Réflexions sur l’essai anti-satellite russe du 15 novembre 2021

Le 15 novembre 2021, la Russie a procédé à la destruction par un intercepteur à ascension directe (DA-ASAT – Direct Ascent Anti-SATellite) de l’un de ses vieux satellites d’écoute électronique qui était positionné sur une orbite basse à un peu moins de 500 km d’altitude. Aussitôt, les moyens de surveillance de l’espace dont disposent les grandes puissances ont signalé l’ampleur des débris générés et la communauté internationale a réagi en condamnant ce tir. L’équipage à bord de la station internationale (quatre astronautes américains, un Allemand et deux cosmonautes russes) a été réveillé, a appliqué les procédures d’urgence et s’est mis en sécurité pendant près de deux heures, par crainte que des débris ne viennent endommager l’ISS.

La Russie a ensuite fini par reconnaître qu’elle avait effectué cet essai, mais sans donner de détails sur les moyens mis en œuvre (intercepteur, radars, commandement, entre autres). On ne dispose en effet d’aucune vue ou photo représentant l’intercepteur et encore moins ses caractéristiques techniques. C’est la raison pour laquelle, les jours suivants, les médias ont repris et commenté les diverses informations relatives à cet événement, en émettant parfois des analyses et des hypothèses sur les circonstances de l’essai et, surtout, sur ses conséquences potentielles. Une multitude d’articles ont ainsi été publiés, les réseaux sociaux se sont fortement mobilisés et les vidéos et émissions de télévision ont illustré et commenté ce fait marquant du domaine spatial.

Il s’agit, pour la présente analyse, de revenir sur les faits eux-mêmes, ceux qui sont accessibles en tout cas. La multiplication d’informations techniques intervenant à vitesse accélérée dans un contexte spatial international tendu impose d’abord de restituer ce que l’on sait du test qui a été effectué. Au-delà, la question reste évidemment posée des raisons qui ont amené les autorités de la Russie à prendre la décision de réaliser un tel tir. De nombreuses interrogations existent à propos des moyens mis en œuvre, des conditions de l’interception, de la génération des débris, des conséquences sur le plan international, etc. Ce texte vise à apporter quelques pistes pour y répondre, ou tout au moins formuler quelques hypothèses.

Bien sûr, les sources publiques disponibles sont à ce stade parcellaires, et l’on peut s’attendre à des informations plus complètes au fil des semaines et des mois à venir. Pour autant, quelques jours seulement après le tir, il paraît possible de proposer une première lecture de cet acte fort et de tenter d’en saisir quelques déterminants essentiels.

Les faits

C’est le lundi 15 novembre 2021, vers 2h50 GMT et conformément à une détection radar effectuée à 4h15 UTCLes radars de surveillance de l’EUSST (European Space Surveillance and Tracking System) ont détecté à 4h15 UTC un événement de type fragmentation en LEO. La désintégration du satellite Cosmos-1408 a été confirmée à 9h44 UTC. Par la suite, l’EUSST a situé plus précisément l’événement à 2h47 UTC, et la société britannique Seradata (auteur de la base de données SpaceTrak) s’est montrée ensuite plus précise quant à l’heure de tir (2h45 GMT) et l’heure d’interception (2h50 GMT)., que la Russie a réalisé l’interception de l’un de ses vieux satellites en orbite basse, le Cosmos-1408, par un engin portant la désignation de Nudol, se soldant par la destruction de ce satellite qui s’est instantanément fragmenté en un grand nombre de débris.

L’essai a été confirmé le lendemain par le ministre russe de la Défense, Sergueï Shoigou« New Russian system being tested hit old satellite with ‘goldsmith’s precision’ – Shoigu », TASS, 16 novembre 2021.. Par ailleurs, un communiqué de Roscosmos en date du 16 novembre 2021, sans citer l’essai proprement dit, a cherché à montrer que la situation spatiale était sous contrôle du point de vue de la sécurité grâce à l’expérience accumulée par la Russie depuis des dizaines d’années. Selon ce communiqué, l’industrie spatiale russe, pionnière en matière de vols habités, travaille de longue date avec ses partenaires internationaux dans ce domaine. Roscosmos se dit convaincu que seuls des efforts conjoints entre nations peuvent assurer une co-existence la plus sûre possible. Le système russe « Automated Warning System on Hazardous Situations in Outer Space (ASPOS OKP – автоматизированная система по предупреждению опасных ситуаций в околоземном космическом пространстве) » continuera de surveiller la situation spatiale afin de protéger l’ISS et son équipage de toute menace éventuelle.

La communauté internationale a immédiatement réagi en condamnant l’essai et de nombreuses voix se sont élevées pour critiquer la Russie, en soulignant les dangereuses conséquences de cette expérimentation, aussi bien pour les stations spatiales habitées actuelles et futures que pour les satellites positionnés sur ce type d’orbite. Le Département d’Etat américain a ainsi déclaré : « And finally, earlier today the Russian Federation recklessly conducted a destructive satellite test of a direct ascent anti-satellite missile against one of its own satellites. The test has so far generated over 1500 pieces of trackable orbital debris and hundreds of thousands of pieces of smaller orbital debris that now threaten the interests of all nations. In addition, this test will significantly increase the risk to astronauts and cosmonauts on the International Space Station as well as to other human spaceflight activities. Russia's dangerous and irresponsible behavior jeopardizes the long-term sustainability of outer space and clearly demonstrates that Russia's claims of opposing the weaponization of space are disingenuous and hypocritical. The United States will work with our allies and partners to respond to Russia's irresponsible act ».

