Stratégies russes et guerre en Ukraine : état des lieux

Il est des moments qui constituent des tournants majeurs dans l’Histoire stratégique. Nous en vivons un actuellement. La Russie est lancée depuis le 24 février 2022 dans une entreprise visant non seulement à faire tomber le régime ukrainien pour réintégrer le pays dans sa sphère d’influence directe, mais aussi, plus fondamentalement, à altérer le système de sécurité en Europe à son avantage selon un mécanisme que cette note tente de décliner. Cependant, Moscou semble avoir drastiquement sous-évalué la détermination ukrainienne. Ayant échoué dans leur approche initiale et montrant des insuffisances capacitaires notables, les forces russes s’enfoncent dans une guerre sanglante, coûteuse et incertaine face à un adversaire galvanisé. Plus grave encore, l’interaction entre les mesures financières de la communauté internationale et les réactions d’un Kremlin désormais très isolé ouvre la voie à un risque d’escalade non négligeable, débouchant sur la situation internationale la plus dangereuse depuis la fin de la Guerre froide.

« L’état final recherché » visé par le Kremlin

Nous repartirons d’un certain nombre de postulats sur les perceptions russes, déjà bien analysés par ailleurs, et que confirme largement la teneur des propos de Vladimir Poutine dans son article de juillet 2021« Article by Vladimir Putin ‘On the Historical Unity of Russians and Ukrainians’ », site du Kremlin, 12 juillet 2021. et son intervention télévisée du mardi 21 février.

  • La culture stratégique des classes dirigeantes russes est marquée par un « sens traditionnel et instinctif d’insécurité » vis-à-vis de l’Occident, comme l’avait déjà exposé Georges Kennan, le représentant envoyé par Roosevelt à Moscou, dans son fameux « Long Telegram » de 1946 sur la nature du régime soviétique ;

  • Ce sentiment a été réactivé par les interventions militaires occidentales (engagement de l’OTAN contre la Serbie en 1999, renversement de Saddam Hussein par les États-Unis en 2003, aide au renversement de Muhammad Kadhafi en 2011) et par le soutien explicite ou implicite aux révolutions de couleur ;

  • D’autres initiatives ont accentué cette inquiétude, plus particulièrement : le retrait des États-Unis du traité ABM il y a vingt ans, visant, selon les Russes, à rendre leur dissuasion nucléaire vulnérable à terme ; l’absence d’intérêt, à un moment où la Russie perçoit une forte vulnérabilité, pour une adaptation du Traité sur les forces conventionnelle en Europe ; le développement des capacités conventionnelles américaines, favorisant la frappe dans la grande profondeur et soulevant le spectre d’une capacité de décapitation conventionnelleLa menace selon les Russes est celle de campagnes aériennes de grande ampleur sur le modèle de Desert Storm. Le cœur de la planification russe se concentre ainsi sur les moyens de repousser ce qu’ils nomment prosaïquement une campagne de « frappe aérienne massive intégrée » ou IMVU (массированного воздушного удара), qualifiée de « blitzkrieg aérospatial », qui viendrait désarmer la Russie en annihilant ou en désintégrant ses forces combattantes, décapiter ses centres de décision politico-militaires et, au bout du compte, provoquer son démembrement selon des lignes ethniques et/ou confessionnelles. ; le déploiement de systèmes antimissiles en Europe ou, plus récemment, le retrait des États-Unis du traité FNI, permettant, dans la perspective russe, de démultiplier les options de frappe de l’OTAN ;

  • Dans ce contexte, Moscou a estimé que l’élargissement de l’OTAN, proposé en 1999 aux États baltes puis à l’Ukraine et à la Géorgie en 2008 (sommet de Bucarest) ainsi que la volonté américaine de créer une communauté euro-atlantique articulée autour de l’Alliance, s’assimilent à l’expansion d’une menace militaire pointée vers le cœur de la Russie.

Précisons ici, sans détailler, que cette perception relève très largement d’un syndrome obsidional que démentent tous les faits, stratégiques comme techniques, ainsi que les intentions poursuivies par les Occidentaux, au moins jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014.

Par ailleurs, l’Ukraine en tant qu’État relève selon les Russes d’une construction totalement artificielle, la juxtaposition d’une population russophone et ukrainophone, concentrée à l’ouest du pays, étant perçue comme une fracture qui divise le pays. La communauté d’intérêt, sinon de destin, qui lie, selon Moscou, la Russie et la partie russophone de l’Ukraine n’est donc pas remise en cause par l’existence d’un État ukrainien rassemblant artificiellement des populations d’histoire différente. Les dirigeants russes, qui évacuent systématiquement l’idée qu’un soulèvement populaire puisse être spontané, attribuent avant tout les révolutions de couleur et l’insurrection de Maïdan à la CIA et ses relais poursuivant un vaste « projet anti-Russie » et non à une volonté populaire ukrainienne d’obtenir une véritable transition démocratique.

Au croisement de ces perceptions, l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN constituerait par conséquent une menace directe pour Moscou et un grave facteur de déstabilisation, exposant notamment la Crimée « réunifiée » à une menace militaire directe. Les accords de Minsk signés en 2015 pour trouver une issue politique à la situation des républiques séparatistes du Donbass et de Louhansk sont de ce point de vue inapplicables en raison de l’incompatibilité flagrante entre les préconditions russes et ukrainiennes.

