pour 2024 publiée le 11 mars dernier, la communauté américaine du renseignement continue d’estimer que l’Iran « n’entreprend pas actuellement d’activités clés de développement d’armes nucléaires » – c’est donc la même évaluation que celle des années précédentes, mais l’expansion du programme du pays, continue le document, « le met en meilleure position pour produire un dispositif nucléaire, s’il choisit de le faire ». Si l’Iran décidait de produire de l’uranium de qualité militaire, il pourrait encore enrichir suffisamment de matière pour fabriquer un engin explosif en une semaine environ, et six engins en un mois. Ensuite, il faudrait à l’Iran entre six mois et un an pour réaliser la bombe elle-même, dans des installations secrètes.

Au plan international, à plus long terme, la contestation iranienne de l’ordre nucléaire censément figé par le TNP n’implique pas mécaniquement une remise en cause structurelle de cet ordre, mais plutôt la nécessité d’en augmenter le coût pour d’éventuels futurs candidats à la contestation (puissances émergentes régionales). Mais il faudrait pour cela un consensus de principe qui n’existe plus dans l’environnement stratégique contemporain. L’intérêt du cas iranien tient surtout désormais au contexte international dans lequel évolue le contentieux nucléaire entre un État et certains autres États censément gardiens d’un ordre nucléaire stable. L’on voit bien de quelle manière un tel ordre peut être instrumentalisé et l’est de fait aujourd’hui par des puissances révisionnistes, dont certaines qui ont institué l’ordre nucléaire mondial et ont été les premières à en bénéficier jusqu’à présent.

Les mutations de la stratégie nucléaire chinoise, par Marc Julienne, Directeur, Centre Asie, IFRI

La Chine fait face à un risque d’incohérence entre une doctrine nucléaire inchangée et un arsenal qui évolue rapidement.

L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping a été marquée par quelques évolutions notables de la stratégie nucléaire, qui indiquent peut-être une sensibilité accrue du dirigeant pour la dissuasion par rapport à ses prédécesseurs :

  • Réforme de la Force de la Seconde Artillerie en une Armée des Lanceurs (2016) sur un pied d’égalité avec l’armée de Terre, de l’Air et la Marine.
  • L’ancien commandant de la PLARF, Wei Fenghe, devient ministre de la Défense (2018-2023).
  • Sur le plan doctrinal, en plus d’être minimale et limitée, la dissuasion chinoise doit aussi être « crédible et efficace ».
  • Xi a affirmé à plusieurs reprises que la dissuasion nucléaire doit « apporter un soutien stratégique au statut de grande puissance de la Chine ». Ceci ferait donc de la dissuasion non-seulement une garantie de sécurité mais aussi un instrument d’affirmation de puissance.

La politique de non-emploi en premier reste inchangée, mais les débats persistent sur ce sujet : depuis 2012, des voix s’élèvent pour élever le niveau d’alerte des forces nucléaires (« launch on warning ») en temps de paix comme en temps de guerre, afin d’être en mesure de riposter à une attaque nucléaire avant même qu’elle ait atteint le territoire. Un autre débat se fait jour sur l’emploi de l’arme nucléaire pour défendre des intérêts vitaux qui seraient menacés ou frappés par des moyens conventionnels. Ces adaptations – si elles avaient lieu – viendraient faire évoluer la politique de non-emploi en premier. Toutefois, la politique de non-emploi en premier a été réitérée dans le dernier Livre blanc sur la défense de 2019, « quel que soit le moment et quelles que soient les circonstances ».

Au plan capacitaire, des analyses d’images satellitaires ont démontré en 2021 que la Chine construisait trois nouveaux champs de silos d’ICBM (Yumen, Hami, Ordos) dans les provinces du Gansu (Nord), du Xinjiang (Nord-Ouest) et en Mongolie intérieure, comprenant au total environ 300 silos. C’est une multiplication environ par 15 du nombre de silos opérés jusqu’alors et depuis des décennies pour les DF-5 (une vingtaine). C’est davantage que le nombre de silos opérés par la Russie. Une telle inflation signifie, selon toute vraisemblance, une augmentation du nombre de vecteurs. Ainsi, à terme, selon les projections des chercheurs américains Matt Korda et Hans Kristensen, le nombre de vecteurs ICBM de la Chine pourrait dépasser celui des États-Unis et de la Russie (avec les vecteurs mobiles).

L’imagerie satellitaire a aussi permis de révéler des activités humaines et de modernisation sur le site d’essais nucléaires de Lop Nor dans la région du Xinjiang. C’est sur ce site, qui était dormant depuis la fin des années 1990, qu’a été testée la première bombe atomique chinoise le 16 octobre 1964, ainsi que les suivantes. La modernisation du site de Lop Nor pourrait viser à accueillir de nouveaux essais critiques, ce qui contreviendrait au Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) de 1996, que la Chine n’a toutefois pas ratifié et qui n’est jamais entré en vigueur.

En définitive, cette évolution des capacités pose question sur le stock d’armes chinoises et pointe une éventuelle incohérence avec la doctrine en vigueur. Il convient donc d’acter la mutation des forces nucléaires chinoises vers une expansion de l’arsenal, et peut-être d’anticiper une adaptation de la stratégie nucléaire chinoise dans les années à venir.

Dans ce contexte, l’état opérationnel de l’Armée de Lanceurs doit être mis en perspective : il est estimé que, depuis l’été 2023, environ soixante-dix militaires de la PLARF ont été arrêtés dans des scandales de corruption. Les trois derniers commandants sont tombés pour corruption ou ont été écartés de l’armée et du Parti pour des raisons inconnues. La grave crise interne que traverse la PLARF laisse imaginer des failles opérationnelles importantes.