Une cible parfaite ? Le satellite Cosmos-1408 

Le Cosmos-1408 est un satellite militaire d’écoute électronique (ELINT – Electronic INTelligence) vieux de 39 ans de type SIGINT (SIGnal INTelligence) et appartenant à la série des Tselina-D (dont c’était le 38ème exemplaire), construits par l’entreprise ukrainienne Youjnoye sous la désignation « 11F619 Ikar » et équipés d’une charge utile fournie par l’institut TsNII-108 GKRE. Les Tselina-D ont été mis en orbite de 1970 à 1984, avec pour mission de détecter les signaux radio, notamment ceux émis par les radars.

L’ironie du sort veut que ce satellite ait été lancé le 16 septembre 1982 par un Cyclone-3 depuis le centre spatial de Plessetsk, d’où le Nudol a été tiré, puis injecté sur une orbite basseCertaines sources mentionnent une orbite initiale avec apogée / périgée à 617 x 587 km, d’autres 544 x 566 km (Gunter Space notamment). Au moment de l’interception, certaines sources indiquent 487 x 461 km comme valeurs d’apogée / périgée. inclinée à 82,6°. Il portait le numéro NORAD 13552 et la désignation internationale 1982-092A. Sa masse au lancement était de 1 750 kgPlusieurs sources donnent une masse de 2 000 kg, voire 2 200 kg, mais il semble que la valeur de 1 750 kg soit la plus crédible. et il devenu inactif au bout de six mois. On notera que ce type de satellite ne comporte pas de réservoirs d’ergols, sa stabilisation 3 axes se faisant par un système de gradient de gravité. Au moment de l’interception, il était sur une orbite de 465 x 490 km, inclinée à 82,5637 degrésHeavens Above. D’autres sources sont légèrement divergentes sur périgée / apogée, par exemple N2YO.com, qui indique 472 x 497,5 km. et faisait environ quinze fois le tour de la Terre chaque jour, ce qui fait qu’il passait très souvent au-dessus de la Russie, et plus particulièrement au-dessus de Plessetsk, précisément la zone d’où l’interception a été réalisée, ce qui présentait un intérêt tout particulier comme nous le verrons plus loin.

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Le satellite Tselina-D. La présence d’un visiteur en bas à droite dans ce hall d’exposition donne une bonne idée des dimensions de ce satellite (Source : http://www.russianspaceweb.com)

Le Cosmos-1408 présentait alors de multiples avantages pour justifier d’être la cible d’une telle interception. Sa trajectoire était évidemment parfaitement connue et facilement prévisible ; son altitude de vol était compatible avec les performances du Nudol ; l’absence d’ergols à bord réduisait le risque de générer un nombre encore plus important de débris ; et sa masse et ses dimensions lui conféraient une signature suffisante pour l’autodirecteur embarqué à bord de l’intercepteur.

Du côté de l’attaque : un intercepteur Nudol en phase finale de test ?

Le fait que l’intercepteur soit identifié comme étant le Nudol est accrédité par les NOTAMsUn NOTAM (NOTice To Air Men) est un message publié par les autorités des pays concernés afin d’alerter les pilotes d’avions d’un danger potentiel lié à la navigation aérienne. Il peut, le cas échéant, se traduire par des interdictions de survol d’une zone donnée. Un NOTMAR (NOTice to MARiners) est l’équivalent du NOTAM pour les marins, qui est relative à la sécurité de la navigation maritime et peut se traduire par des zones d’interdiction. publiés par les autorités russes juste avant le tir. Les zones de retombées annoncées sont en effet similaires à celles de plusieurs essais en vol déjà réalisés depuis 2014 au titre de ce programme (voir plus loin).

Le Nudol est un programme d’intercepteur qui existe depuis les années 2000. Il tire son nom d’une petite ville localisée au nord-ouest de Moscou à proximité d’une zone de déploiement des intercepteurs de l’ancien système A-35M de défense anti-missile exo-atmosphérique qui protégeait Moscou face à une éventuelle frappe de missiles balistiques.

Ce système porte plusieurs désignations : 14Ts033 en Russie, PL-19 aux Etats-Unis (PL signifiant que ce système a été détecté pour la première fois à Plessetsk, sur son site d’essais en vol).

La phase de développement a été lancée officiellement en 2009, date à laquelle la société Almaz-Anteï a reçu un contrat de maîtrise d’œuvre industrielle du système. Dans la foulée, c’est l’une de ses filiales, l’OKB Novator, qui a reçu un contrat pour développer l’intercepteur, connu sous la désignation 14A042Le préfixe « 14A » est utilisé en Russie pour les désignations d’engins à vocation spatiale. Ainsi, le lanceur Soyouz-2 porte la désignation 14A14. La vocation anti-satellite du Nudol se trouverait ainsi confortée (Bart Hendrickx, Space Review, 11 octobre 2021).. Novator est un spécialiste des intercepteurs à propulsion solide, et on lui doit notamment ceux du système de défense de théâtre S-300V (intercepteurs 9M82 et 9M83) ainsi que l’intercepteur endo-atmosphérique 53T6, connu également sous le vocable de « Gazelle », qui assure la couche basse de défense anti-missile (système A-135) protégeant Moscou. Le A-135 est en cours de modernisation et va céder la place au nouveau A-235, composé du 53T6M (le 53T6 modernisé), du radar Don-2N remis à niveau et, probablement, du système Nudol.