Enfermés dans cette position, les Russes entendent désormais inverser la tendance et redessiner à leur profit les contours du système de sécurité européen. « L’état final recherché » (EFR, c’est-à-dire la situation à laquelle doit aboutir la stratégie) par le Kremlin est encore incertain mais si l’on suit la logique esquissée ci-dessus, il est possible de le caractériser ainsi : interdire le renforcement et même le maintien de tout dispositif ou structure militaire sur le territoire européen qui serait en mesure de menacer à terme l’existence de la Russie. L’illustrent parfaitement les objectifs affichés par la diplomatie russe, qui exige notamment, outre la non-incorporation de l’Ukraine dans l’Alliance et désormais sa démilitarisation, le retour de la posture de déploiement militaire otanienne à celle de 1997, c’est-à-dire dans laquelle aucune force alliée n’est positionnée dans les pays de l’Est, à commencer par la Pologne et les États baltes. Cet EFR implique deux grands buts stratégiques immédiats fortement couplés : reprendre le contrôle de l’Ukraine et décrédibiliser l’OTAN. Il implique dans un second temps d’autres buts stratégiques régionaux, relatifs cette fois à la posture de l’OTAN en mers Noire et Baltique (voir ci-dessous), voire au statut de l’OTAN en tant qu’alliance défensive en Europe.

L’incertitude restait encore jusqu’à maintenant sur les contours précis de la stratégie intégrale de Moscou pour parvenir à ces objectifs. Elle apparaît désormais très clairement, l’usage massif de la force et la capacité de la Russie à réaliser, au seuil même de l’Alliance atlantique, une opération militaire majeure générant un effet stratégique rapide et massif apparaissant comme un levier politico-militaire majeur. Au-delà du fait militaire, la brutalité et l’ampleur de l’opération sont considérées dans la pensée militaire russe comme des outils de coercition, participant de son schéma de « dissuasion stratégique », et sont à ce titre calculées pour influencer la posture de négociation des pays de l’Alliance quand la question de la réorganisation de l’espace européen se posera.

Pourquoi maintenant ?

Comme l’expliquent des experts des affaires géopolitiques russes, les dirigeants du Kremlin calculent toutes leurs relations stratégiques sur la base du rapport de force et du calcul de risqueVoir, par exemple, « Russia’s Risk-Opportunity Calculus Evolution and Policy Response Implications », Russia Hybrid Seminar Series (RHSS) webinars, George C. Marshall European Center for Security Studies (GCMC), 13 septembre 2021., une pratique devenue au demeurant largement étrangère à leurs homologues occidentaux, notamment européens.

Il est évidemment impossible de cerner avec précision les facteurs en jeu dans les cénacles décisionnels moscovites. En particulier, il est difficile d’évaluer si la décision d’entamer une opération militaire majeure résulte de la perception d’une menace critique contre la Russie ou repose également sur l’appréciation d’une fenêtre d’opportunité favorable, conduisant à anticiper un gain majeur en termes de sécurité et d’influence. Néanmoins, d’un simple point de vue objectif, la corrélation des forces est actuellement favorable à la Russie. Parmi les facteurs internes, l’appareil militaire a été sélectivement mais significativement reconstruitLire Isabelle Facon, La nouvelle armée russe, Les Carnets de l'Observatoire, L'Inventaire, 2021. et en mesure de mener à bien un engagement régional de grande ampleur, l’économie est à peu près stabilisée alors que la multiplication des montées en tensions générées par la Russie depuis 2014 a laissé à Moscou la possibilité de monter un dispositif de force pleinement opérationnel sans que les Occidentaux prennent la pleine mesure des risques associés. Par ailleurs, tous les indicateurs montrent que le régime s’est considérablement durci depuis 2011-12, pour éviter tout retour de la contestation, voire toute forme de « contamination démocratique » des esprits. On peut donc postuler que, comme maintes fois dans l’Histoire, cette vaste initiative du Kremlin s’inscrit en partie dans une volonté de recimenter l’opinion publique par le sentiment nationaliste. Cela étant, il semble que la population russe manifeste une fatigue croissante à l’égard des interventions extérieures et, pour une partie de celle-ci, un réel malaise concernant cette guerre contre l’Ukraine.

Inversement, les Occidentaux n’étaient pas a priori dans une position optimale pour répliquer : les États-Unis sont surtout concentrés sur la compétition avec la Chine ; la nouvelle chancellerie de l’Allemagne, pivot économique de l’Europe, est encore peu expérimentée et sa volonté d’accélérer sa transition énergétique la rend encore plus dépendante du gaz russe ; la Grande-Bretagne gère les conséquences du Brexit ; la France est prise par son éviction du Mali et l’élection présidentielle. Sur le plan militaire, le dispositif de l’OTAN est actuellement inadapté au conflit de haute intensité. Jusqu’à ces dernières années, les membres européens de l’Alliance ne considéraient plus les affaires militaires que comme une contingence marginale ou se concentraient principalement aux opérations sur les théâtres extérieurs. De fait, si l’on excepte les forces polonaises, dont la modernisation a été constante depuis 2008, l’appareil de force de l’Alliance ne dispose plus de la masse et des appuis (renseignement, feux, etc.) nécessaires à de telles opérations de haute intensité, à tout le moins à bref préavis. Parallèlement, la capacité de l’OTAN à gérer un conflit dont l’une des dimensions pourrait être nucléaire est fortement amoindrie.