La part du désarmement, par Maïlys Mangin, Chercheuse, CIENS

Comment les nouvelles méthodes en matière de désarmement participent-elles à une contestation de l’ordre nucléaire ? On peut identifier ici l’un des paradoxes du désarmement aujourd’hui : il est marqué ces dix dernières années par une dynamique nouvelle, avec une mobilisation à différents niveaux – très énergique et en partie inédite, avec même des victoires (TIAN). Pour autant cette dynamique, malgré ses victoires diplomatiques et discursives, non seulement peine à se traduire dans les faits par des progrès effectifs en matière de désarmement, mais ne semble pas non plus capable de contrer les effets d’une recomposition des équilibres stratégiques ; autrement dit, elle ne paraît pas en mesure d’enrayer d’autres formes de contestation de l’ordre nucléaire qui s’expriment par une remise en question directe des routines institutionnelles et des dispositifs existants.

Quel bilan peut-on faire de ce que l’on a appelé le « tournant humanitaire » du désarmement nucléaire ? Au début des années 2000, la campagne en faveur du désarmement est relancée, avec comme moteur la frustration de différents acteurs (via une coalition hétéroclite, entre puissances moyennes et acteurs de la société civile), et avec comme inspiration le succès de la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel. Au-delà de sa dimension discursive, cette campagne repose sur un basculement qui assume d’avancer sans avoir besoin d’associer les États nucléaires. Elle propose une action autonome par rapport aux arènes traditionnelles du désarmement et au cycle du TNP, autour d’un projet de Traité d’interdiction des armes nucléaires.

Cet évènement est décrit comme une victoire diplomatique majeure par ses partisans. D’une part, le TIAN est l’un des trois traités de désarmement à portée universelle (avec le TNP et le TICE). D’autre part, le nombre des États parties au traité augmente chaque année, attestant de la vigueur des discussions et des coalitions. Celles-ci n’ont toutefois permis ni rapprochement, ni dialogue significatif entre partisans du TIAN et puissances nucléaires. On observe au contraire une polarisation des débats dans l’ensemble des arènes, avec des logiques qui se renvoient dos à dos, entre initiatives de réduction des risques et plan d’action pour la mise en œuvre du TIAN, chacun étant accusé de se détourner des vrais sujets. On peut dès lors questionner la capacité d’entraînement normative revendiquée par les États parties au TIAN.

À l’origine du mouvement humanitaire, il y avait l’idée que le débat sur les mines antipersonnel était transposable aux armes nucléaires. Aujourd’hui, ce questionnement peut être repris, en faisant le constat que si la dynamique diplomatique était transposable, la logique de pression normative ne l’était pas forcément. Et cette question qui existait évidemment avant la guerre d’agression russe à l’encontre de l’Ukraine est encore plus manifeste à présent.

On peut aussi voir dans ces reconfigurations le retour d’un des clivages matriciels du mouvement humanitaire. Au début du mouvement, certains États poussaient le cadre humanitaire (« fact based ») sans être solidaires d’une démarche d’interdiction (pression normative). Ce clivage s’est effacé au cours de la dernière décennie, pour culminer avec le TIAN, mais pourrait réapparaître aujourd’hui (la décision de la Suisse, soutien précoce au mouvement, de ne pas signer le TIAN pourrait l’illustrer).

En quoi la guerre en Ukraine bouleverse-t-elle le paysage du désarmement ? Au sein des arènes diplomatiques dédiées, il y avait déjà de forts clivages avant l’invasion russe, mais ces derniers se trouvent renforcés par le conflit. En témoigne l’incapacité de la conférence d’examen du TNP en août 2022 de parvenir à l’adoption d’un document final. Les difficultés vont cependant au-delà de cette absence de résultats.

Premier constat : la guerre en Ukraine a galvanisé les divisions autour des questions de désarmement, et ouvert de nouvelles brèches sur des sujets jusqu’ici moins conflictuels, tels que la prolifération et les usages pacifiques (critiques des mécanismes de partage nucléaire de l’OTAN émanant de la Russie, mais aussi de la Chine et des NAM). Plus largement, la disparition de la coopération traditionnelle entre Washington et Moscou en matière de non-prolifération, notamment dans le cadre du processus d’examen du TNP, est de plus en plus criante. On observe aussi une fragmentation croissante des positions entre puissances nucléaires : France, Royaume-Uni et États-Unis d’une part, et Russie/Chine d’autre part, faisant de plus en plus front commun. Dans ce contexte, il devient difficile de combler les fossés entre groupes régionaux et politiques sur les questions de désarmement.

Second constat : dans la démarche russe, non seulement le dialogue en matière de désarmement ne bénéficie plus d’une isolation relative par rapport au contexte stratégique, mais il est utilisé comme levier de pression. À plusieurs reprises, les États-Unis ont insisté sur l’opportunité de distinguer les enjeux liés à la guerre en Ukraine de ceux liés à l’avenir du processus New Start, pour inciter à une reprise des négociations d’arms control bilatéral stratégique. Les Russes cherchent au contraire à lier ces enjeux. Ils ont suspendu la mise en œuvre du traité New Start, dégradant les conditions de transparence définies dans le cadre du traité, et refusent de poursuivre les négociations pour sa prorogation après février 2026. La Russie a par ailleurs décidé de révoquer sa ratification du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), en se référant explicitement au rapport de force avec les États-Unis.

Dès lors, les mouvements de désarmement ont peut-être retrouvé une vocation de contestation, mais la réalité est celle d’un environnement stratégique dans lequel les perspectives concrètes de désarmement semblent plus incertaines que jamais.

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