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Une des seules vues dont on dispose pour le Nudol est cette vue d’artiste extraite d’un calendrier d’Almaz-Anteï qui montre un TEL (Transporteur Erecteur Lanceur) équipé de 2 tubes.
Le Nudol est décrit comme étant un engin bi-étage, capable d’atteindre une altitude de 850 kmBrandon W. Kelley, Brian G. Chow, « Op-ed – Lessons to learn from Russia’s Nudol ASAT test », Space News, 17 novembre 2021..

Telle qu’on peut la comprendre actuellement, la structure du programme est associée à une organisation industrielle qui, comme cela a été indiqué, s’articule autour d’un maître d’œuvre industriel, Almaz-Anteï, qui a confié la responsabilité du développement de l’intercepteur à Novator. Mais d’autres acteurs industriels sont venus compléter ce dispositif, car il faut aussi prendre en compte les radars de veille et de guidage, les moyens de calcul, les systèmes de commandement avec le réseau C3, et, du côté de l’intercepteur, le système de guidage pilotage et, bien sûr, le véhicule terminal. En 2013, un autre contrat a été attribué à Almaz-Anteï ainsi qu’au MITT (Moscow Institute of Thermal Technology), laissant supposer qu’il y aurait peut-être deux types d’intercepteurs, l’un développé par Novator, l’autre par le MITT, mais ceci reste une hypothèse. Le schéma ci-dessous n’est pas exhaustif et se veut simplement une tentative de synthèse des informations disponibles, à confirmer. Les références mentionnées sont les désignations russes données aux ensembles et sous-ensembles considérés.

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Eléments constitutifs du programme Nudol et organisation industrielle associéeD’après, notamment, Bart Hendrickx, Space Review, 11 octobre 2021 et http://militaryrussia.ru/blog/.
Nota : le MITT n’apparaît pas sur cette planche car on ignore pour le moment de quelle activité il est responsable.

On note que le vecteur est constitué de deux étages propulsifs principaux : le 14D807 et le 14D809. Apparemment, c’est la NPO Iskra, localisée à Perm, qui est responsable de la conception de ces étages. L’enveloppe en composites serait produite dans l’usine Avangard de Safonovo et le propergol solide serait de responsabilité NIIPM (Institut des Matériaux Polymères), à Perm également.

On suppose que le KB Tochmash est peut-être responsable du véhicule terminal, mais ceci est une hypothèse à confirmer. En effet, la référence 14Sh129 devrait normalement désigner un appareil de visée (qui serait dans ce cas le télescope). De ce fait, on ignore pour le moment si le KB Tochmash est chargé uniquement du télescope ou si son rôle s’étend aussi au véhicule terminal. Il semble que le GIPO (l’Institut d’Etat d’Optique Appliquée) soit chargé de la partie infra-rouge.

D’après ce que l’on sait des meilleures sources disponibles, les essais en vol ont débuté en 2014 et se sont d’abord soldés par deux échecs. On peut noter une progression apparemment régulière dans les étapes suivies par le programme d’essais en vol, avec des niveaux de difficulté croissants : d’abord des tirs depuis ce qui est peut-être un moyen d’essai fixe au sol, puis des tirs depuis le lanceur mobile, tout ceci sans tentative d’interception, puis des tirs sur des portées de plus en plus grandes, puis, le 15 novembre 2021, l’interception d’un satellite. De novembre 2015 à décembre 2020, les tirs ont été considérés comme des succès, mais on ignore si l’engin tiré lors des essais les plus récents n’étaient pas en fait des tentatives d’interception de satellite qui auraient échoué. Les résultats indiqués dans le tableau suivant sont de ce fait à prendre avec précaution.

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Compte tenu des essais annulés et de ceux qui pourraient être des fausses alertes, il y aurait eu jusqu’à présent douze essais en vol confirmés du Nudol, celui du 15 novembre 2021 étant le douzième et dernier en date. Il serait logique que d’autres essais en vol soient réalisés dans les mois à venir.

Tous ces essais ont donné lieu à la diffusion de NOTAMs. Sur celui-ci-dessous, on constate que la zone de retombée la plus éloignée du point de lancement se situe à plus de 3 000 km, ce qui donne une idée des performances du vecteur.

 

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Exemple de NOTAM : celui publié à l’occasion de l’essai du 16 décembre 2020. On voit qu’il y a plusieurs zones interdites, qui correspondent à la zone de retombée du premier étage propulsif, celle du deuxième étage, et sans doute celle de la coiffe et de la charge utile.

Comment s’est déroulé l’essai du 15 novembre et en quoi a-t-il consisté ?

L’essai a mis en œuvre un intercepteur tiré depuis le centre spatial de Plessetsk, plusieurs centaines de kilomètres au nord de Moscou. Il s’est dirigé vers le nord-est de la Russie, conformément au NOTAM publié peu auparavant et qui montrait les zones de danger à éviter entre le 15 et le 17 novembre 2021 en raison des retombées de cet intercepteur.

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On constate alors qu’au moment où le satellite Cosmos-1408 a été intercepté, il passait au-dessus du territoire russe selon un axe sud-ouest / nord-est, c’est-à-dire exactement dans la même direction que l’azimut de tir du Nudol. Le schéma suivant, réalisé par Jonathan McDowell, astrophysicien et expert américain bien connu pour son suivi détaillé des activités spatiales, est particulièrement éloquent à ce titre.

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Sur cette figure, la ligne rouge montre la trajectoire du Cosmos-1408 (dans le sens du sud-ouest vers le nord-est), et les zones du NOTAM ont été juxtaposées.