Enfin, le Kremlin a pu juger qu’il ne disposerait pas de conditions aussi favorables dans le futur proche. Tout d’abord, la modernisation des forces ukrainiennes menaçait d’aboutir à la constitution de capacités militaires beaucoup plus sérieuses. Surtout, depuis l’annexion de la Crimée, les États-Unis réinvestissent le champ de la défense continentale en Europe alors que plusieurs États européens ont entamé une lente remontée en puissance. Le déploiement annoncé de systèmes de frappe hypersoniques américains comme celui de la bombe nucléaire tactique B61‑12, anticipé pour le milieu de cette décennie, sont autant de symboles forts d’un renforcement capacitaire global, susceptible d’entraver toute initiative russe dans son espace régional, autant sur le plan militaire que sur le plan diplomatique. À plus long terme, l’érosion démographique de la Russie (que les pratiques de contractualisation permettent cependant de compenser dans le domaine militaire encore pour quelques années) et son incapacité à générer des écosystèmes d’innovation technologiques et économiques analogues à ceux des États-Unis et de la Chine, entre autres facteurs, la condamnent à un lent déclin. Vladimir Poutine lui-même peut estimer qu’il est temps de réinitialiser le système international avant de mettre en place sa succession.

Une stratégie intégrale commençant par le changement de régime

La grande question est évidemment celle de la stratégie intégrale russe et de ses objectifs stratégiques précis, autant dans sa dimension spécifiquement ukrainienne que dans le réagencement du cadre de sécurité européen qu’elle vise. Cette stratégie est encore nimbée de beaucoup d’incertitudes. Cela étant, les pistes se dessinent de plus en plus clairement.

Tout d’abord, cette crise se distingue clairement des précédentes par sa cinématique. En 2014 en Crimée, comme en 2015 en Syrie, la Russie avait poursuivi une stratégie indirecte, de contrôle de la situation par le « pourrissement » institutionnel dans le premier cas, par la coopération militaire avec Bachar El Assad dans le second. C’est uniquement en constatant l’échec de ces stratégies que le Kremlin a recouru à l’option militaire directe, dans une logique plus réactive que proactive. Dans le cas présent, tout laisse au contraire à penser à la mise au point d’une stratégie intégrale délibérée, planifiée depuis de nombreux mois, voire plusieurs années, impliquant de façon coordonnée l’ensemble des instruments de puissance russes, et plus particulièrement les forces armées. La montée en puissance d’un dispositif rassemblant, entre autres, les deux tiers des forces opérationnelles de l’armée de Terre, plus de 500 avions de combat, l’activation en urgence dès l’été 2021 d’un nouveau programme de réserve opérationnelle (prétextant de la protection des infrastructures) témoignent d’une maturation précoce, et, sinon de la décision d’engagement, du moins du développement d’options stratégiques dures. Cette stratégie semble s’articuler a minima autour de quatre lignes d’effort : une ligne militaire, une ligne diplomatique, une ligne informationnelle et une ligne subversive au sein de l’UkraineJack Watling, Nick Reynolds, « The Plot to Destroy Ukraine », Royal United Services Institute, Special Report, 15 février 2022, pp. 8-11..

Quant à la conduite de cette stratégie, tout porte à croire depuis le début que le Kremlin applique une approche flexible et incrémentale avec de multiples points de décision en fonction des développements du moment. Ainsi, alors que la Russie aurait pu décider d’opérer dans un contexte limité, par un coup de force reproduisant les actions en Géorgie et en Crimée, le choix a été fait très tôt de disposer d’un volume de force suffisant pour permettre une opération majeure. Ce choix particulier pourrait être indicatif des options futures que pourrait retenir Moscou dans la foulée de l’effondrement des forces ukrainiennes. Dans l’économie générale de cette stratégie, il convient de noter cependant que, jusqu’à présent, et ce depuis plusieurs semaines, les faits donnent largement raison aux évaluations du renseignement américain sur de multiples aspects : le déploiement militaire russe, la guerre de l’information visant à créer froidement le « casus belli » nécessaire à l’engagement ou encore le déclenchement effectif des hostilités. Notons au demeurant que si les efforts des Américains pour exposer les projets russes semblent techniquement avoir été couronnés de succès, ils n’ont démontré aucun effet dissuasif ou retardateur car Moscou s’est finalement tout à fait accommodé d’un casus belli purement rhétorique.

Les questions demeurent nombreuses. C’est le cas de l’offensive diplomatique préalable. Compte tenu de la forme comme des exigences formulées, Moscou ne pouvait ignorer qu’elle recevrait une fin de non-recevoir de l’Ukraine et des Occidentaux. A‑t-elle ainsi été lancée « en raccroc » afin de tenter d’obtenir un minimum de concessions pour éviter l’engagement après un changement temporaire de portage du Kremlin ? Ou s’agissait-il plus cyniquement d’une vaste « maskirovka » destinée à expliciter les intentions russes, à « objectiver » la stratégie russe par la création d’une crise internationale tout en camouflant les axes réels de sa réalisation ? L’Histoire le précisera mais nous penchons pour cette dernière option.

Ceci posé, trois grandes options stratégiques et objectifs associés étaient ainsi envisageables.

La première était une stratégie de persuasion certes agressive, mais restant sous le seuil du conflit armé et visant surtout à obtenir des gains diplomatiques. C’est ce que beaucoup qualifient usuellement de « stratégie hybride » mais qui relève en fait d’une approche de diplomatie coercitive. Elle a eu la faveur de beaucoup d’experts. Alexander Baunov en fournissait un bon exemple : « Dans ses négociations avec l’Occident, la Russie ne se comporte pas comme un pays qui se prépare à faire la guerre, mais comme un pays qui, si nécessaire, peut se permettre de la faire. L’objectif de l’Occident, en revanche, est d’éviter la guerre. Par conséquent, la Russie peut exploiter les craintes occidentales de la guerre – sans avoir recours à la force »Alexander Baunov, « The West Has Responded to Russia’s Ultimatum. Is It Enough? », Carnegie Moscow Center, 1er février 2022.. L’intervention du 24 février rend de facto cette hypothèse obsolète. Dans ses échanges diplomatiques tant avec Kiev qu’avec les Occidentaux, Moscou n’avait rien obtenu de concret si ce n’est des promesses de discussion des mesures de confiance et de désarmement réciproques, de la part d’interlocuteurs en lesquels elle n’a aucune confiance. La mobilisation de deux tiers de ses forces armées collait d’ailleurs mal avec ces gains diplomatiques, aussi vagues que réversibles, une fois relevée la pression militaire.

Restait donc la stratégie directe. L’option qui a longtemps eu la faveur des analystes était celle d’un engagement à objectifs limités, visant par exemple la coercition du gouvernement de Kiev par une défaite tactique des forces ukrainiennes déployées dans l’est du pays, puis la réintégration de la totalité du territoire des républiques séparatistes et la partition du pays, enfin l’exercice au long court d’une menace permanente. Cette stratégie est apparue envisageable jusqu’au 23, date à laquelle la Russie et les républiques séparatistes passaient un accord de sécurisation des frontières théoriques de celles-ci.

La troisième option, liée à une action militaire visant explicitement à faire tomber le régime ukrainien et forcer la réinsertion de l’Ukraine dans la sphère de contrôle russe, n’a été envisagée que très tardivement, autant par bon nombre d’analystes que par les responsables politiques occidentaux, plus particulièrement en Europe. L’accumulation de troupes a longtemps été perçue comme une politique de gesticulation devenue récurrente, décorrélée de tout risque de conflit majeur. Cette inhibition cognitive, très largement prise en considération par la Russie, lui a permis de monter le dispositif militaire au vu et su de tous, ouvrant la porte à l’option de l’intervention au moment choisi. Or, nous considérons, en plein accord avec l’analyse de Michael Kofman du Center for Naval AnalysisMichael Kofman, « Putin’s Wager in Russia’s Standoff with The West », War on the Rocks, 24 janvier 2022., que seul ce remplacement du régime ukrainien actuel par une équipe inféodée à la Russie était susceptible d’offrir à Moscou un résultat stratégique cohérent avec les fondamentaux résumés plus haut. Une situation laissant le président Volodymyr Zelensky en place n’aurait fait qu’exacerber les tensions et n’aurait rien résolu pour Moscou. Au demeurant, l’objectif de démilitarisation et de « dénazification » de l’Ukraine affiché par Vladimir Poutine impliquait de facto une action sur l’ensemble du territoire ukrainien où sont déployées ses forces. Une fois encore, le renseignement américain, qui s’est jusqu’à présent peu trompé dans ses évaluations, avait dévoilé dans les semaines qui ont précédé l’offensive de multiples indices allant dans le sens d’une volonté de changement de régime : recrutement d’officiels ukrainiens pour le réaliser (dont les responsables russes font l’objet de sanction par le Département du Trésor)« Treasury Sanctions Russian-Backed Actors Responsible for Destabilization Activities in Ukraine », Department of Treasury, 20 janvier 2022., édition de « kill lists » des responsables ukrainiens actuels, etc.

 

Stratégie et situation militaires en Ukraine

En croisant les éléments sur le dispositif russe, la situation à la date du dimanche 27 au soirParmi les sources multiples, on se réfèrera à Rob Lee, Michael Kofman, Henry Schlottman, Rochan Consulting, de même qu’au suivi de Mason Clark, George Barros, and Kateryna Stepanenko, à l’Institute for the Study of War. et la grammaire classique de ce genre de campagne, on peut se risquer à quelques assertions. Il convient cependant de garder à l’esprit que les multiples sources ouvertes reconnaissent n’offrir qu’une vue très fragmentaire des opérations.

Tout d’abord, les objectifs militaires de l’engagement sont donc la décapitation du régime, la démilitarisation des forces ukrainiennes et la mise en place des conditions sécuritaires permettant le déploiement du nouveau régime inféodé à Moscou.

L’atteinte de ces objectifs repose depuis le lancement du conflit sur plusieurs lignes d’opérations assez classiques :

  • La première, engagée dès avant le franchissement du seuil de l’action cinétique, était de paralyser ou au moins d’entraver le fonctionnement des institutions au niveau stratégique. A cet égard, la poursuite des attaques informatiques de grande ampleur qui paralysent déjà les réseaux peut être complétée par des opérations spéciales et des frappes ciblées, voire par de multiples actions subversives (sabotages, attentats contre les officiels, etc.) menées par les unités du Service du renseignement extérieur (SVR) ;

  • La seconde réside dans les campagnes de projection de puissance dans la profondeur combinant puissance aérienne (plus de 300 appareils de combat des VKS, les forces aérospatiales, mobilisés contre à peine une centaine pour les forces ukrainiennes), frappes d’artillerie et de missiles, opérations spéciales et, très certainement, guerre électronique :