Ceci a des conséquences importantes sur les conditions de l’interception. En premier lieu, la vitesse relative de l’intercepteur par rapport à la cible a sans doute été assez limitée, les deux objets allant dans la même direction. L’objet le plus rapide a rattrapé le plus lent. Or le satellite Cosmos-1408 tournait autour de la Terre à la vitesse de 7,8 km/s environ tandis qu’un intercepteur de type Nudol a une vitesse en fin de combustion (Vbo – Velocity at burn out) qui pourrait être comprise entre 4 et 6 km/s. La vitesse relative des deux objets aurait alors été d’environ 2 à 4 km/sA titre de comparaison, les premiers essais américains d’interception d’une tête de missile balistique (tout d’abord HOE (Homing Overlay Experiment) puis ERIS (Exoatmospheric Reentry vehicle Interceptor System) et GBI (Ground-Based Interceptor)) se sont effectués avec des vitesses relatives atteignant parfois plus de 10 km/s.. La valeur de 4 km/s est confortée par une analyse de la société américaine COMSPOC Corp.Jim Cooper, Dan Oltrogge, Sal Alfano, « Ruminations and Analysis on a Russian ASAT », 20 novembre 2021. COMSPOC Corp. réalise des outils logiciels spécialisés dans le domaine de la surveillance de l’espace et la gestion du trafic spatial. C’est donc le satellite qui a rattrapé le véhicule terminal de l’intercepteur et non l’inverse. Cela signifie également que l’intercepteur Nudol a été tiré avant que le satellite ne passe au-dessus de Plessetsk, ce qui lui a laissé le temps de faire fonctionner son autodirecteur, de manière à acquérir sa cible et à effectuer les manœuvres de rapprochement nécessaires. Il est clair que la vitesse relative mentionnée ci-dessus a également permis de limiter le nombre de débris et leur dispersion, même si on sait maintenant que ces débris sont en grand nombre. Une interception quasi frontale, si elle avait été réussie, aurait sans doute généré un bien plus grand nombre de débris.

Cette cinématique a été remarquablement illustrée par une vidéo réalisée par COMSPOC Corp.Ibid., qui montre comment l’intercepteur et la cible se sont comportés lors de la phase finale de l’essai.

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1ère étape : l’intercepteur, basé à Plessetsk, reçoit l’ordre de tir, alors que le satellite est en approche et passe à ce moment au-dessus de l’Europe de l’Ouest (source : COMSPOC Corp.)

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2ème étape : l’intercepteur a été tiré et après séparation des étages propulsifs principaux, le véhicule terminal est injecté sur une trajectoire proche de celle du satellite afin de se positionner au mieux, juste devant le satellite qui se rapproche (source : COMSPOC Corp.)

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3ème étape : le véhicule terminal effectue des manœuvres de corrections pour venir se placer avec la précision requise dans l’axe du satellite, qui est désormais tout proche (source : COMSPOC Corp.)

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4ème étape : le satellite vient frapper le véhicule terminal car il est entré dans la zone de létalité de ce dernier. Il est détruit instantanément et se fragmente (source : COMSPOC Corp.)

On ignore cependant, pour le moment, quel est le moyen de destruction associé au véhicule terminal du Nudol. On peut citer plusieurs possibilités :

  • Soit un « kill vehicle » (KV) équipé d’une charge militaire, par exemple une charge à fragmentation. Lorsque le KV se trouve à proximité de sa cible, il fait exploser une charge qui projette des fragments dont le nombre et la masse unitaire doivent être adaptés à la distance de déclenchement et à la vitesse de rapprochement. Ils peuvent former alors un cône dans lequel la cible se retrouve et la destruction peut avoir lieu. Il suffit d’avoir une précision de quelques dizaines de mètres pour utiliser un tel dispositif.
  • Soit un KV équipé d’un dispositif d’amélioration de la létalité. C’est la première étape par laquelle sont passés les États-Unis pour développer et mettre au point les premiers « KKV » (Kinetic Kill Vehicle) dans les années 1980. Le premier essai réussi de ce type est le fameux « essai HOE » (Homing Overlay Experiment) réalisé en 1984 et qui a ouvert la voie à tous les développements ultérieurs d’armes à énergie cinétique équipant des intercepteurs à charge non nucléaire. Le véhicule terminal du HOE était doté d’une sorte de parapluie dont les branches métalliques, repliées au moment du lancement, se déployaient à l’approche de la cible et comportaient des lests afin de frapper la cible (une tête militaire de missile balistique) en dégageant une énergie suffisante pour la détruire. Par la suite, d’autres dispositifs d’amélioration de la létalité ont été imaginés. Ceci permet de se contenter d’une précision de quelques mètres.
  • Soit un KV qui serait tellement précis qu’il n’aurait pas besoin de charge militaire ni de dispositif d’amélioration de la létalité. C’est ce que l’on trouve par exemple sur l’intercepteur américain GBI (Ground Based Interceptor) avec l’EKV (Exoatmospheric Kill Vehicle) ou sur le SM-3, qui détruisent leur cible par impact direct. Mais ces véhicules terminaux ont été longs et coûteux à mettre au point, et les industriels américains concernés ont dû franchir progressivement des étapes avant d’en arriver à ce niveau de sophistication. C’est la raison pour laquelle les États-Unis ont d’abord opté pour des dispositifs d’amélioration de la létalité. Il faut en effet une précision à l’impact de quelques dizaines de centimètres pour réussir une interception dans ces conditions. Cependant, la Russie travaille sans doute depuis longtemps sur ce type de technologie et il est possible qu’un tel sous-système ait été développé.