    • La campagne de counterair consistant à établir la supériorité aérienne : neutralisation des aérodromes, suppression des défenses aériennes (SEAD) ;

    • La campagne d’interdiction du commandement et du contrôle (C2) des forces ukrainiennes (visant les PC non protégés, les relais de communication hertziens, etc.), des soutiens de ces forces (sites logistiques) et de leur mobilité (axes clés de communication) ;

  • Intervient enfin la manœuvre aéroterrestre décisive. Elle est menée par une force équivalente à 115 groupements tactiques interarmes et leurs unités d’appui et de soutien (soit 70 % de la force opérationnelle terrestre russe). Une fois encore, le décompte est proche de celui du renseignement américain, qui annonçait dès début décembre 2021 un plan russe devant engager environ 175 000 hommesShane Harris, Paul Sonne, « Russia planning massive military offensive against Ukraine involving 175,000 troops, U.S. intelligence warns », The Washington Post, 3 décembre 2021.. Ces forces font face à une vingtaine de brigades ukrainiennes, soit un rapport de force d’environ 2 pour 1. Facteur important, le président Zelensky, afin ne pas provoquer Moscou, n’a rappelé ses réservistes que devant l’inéluctabilité de l’intervention russe. Cela signifie que la montée en puissance du dispositif ukrainien s’effectue pendant l’affrontement. Ces forces ont attaqué sur les quatre axes correspondant à leur déploiement initial :

  • Au nord, les 35ème et 36ème armées combinées et des unités parachutistes depuis la Biélorussie et la 41ème armée, couvrant ainsi les deux rives du Dniepr pour converger vers Kiev ;

  • La 1ère armée de chars de la Garde et la 20ème armée combinée qui constituent l’élite des forces mécanisées russes et la principale masse de manœuvre, attaquant depuis la région de Belgorod vers Sumy et Kharkiv ;

  • La 8ème armée combinée opérant en lien avec les forces séparatistes depuis le Donbass, probablement pour fixer les forces ukrainiennes leur faisant face sur des positions préparées ;

  • La 58ème armée combinée opérant depuis la Crimée.

Dispositifs terrestres russe et ukrainien, au 13 février (intéressant pour le dispositif ukrainien, peu documenté) – Source : Henry Schlottman

Dispositif terrestre russe au 22 février, veille de l’attaque – Source : Henry Schlottman

Le lancement simultané des attaques sur l’ensemble de ces axes permet d’exploiter la supériorité numérique russe pour étirer les forces ukrainiennes sur l’ensemble du théâtre. La campagne est donc « non linéaire » (pas de front d’ensemble) et « non contiguë » (les zones d’opérations ne sont pas adjacentes). En effet, en termes d’« effet majeur » sur le plan opératif, l’État-Major russe semble avoir fait le choix d’une approche opérationnelle « indirecte », visant sur le centre de gravité stratégique, le régime ukrainien et son assise à Kiev. Dans les mécanismes classiques de la guerre de manœuvre, elle vise la désintégration stratégique du défenseur en évitant de recourir trop à l’attrition de l’ensemble de ses moyens.

Il est maintenant évident que pour réaliser cette approche, les Russes ont choisi un mode d’action initial de dislocation rapide du dispositif ukrainien, parfaitement cohérent avec le ratio de force évoqué ci-dessus. Il s’est caractérisé par :

  • la recherche d’effets les plus rapides possibles. Le procédé n’est pas sans rappeler le « coup de Kaboul » en 1979. Le principal instrument de ce mode d’action, ce sont les VDV, les troupes aéroportées, lesquelles ont mené un assaut aéromobile sur l’aéroport Antonov de Kiev pour y créer une tête de pont en mesure de s’emparer de la capitale. Ce type d’assaut pouvait être anticipé compte tenu d’une part de l’appétence de longue date de l’armée russe pour l’enveloppement vertical, d’autre part de la géographie du champ de bataille : l'objectif est positionné à moins de 100 km de la zone de contact. Les forces terrestres russes avancent également rapidement sur cet axe pour tenter de se joindre aux parachutistes ;

  • Une série de restrictions (relatives, bien entendu) dans l’emploi de la force. Plusieurs observateurs, comme Rob Lee ou Michael Kofman, estiment en effet que le Kremlin n’a pas jusqu’à présent employé ses forces au maximum de leur potentiel, notamment de leur puissance de feu, afin sans doute de faciliter la transition auprès de la population ukrainienne. L’illustrent par exemple une utilisation relativement sélective des feux par rapport aux schémas doctrinaux connus, la préservation de la plupart des centrales électriques ou encore des réseaux GSM alors même qu’ils sont largement utilisés comme moyens de transmission des forces ukrainiennes, enfin et de façon générale les règles de comportement vis-à-vis des non combattants.

Les Ukrainiens admettent avoir été surpris par l’axe d’attaque Nord depuis la Biélorussie, qui plus est passant à travers la zone interdite de Tchernobyl, ce qui expliquerait la progression relativement rapide des forces terrestres russes dans ce secteur« Enemy Has Soviet Tactics. We Just Need to Organise Its Disposal », Promote Ukraine, 28 février 2022.. Cependant, ce mode d’action est un échec maintenant pleinement reconnu. La principale raison en est, d’évidence, la présupposition par la hiérarchie russe que la détermination ukrainienne était de façade. La sous-évaluation de l’ennemi est une constante dans l’Histoire militaire. Les parachutistes et éléments avancés des forces terrestres se sont retrouvés consumés dans une guerre urbaine à la configuration parfaitement connue : compartimentation des combats empêchant le contrôle d’ensemble de la manœuvre, progression sur des axes favorisant les tactiques de fixation, débordement par les défenseurs, inefficacité de l’appui feu indirect en raison des bâtis élevés, aboutissant au nivellement classique entre l’attaquant et le défenseur. En outre, les forces ukrainiennes ont pu poursuivre leur montée en puissance en dépit des destructions. Même si le volume de moyens lourds à leur disposition se réduit sans pouvoir être remplacé, il n’est pas évident qu’elles aient atteint leur « point culminant », défini comme le moment où elles ne peuvent plus contre-attaquer. La reprise de Kharkiv tend à illustrer, de ce point de vue, les limites du dispositif russe et sa vulnérabilité ponctuelle à des contre-attaques ukrainiennes.

Après cet échec initial, les Russes maintiennent leur approche opérationnelle visant Kiev mais se rabattent sur un mode d’action plus progressif. Dans une logique classique de manœuvre, leurs forces terrestres court-circuitent les grandes poches de résistance pour atteindre des objectifs plus opératifs, la capitale ainsi que le Dniepr pour encercler ou couper leur possibilité de repli aux forces ukrainiennes engagées à l’est. Ainsi :

  • Après avoir percé les lignes de défense extérieures ukrainiennes, les éléments de pointe des armées du nord et de la 1ère armée de la Garde convergent vers Kiev pour compléter son encerclement. Une seconde opération des VDV, cette fois au sud-ouest de la capitale, a contribué également à ce cadenassage ;

  • Durant les premiers jours, la progression la plus rapide a été enregistrée sur le front sud par les forces débouchant de Crimée qui ont atteint l’axe Kherson-Marioupol et progressé vivement vers l’est.

Dans les deux cas, la célérité de la manœuvre des forces russes est contrainte par le goulet logistique, forçant les unités à des pauses, entre le front de l’est et Kiev et maintenant dans le sud. Ces pauses étaient attendues par les observateurs. On sait que les capacités de ravitaillement tactique russes sont déficientes, notamment en ce qui concerne l’arme du Train : le nombre de camions disponibles est incapable de satisfaire tout à la fois les besoins dantesques de l’artillerie, effecteur majeur de l’armée russe, et ceux des autres armesAlex Vershinin, « Feeding the Bear: A Closer Look at Russian Army Logistics and the Fait Accompli », War on the Rocks, 23 novembre 2021. Cette limitation ne remet pas en cause la physionomie du mode d’action mais contraint sa réalisation.

Situation tactique générale au dimanche 27 février – Source : Sim Tack

À ce stade, plusieurs constats peuvent être prudemment esquissés compte tenu des informations très parcellaires dont on dispose :

Les opérations de counterair et d’interdiction auraient jusqu’à présent des effets certes réels mais encore trop limités. Un des facteurs qui peut contribuer à expliquer la résilience surprenante des forces ukrainiennes réside peut-être dans le renseignement. Les Ukrainiens expliquent qu’ils connaissaient précisément l’heure de l’attaque russe« Enemy Has Soviet Tactics. We Just Need to Organise Its Disposal », op. cit., ce qui accrédite l’hypothèse d’un appui renseignement américain important, au moins au profit de l’échelon stratégique. Cela leur aurait permis de disperser leurs équipements et stocks logistiques.

En ce qui concerne la suppression des défenses aériennes, même dans le cas des opérations menées par les Occidentaux, l’une des constantes est la survie de multiples systèmes sol-air courte portée adverses après la phase initiale de désintégration du système de défense aérienne intégré (SDAI), laissant toujours persister une menace à basse altitude, qui continue de générer des pertes, sans pour autant entraver la poursuite des frappes. Or, l’aviation russe demeure d’abord une aviation de chasse et d’appui. La menée d’exercices ces dernières années ne vient pas compenser l’absence de doctrine et de moyens aériens dédiés à la SEAD, qui demeure une mesure ad hoc de protection tactique des appareils russes. Les VKS ont donc logiquement une efficacité limitée en la matière, ce qui accroît considérablement la résilience des défenses anti-aériennes ukrainiennes. Par ailleurs, en dépit des assertions russes sur l’acquisition de la suprématie aérienne (c’est-à-dire le contrôle absolu de l’espace aérien du théâtre), cette dernière reste à prouver. Plusieurs vidéos montraient dimanche 27 que certains drones tactiques TB2 ukrainiens étaient encore opérationnelsVoir par exemple : https://twitter.com/RALee85/status/1498157720821768195, en dépit de la frappe réalisée sur leur base au premier jour, ce qui peut interroger d’une part sur la couverture du ciel par les VKS, d’autre part sur leur aptitude à entreprendre les frappes récurrentes nécessaires sur ces bases pour entraver la reconstitution de leurs capacités.