Le Nudol est-il un ASAT ou bien un intercepteur anti-missile ?

Compte tenu de cet historique, la démonstration technologique réalisée incite à élargir l’analyse au-delà du seul événement anti-satellite. Très probablement, le Nudol est envisagé en Russie à la fois comme un intercepteur de type ABM (Anti Ballistic Missile) et comme un intercepteur ASAT. Dès le départ, il semble avoir été conçu pour constituer à terme un élément du système de défense anti-missile de la Russie, afin de protéger le pays face à une frappe de missiles balistiques. Son nom même, Nudol, comme cela a été souligné plus haut, fait référence à un ancien site de déploiement d’intercepteurs ABM. Les acteurs industriels de ce programme (Almaz-Anteï, Novator, pour ne citer qu’eux) travaillent sur les programmes ABM de l’ex-URSS puis de la Russie depuis les années 1950. Et Bill Gertz, journaliste américain spécialiste de ces questions, qui a été le premier à décrire l’essai Nudol du 18 novembre 2015, écrit dans son article que la presse russe a présenté le Nudol comme un système de défense contre les missiles longue portée et d’interception spatiale.

Il va de soi qu’il est plus difficile d’intercepter une tête de missile balistique (surtout si c’est un missile longue portée de type ICBM) qu’un satellite. En effet, un satellite suit une trajectoire orbitale prédictible, connue grâce aux moyens de suivi spatial, alors qu’un missile balistique peut être tiré à tout moment selon une trajectoire que seuls connaissent les opérateurs du système et la chaîne de commandement. Au cours du vol même, le missile puis la ou les têtes militaires subissent des perturbations qui peuvent modifier légèrement la trajectoire, sans parler de la rentrée atmosphérique, qui génère des phénomènes induisant des mouvements et des décélérations qui compliquent fortement la tâche de la défense anti-missile. Lorsqu’elle est dans l’espace, la partie haute de ces missiles peut aussi être accompagnée de systèmes de leurrage qui viennent complexifier notablement la situation pour le système d’interception.

Le fait de réaliser un essai anti-satellite peut alors être vu comme une étape qui permet de vérifier le bon fonctionnement du véhicule terminal de l’intercepteur, avant de passer à des essais plus complexes mettant en œuvre une cible représentative d’un missile balistique. C’est par exemple la démarche que la Chine a suivie en menant à bien son essai ASAT du 11 janvier 2007, avant de passer, trois ans plus tard, le 11 janvier 2010, à son premier essai anti-balistique, sur la base du même principe d’interception par effet cinétique. Une autre preuve que l’interception ASAT est plus simple à réaliser qu’une interception ABM a été donnée le 28 février 2008 : un intercepteur SM-3 modifié a détruit dès la première tentative le satellite américain USA-193 en perdition. Il avait fallu six mois à Raytheon pour transformer cet engin en ASAT, sachant qu’il avait été nécessaire auparavant de mener de nombreux essais en vol contre des cibles balistiques pour le développer. On notera d’ailleurs que des tirs opérationnels de ce système de défense exo-atmosphérique ont lieu régulièrement et se traduisent parfois par des échecs.

Un long historique d’essais ASAT 

Les moyens anti-satellites peuvent utiliser des armes dites à énergie cinétique, à énergie dirigée, voire à énergie nucléaire à haute altitude. Le test récent de la Russie procède de la première catégorie.

A ce jour, seuls quatre pays ont réalisé des essais à énergie cinétique. Tous n’ont pas conduit à la destruction d’un satellite. Les Etats-Unis ont ouvert la voie en réalisant en 1959 l’essai d’un système désigné High Virgo, et d’un autre système, toujours en 1959, désigné Bold Orion. L’ex-URSS suivra quatre ans plus tard, en 1963, mais en utilisant un système co-orbital.

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Le système co-orbital soviétique mettait une charge utile en orbite. Celle-ci se rapprochait alors progressivement de sa cible et projetait des fragments en passant à proximité, comme illustré dans la vue ci-dessus (source : DoD, Soviet Military Power 1985).

La Chine suivra nettement plus tard, avec un premier échec en 2005 et un second en 2006. Il faudra attendre l’essai retentissant du 11 janvier 2007 pour voir la Chine réussir la destruction du satellite météo Feng Yun-1C, provoquant l’éparpillement dans l’espace de milliers de débris en orbite basse. L’Inde ferme la marche avec un essai réussi en 2019 contre un satellite évoluant sur une orbite particulièrement basse, ce choix permettant de limiter la production de débris à longue durée de vie.

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Par rapport à ce tableau, quelques remarques s’imposent. Le nombre de débris reste une donnée toute relative, qui dépend des moyens d’observation et de surveillance de l’époque considérée. Il va sans dire qu’aujourd’hui, avec les moyens actuels dont les résolutions sont bien meilleures que dans les années 1960 ou 1970, le nombre de débris détectés pour les anciens essais américains et russes aurait certainement été largement supérieur. De même, seuls les débris observés sont répertoriés, ce qui signifie qu’il existe aussi des milliers de débris de plus petite taille.

De la même façon, il reste difficile de situer la valeur du test anti-satellite au regard des capacités du missile Nudol employé. Le nombre d’essais du Nudol comptabilisés à ce jour (12) est affecté en totalité aux essais ASAT, mais comme le Nudol est un intercepteur qui est capable d’une double fonction anti-missile balistique (ABM) et anti-satellite (ASAT), il est difficile de dire dans combien de cas les essais se sont rapportés à une mission véritablement ASAT. C’est pourquoi le chiffre de 12 est à considérer avec prudence.

Des débris qui en disent long sur les circonstances de l’essai

De nombreux chiffres, parfois contradictoires, ont circulé au sujet du nombre de débris produits après l’essai. Il importe ici de bien définir ce dont on parle, en distinguant différents référentiels possibles :

  • il peut s’agir du nombre de débris qui ont pu être observés à différentes reprises après l’interception ;
  • il peut aussi être question du nombre de débris qui ont été générés par l’impact mais qui ne sont pas détectables par les moyens d’observation actuels en raison de leur faible taille ;
  • enfin, certaines sources citent des nombres de débris extrapolés par l’utilisation d’outils de simulation.

Seules des données de sources américaines et européennes (EUSST) ont été rendues disponibles en termes de nombre de débris. Du côté américain, les outils d’observation sont nombreux et certains sont mis en œuvre par des entreprises privées. On a pu voir ainsi des bilans émis par les officiels américains, mais aussi par des sociétés telles que LeoLabs, SpaceNav, COMSPOC Corp. et la société anglaise Seradata, ce qui donne les moyens de faire des recoupements et des analyses contradictoires.

Cette profusion montre combien les moyens de surveillance de l’espace et de tenue de situation (SSA – Space Situational Awareness) font l’objet de développements techniques et technologiques nombreux dans le monde, avec à la clé des perspectives d’amélioration à court terme. Plusieurs Etats s’y préparent à travers la mise en place de nouvelles organisations accompagnée d’investissements budgétaires parfois considérables. L’augmentation numérique des objets dans l’espace (qu’il s’agisse du nombre de satellites qui vont être lancés ces prochaines annéesSpaceX prévoit actuellement d’arriver à un total de 42 000 satellites Starlink à terme, et les autres opérateurs qui aspirent à déployer des constellations représentent 38 000 satellites, soit un total de 80 000 satellites. ou du nombre de débris), mais aussi l’utilisation qui est faite de l’espace, avec une grande diversification qui va de la diffusion d’internet au tourisme spatial, sans parler de l’exploration interplanétaire, motivent évidemment ces efforts sans précédent. Les Etats-Unis, la Russie, l’Europe et, sans doute, la Chine concentrent l’essentiel de ces programmes de développement de moyens SSA et ont tous procédé à des réorganisations de leurs structures étatiques (commandements de l’espace notamment) pour s’adapter à ce nouveau contexte.

Sur la base de ces moyens, le dénombrement des débris consécutifs au tir anti-satellite russe a fait office de test grandeur nature. Les autorités américaines, à travers le Département d’Etat, ont déclaré que l’essai avait généré plus de 1 500 débris détectables et traçables (c’est-à-dire d’une taille supérieure à 2 cmDebra Werner, « LeoLabs tracks debris cloud expanding in low Earth orbit », Space News, 16 novembre 2021.), ainsi que des centaines de milliers de débris non traçablesAntony J. Blinken, « Russia Conducts Destructive Anti-Satellite Missile Test », Press Statement, United States State Department, 15 novembre 2021.. L’US Space Command a initialement mentionné un nuage allant jusqu’à 1 000 débris. LeoLabs Inc. a utilisé ses quatre radars à haute performance (bande S) positionnés autour du globe pour livrer ses propres détections, qui ont évolué à intervalles réguliers les jours suivants. Ainsi, le 15 novembre, sur Twitter, LeoLabs annonçait détecter « plusieurs » objets (à 16h20 UTC), puis trente objets répartis sur 40 km. Le 16 novembre, à 21h58 UTC, dix nouveaux objets à des altitudes allant de 440 à 520 km étaient annoncés. Puis le nombre de débris passe à 216Debra Werner, « LeoLabs tracks debris cloud expanding in low Earth orbit », op. cit.. On voit alors apparaître un premier diagramme de GabbardLe diagramme de Gabbard illustre la disposition des débris spatiaux à la suite de la destruction d’un satellite en répartissant ces débris selon leur altitude (avec apogée et périgée de chacun) en fonction de leur période orbitale. sur lequel ces débris sont représentés. Certains ont déjà des périgées inférieurs à 420 km et passent donc en-dessous de l’ISS…

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Source : LeoLabs Inc.

Le 18 novembre, le nombre de débris confirmés est de 288, chiffre qui passera le lendemain à une valeur comprise entre 250 et 300.

Une autre société privée américaine, SpaceNav a également publié des diagrammes de Gabbard à quatre reprises entre les 17 et 20 novembre 2021, qui montrent une quantification et une distribution des débris assez différente de celle de LeoLabs, dans le sens où il n’y avait, le 18 novembre, que 115 débris identifiés, alors que LeoLabs en trouvait 288.

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Source : SpaceNav

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Diagrammes de Gabbard publiés par SpaceNavVoir compte Twitter de SpaceNav.

De son côté, l’Union européenne, par le biais du consortium EUSSTL’EUSST est un consortium créé par l’Union européenne en 2014 sur décision du Parlement européen et du Conseil européen et qui vise à mutualiser les capteurs terrestres et spatiaux de sept Etats membres (Allemagne, Espagne, France, Italie, Pologne, Portugal et Roumanie) capables d’étudier et de suivre des objets spatiaux. L’EUSST dispose de capacités de traitement pour fournir des informations et des services sur les objets spatiaux en orbite., a détecté très tôt un événement lié à la fragmentation d’un objet en orbite basse, et a rapidement confirmé, après analyse, qu’il s’agissait bien du satellite Cosmos 1408.