Enfin, de façon beaucoup plus inattendue, les forces terrestres russes feraient preuve jusqu’à présent, en général, d’une piètre efficacité et enregistreraient de lourdes pertes. Les experts occidentaux pointent de multiples failles tactiques : difficultés à pratiquer le combat interarmes, déficit de manœuvre tactique, lacunes dans la reconnaissance par le combat ou dans l’appui feu aérien, etc.Voir par exemple : https://twitter.com/KofmanMichael/status/1498042673667706884 En fait, la quasi-totalité des nombreuses vidéos et images montrent des unités détruites en colonne et/ou en zone urbaine ou périurbaine. Nous n’avons vu encore aucun signe de combat important en rase campagne dans lesquels les forces des deux camps auraient manœuvré tactiquement (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas eu). Les affrontements ont plutôt relevé de la percée des dispositifs de défense ukrainiens sur les points de passage obligés, d’embuscades et de manœuvres de flanc par les forces ukrainiennes, d’attaques et de contre-attaques en zone urbaine. Cela signifie que, comme elles le revendiquent d’ailleurs« Enemy Has Soviet Tactics. We Just Need to Organise Its Disposal », op. cit., les troupes de Kiev auraient rapidement pris la mesure des procédés tactiques basiques de leur ennemi, qu’elles comparent à ceux de l’Armée Rouge et estiment bien connaître. Pour parer à ces procédés, elles ont ainsi basculée dans des tactiques les plus asymétriques possibles, afin de limiter la possibilité des forces russes de réaliser les combinaisons renseignement-feux classiques auxquelles elles sont entraînées. Il n’en reste pas moins que la faiblesse de la reconnaissance et de l’appui aérien rapproché ou encore le manque de coordination dans ces manœuvres ont représenté d’indéniables lacunes du côté russe. Une large part de ces dernières peut encore être attribuée au présupposé d’un engagement à l’issue rapide, qui aurait abouti à des négligences des chefs d’unités et de leurs états-majors dans leur planification tactique. Il est tout aussi évident que la mobilisation d’un appareil de force aussi énorme implique nécessairement que les niveaux de compétence des forces engagées sont très hétérogènes. Par exemple, un grand nombre de forces continueraient d’employer les communications civiles pour leur transmission (expliquant probablement ainsi la préservation des réseaux GSM)https://twitter.com/CITeam_en/status/1498233574834716674, ce qui pourrait indiquer que les efforts russes de transformation vers un modèle de force numérisé, lancés depuis quelques années, n’auraient encore qu’une portée limitée.

Sauf rupture dans la conduite politico-stratégique de la campagne, on s’achemine donc probablement dans les prochains jours vers un ensemble parallèle de sièges beaucoup plus massifs et destructeurs. Les observateurs craignent en effet qu’avec ces échecs initiaux, les forces russes en reviennent à leurs fondamentaux, notamment l’exploitation à plein rendement de leur artillerie, de leurs missiles de théâtre et de leurs moyens aériens. Dans ce genre de situations, le mode d’action tactique est l’encerclement, la mise sur pied de points logistiques puis l’assaut méthodique, qui isole, nettoie puis tient les quartiers les uns après les autres. On ne peut donc exclure des sièges ressemblant à celui de Grozny il y a vingt ans.

Parallèlement, l’État-Major a basculé dans la phase suivante, celle de l’invasion de l’ouest de l’Ukraine. Elle s’impose en effet en urgence pour couper les forces ukrainiennes du soutien en armes promis par les Occidentaux. Or, dans cette zone, l’hostilité des populations à la Russie était plus affirmée que dans l’est du pays dès avant le conflit, ce qui augure de résistances peut-être plus fortes encore.

Les victoires défensives des forces ukrainiennes ont galvanisé l’ensemble du pays et leur confèrent, pour l’instant un net ascendant moral, du niveau stratégique au niveau tactique. Ce d’autant qu’à vouloir limiter leur propagande à la rhétorique, compte tenu de la sensibilité du conflit dans une population russe de toute évidence mal préparée à l’ampleur de l’entreprise, les autorités de Moscou ont entièrement laissé le champ libre à la propagande de Kiev. Or, si la réussite sur le champ de bataille de l’information ne permet certainement pas le succès stratégique, l’échec peut, lui, être très pénalisant.

Dans ce contexte, la question des ressources disponibles pourrait à terme se poser, non pas uniquement du côté ukrainien (ressources en munitions notamment) mais aussi du côté russe. Moscou aurait déjà engagé, selon le Département d’État américain, les deux tiers de ses unités, ce qui n’est pas négligeable si l’on considère donc que ni Kiev, ni Kharkiv n’ont encore été prises et que l’ouest de l’Ukraine reste encore largement préservé de l’invasion. Sauf à ce que le dispositif ukrainien couvrant l’est et le nord du pays s’effondre rapidement, l’aptitude des forces russes à se repositionner pour opérer vers l’ouest apparaît donc fortement limitée. Les pertes russes ne sont pas à négliger non plus. Sur ce plan, leur décompte par le ministère ukrainien de la Défense est évidemment à prendre avec précaution. Il n’en est pas moins crédible, car certains de ses chiffres n’apparaissent pas fantaisistes et sont documentés par l’imagerieVoir par exemple : https://twitter.com/RALee85/status/1498157720821768195. Les Ukrainiens revendiquaient au 28 février : 29 avions, 29 hélicoptères, 191 chars, 706 véhicules blindés, 74 pièces d’artillerie, 21 lance-roquettes Grad, 1 système sol-air Buk et 5 autres « systèmes antiaériens » (donc des systèmes courte portée), 3 drones, 291 véhicules divers, 60 camions-citernes et surtout 5 300 personnels russes (sans autres précisions, donc certainement tués ou prisonniers). Source : https://twitter.com/KyivIndependent/status/1497895706568237056.