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Premier diagramme de Gabbard publié par l’EUSST le 15 novembre

L’EUSST a publié par la suite des prévisions de ce que pourrait devenir le nuage de débris à l’horizon du 25 puis du 30 novembre.

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Bien sûr, le nombre de débris indétectables est sans doute très supérieur, estimé à plusieurs milliers, voire plusieurs centaines de milliers, selon les sources. Aux Etats-Unis, les premiers chiffres officiels ont été donnés par Antony Blinken, le Secrétaire d’Etat, avec, dit-il, plus de 1 500 débris orbitaux traçables (et la prévision de plusieurs centaines de milliers de plus petits débris orbitaux, sous-entendant justement que ces derniers n’étaient pas détectables par les moyens SSA actuels)Antony J. Blinken, « Russia Conducts Destructive Anti-Satellite Missile Test », op. cit..

Si elle se confirme, la génération d’un si grand nombre de débris pose deux questions : l’une concernant l’interception elle-même et l’autre ses conséquences possibles.

En premier lieu, il est intéressant de s’interroger sur le niveau d’énergie qui a été généré au moment de l’impact. Il s’agit en effet d’un élément clé dans la compréhension et l’analyse des conditions de collision (volontaire ou non) et donc de destruction d’un satellite. Il s’exprime plus précisément par le rapport énergie / masse. Le seuil est généralement fixé autour de 40 kJ/kg : au-dessus de cette valeur, la collision est jugée catastrophique et se traduit par une désintégration complète ; en-dessous de cette valeur, le résultat de la collision peut être une déformation ou une fragmentation qualifiée de « non catastrophique », qui se traduit alors par un nombre de fragments traçables inférieur à 3 000D’après le NASA’s Standard Breakup Model. (sachant que tout dépend bien sûr de la masse du satellite). Dans le cas qui nous intéresse, il semble, d’après les informations les plus récentes à ce jour, qu’il y ait de l’ordre de 500 débris traçablesChiffre cité par Seradata le 22 novembre 2021..

D’autre part, il est important de mesurer les risques d’un effet domino entre les débris eux-mêmes et ensuite à travers la destruction d’autres satellites. C’est la grande préoccupation que ce genre de collision provoque chez les spécialistes. Cet effet domino s’exprime à travers ce que l’on appelle « le syndrome de Kessler », du nom d’un scientifique américain ayant travaillé avec la NASA et qui a formalisé cette notion en 1978 à propos des débris spatiaux présents sur l’orbite basse. Il s’agit d’une forme de réaction en chaîne dans laquelle les éléments du nuage de débris deviennent des projectiles pouvant provoquer d’autres collisions avec des objets se trouvant à proximité. Dans le cas présent, la crainte est réelle et explique aussi pourquoi les moyens SSA disponibles ont été mis en œuvre. A l’altitude considérée, le risque se renforce encore, du fait non seulement de la présence de la station spatiale mais aussi de nombreux satellites mis en place récemment, comme ceux de la constellation Starlink d’Elon Musk. Il est clair que plus le nombre de satellites sera grand, plus le risque d’un tel phénomène sera élevé.

Quelles peuvent être les motivations de la Russie ?

Dans ces conditions, la question des motivations des autorités russes, qui ne pouvaient ignorer ces risques, reste posée. Aucune explication n’ayant été donnée par la Russie, seules quelques hypothèses peuvent être formulées.

Une première possibilité est qu’il s’agit d’une démarche purement technologique, qui entre dans le cadre du développement d’un intercepteur exo-atmosphérique, avec un tir s’inscrivant dans un cycle de développement destiné à mettre au point l’autodirecteur, sachant que les étages propulsifs principaux ont été validés et qualifiés lors des essais précédents. Les autorités russes et les industriels concernés auraient alors choisi de procéder par ordre de difficulté croissante, la destruction d’un satellite constituant une étape avant celle de l’interception d’une cible balistique. Cette hypothèse reste cependant douteuse car on imagine mal les autorités russes ignorer ou même relativiser les répercussions internationales que les conséquences d’un tel essai sont susceptibles d’engendrer.

Certaines sources affirment que cet essai pourrait être la conséquence de la conjonction de plusieurs facteurs, dont une certaine inertie bureaucratique. Un observateur assidu des programmes stratégiques russes estime par exemple qu’un tel essai ne se serait pas produit si un système de prise de décision « raisonnable » était en placePavel Podvig, cité in Brandon W. Kelley, Brian G. Chow, « Op-ed – Lessons to learn from Russia’s Nudol ASAT test », op. cit..

L’approche du domaine spatial par la Russie peut être vue également sous l’angle de la crainte d’une frappe en premier américaine. Cette préoccupation d’ordre stratégique existe depuis plusieurs décennies. La mise en place par les États-Unis du programme SDI (Strategic Defense Initiative) en 1983, le retrait du traité ABM en 2002 ou le développement d’une capacité de frappe stratégique conventionnelle (CPGS – Conventional Prompt Global Strike) ont été perçus par la Russie comme autant d’éléments à charge qui n’ont fait qu’alimenter cette inquiétude. Développer une capacité ASAT serait alors pour Moscou une sorte de police d’assurance, démontrant la capacité de détruire rapidement les moyens spatiaux américains.

D’autres encore pensent à une provocation s’inscrivant dans une logique plus globale. Juste après le tir, plusieurs commentaires des médias ont noté que cet essai intervenait alors que les frictions aux frontières de l’Europe, entre la Pologne et la Biélorussie, s’accroissaient. Le test participerait d’un message plus large lancé sur le thème d’une présence russe à prendre en compte en forme d’avertissement. Dans le domaine spatial plus particulièrement, il est en tout cas difficile de nier qu’il s’agit d’une action fortement perturbatrice nuisant à tous les satellites qui sont en orbite basse à proximité de l’altitude de l’interception. Le cas de la constellation Starlink, qui se trouve à un peu plus de 500 km d’altitude, a été cité en particulier. Terry Van Haren, directeur de LeoLabs pour l’Australie, a ainsi déclaré : « This is the most irresponsible action we have seen in space for some years. It is probably at the worst altitude you could imagine, above the ISS at 420 km and just under where the mega-constellations are setting up [520km for Starlink]. What were they thinking ? ».

Il est également imaginable que les dirigeants russes aient souhaité faire suite à leur volonté (déclarée depuis plusieurs années) d’amener les États-Unis à négocier un traité d’interdiction des ASAT, sachant qu’un tel traité pourrait également limiter le développement des ABM en raison de leur dualité. Vu de la Russie, on ne peut que constater les progrès accomplis par le programme américain de défense anti-missile : les senseurs ont des capacités qui s’améliorent d’année en année, avec de nouveaux programmes qui viendront à terme compléter le système d’alerte précoce satellitaire SBIRS (Space-Based Infra-Red System) pour prendre en compte la menace des missiles hypersoniquesLe programme HBTSS (Hypersonic and Ballistic Tracking Space Sensor), développé par Northrop Grumman et L3Harris, doit conduire au lancement d’un satellite prototype en 2023., les intercepteurs se multiplient (GBI, SM-3, THAAD, Patriot PAC-3), sans parler des radars associés. Dans ce contexte, les moyens de défense qui font face à la force de dissuasion de la Russie risquent de lui faire perdre une partie de sa crédibilité malgré les nouvelles contre-mesures mises en place. Une pression plus importante pour mettre en place un traité qui limiterait les ASAT pourrait avoir des conséquences sur les systèmes ABM. Suivant cette logique, la réalisation d’un essai qui met en péril des moyens spatiaux peut alors aussi viser à montrer qu’il faut empêcher une telle situation de se produire, ce qui amènerait les pays concernés à la table des négociations. Déjà en novembre 2019, Dmitri Rogozine, qui dirige Roscosmos, avait proposé d’interdire les essais anti-satellites« Russia’s Roscosmos To Initiate Talks On Kinetic Kill ASAT Ban », SpaceWatch.Global, décembre 2019.. S’appuyant sur les conséquences de l’essai ASAT accompli par l’Inde le 27 mars 2019, il avait alors dit craindre les débris générés par un ASAT à énergie cinétique.

Bilan

L’analyse montre que l’essai du 15 novembre a dû être préparé de longue date et qu’il s’inscrit dans la logique de développement d’un système d’interception dual, à la fois anti-satellite et anti-missile. Les technologies mises en œuvre sont effectivement très proches.

On a désormais une meilleure compréhension des circonstances de l’essai. On connaît à peu près l’heure de l’interception et la cinématique qui a consisté à attendre que le satellite passe à proximité du site de lancement de l’intercepteur selon le même azimut pour tirer le Nudol, un peu avant l’arrivée du satellite, de manière à ce que ce dernier rattrape l’intercepteur, laissant au véhicule terminal le temps de manœuvrer pour se placer exactement sur la trajectoire, un peu sur le principe du rendez-vous, sauf que la différence de vitesse a été suffisante pour réaliser l’interception.

De plus, alors que l’on pensait au départ que le nuage de débris allait se composer de plus de 1 500 morceaux et que ceux-ci pourraient menacer rapidement les autres objets en orbite basse et la station internationale, il semble que le nombre de débris traçables soit plutôt de l’ordre de 500 (en supposant que le référentiel de ces deux évaluations soit identique). D’autres vont sans doute venir s’ajouter, mais on peut penser que le nombre total sera contenu. Ceci ne veut pas dire que le nuage ne présente aucun danger, car d’une part il faut tenir compte des débris qui ne sont pas observables par les moyens actuels, et d’autre part il va sans doute falloir à terme faire manœuvrer un certain nombre de satellites pour éviter une collision, sans parler de l’ISS et de la station chinoise. De ce point de vue, la destruction du Cosmos-1408 aura des effets de nuisance vis-à-vis de l’environnement spatial. Mais on n’est pas au niveau de l’essai anti-satellite chinois du 11 janvier 2007, qui avait généré plus de 3 000 débris traçables. Il faudra désormais attendre plusieurs jours, voire quelques semaines, pour qu’un bilan fiable soit établi.

Cet essai constitue cependant une nouveauté technologique pour la Russie, qui a procédé pour la première fois à l’interception directeOn parle ici d’un intercepteur ayant une trajectoire ascensionnelle directe, contrairement à ce que la Russie avait mis au point dans les années 1960 avec l’intercepteur co-orbital Istrebitel Sputnikov. d’une cible dans l’espace par effet cinétique. C’est sans doute l’un des messages envoyés par la Russie. Alors même que la problématique des débris spatiaux et les perspectives de confrontation dans l’espace sont au cœur des discussions internationales, les autres messages restent pour l’heure confus et contradictoires, et de nombreuses hypothèses peuvent être avancées. Quelles que soient les motivations russes, il n’en demeure pas moins que cet essai est une illustration parfaite de la dissonance entre les débats internationaux sur le sujet et les approches pragmatiques nationales.

 

Crédit image : Anton Chernigovskii/Shutterstock.com

 

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