Même si les Russes parvenaient à étendre leur invasion à l’ensemble du territoire, à s’emparer des différentes villes et à réduire la résistance conventionnelle ukrainienne, le conflit glisserait certainement vers une situation de guerre irrégulière. Elle nécessiterait un effort massif de contrôle de zone que Moscou espérait certainement éviter. Compte tenu de sa vision de l’Ukraine actuelle, le Kremlin a de toute évidence estimé que la gestion des conséquences de l’intervention ne constituerait pas un défi insurmontable. Un changement de régime rapidement administré, dans un contexte d’opérations militaires n’impactant que marginalement la population ukrainienne, laissait la porte ouverte à cette solution, conduisant la Russie à s’appuyer sur un gouvernement ami pour gérer la pacification et la normalisation. Les Russes ont maintes fois démontré cette aptitude à mettre en place et soutenir des proxys. On peut maintenant estimer que cette perspective est caduque. Tout d’abord, sur le plan politique, l’aptitude à établir un tel système de pouvoir reste à démontrer. Même dans ce cas, le durcissement des modes d’action devant l’opiniâtreté des résistances ou encore le recours aux unités tchéchènes (de la Garde nationale – Rosgvardia –, sous l’autorité directe du Kremlin), devraient contribuer à aliéner plus encore les soutiens dont ces nouvelles autorités pourraient bénéficier et faire basculer un nombre croissant d’Ukrainiens dans l’insurrection. Il est donc douteux qu’elles puissent être en mesure d’asseoir leur contrôle sécuritaire. La poursuite des combats, même à basse intensité, risquerait donc d’imposer à la Russie une présence physique relativement massive du territoire et une implication forte de ses forces dans cette normalisation.

La couverture stratégique de l’engagement

Le niveau de risque est également particulièrement élevé au-delà du théâtre et de la région mer Noire – Méditerranée orientale. En témoignent le déploiement des Tu-22 et MiG‑31 armés de missiles hypersoniques Kinzhal à Hmeimim, en Syrie, ainsi que celui de moyens navals importants en couverture des approches maritimes de la Méditerranée, la continuité stratégique de cet espace avec la mer Noire étant particulièrement prégnante pour la RussieVoir Isabelle Facon, Philippe Gros, Vincent Tourret, « L’empreinte militaire russe en Méditerranée orientale à l’horizon 2035 », Observatoire des conflits futurs, 30 juillet 2020.. Toutefois, si les emprises russes en Syrie offrent un point d’appui aux opérations aéronavales, elles représentent également une vulnérabilité. La prise en compte de celle-ci par les Occidentaux, leur volonté éventuelle d’en jouer et la sensibilité de la Russie à ce qu’elle pourrait percevoir comme une action hostile contre ces bases représente un facteur de risque non négligeable.

Dans un registre différent, la guerre d’Ukraine n’est pas uniquement le premier conflit de haute intensité en Europe depuis quatre-vingts ans. Elle est également le premier conflit dont l’arrière-plan nucléaire est explicite et influe, voire conditionne, l’engagement politique, diplomatique ou militaire dans la crise des Russes comme des Occidentaux. Comme n’importe quelle puissance engagée dans un tel conflit de haute intensité, la Russie a rehaussé son niveau de dissuasion. Elle a ainsi tout d’abord programmé un « exercice de dissuasion stratégique » ad hoc, sur le modèle des exercices Grom permettant d’augmenter le niveau de disponibilité des forces nucléaires. Au-delà de l’exercice, il est assez probable que les éléments constitutifs de la dissuasion ont été mis en alerte il y a plusieurs semaines, voire quelques mois, notamment pour la composante sous-marine. La déclaration du Président Loukachenko en novembre 2021 selon laquelle la Biélorussie accepterait le stationnement d’armes nucléaires russes en cas de transfert en Europe centrale des armes nucléaires américaines déployées en AllemagneVladimir Isachenkov, « Belarus president offers to host Russian nuclear weapons », AP, 30 novembre 2021., puis l’organisation d’un référendum en ce sens le 27 février 2022 sont un autre indicateur particulièrement inquiétant. L’implantation d’armes nucléaires en Biélorussie ne peut en effet porter que sur des armes tactiques, visant le théâtre des opérations et sa profondeur. Par ce signalement, Moscou – qui est nécessairement à l’origine de l’initiative – indique très clairement la dimension nucléaire que prendrait immédiatement toute opération militaire dépassant le cadre de l’Ukraine, et agite le spectre d’opérations tactiques, sachant que la Russie dispose d’un avantage absolu sur l’OTAN en la matière. Pour rappel, dans les logiques de désescalade évoquées régulièrement dans l’analyse stratégique russe, la menace d’emploi, voire l’emploi, des armes nucléaires tactiques est un élément régulièrement mis en avantPour plus de précisions, voir Michael Kofman, Anya Loukianova Fink, « Escalation Management and Nuclear Employment in Russian Military Strategy », War on the Rocks, 23 juin 2020 ; Kristin Ven Bruusgaard, « Russian Nuclear Strategy and Conventional Inferiority », Journal of Strategic Studies, 44/1, 2021..

L’ordre donné par Vladimir Poutine le dimanche 27 février de placer à un niveau d’alerte supérieur l’ensemble de ses forces de dissuasion en réaction aux mesures occidentales s’inscrit pleinement dans cette démarche.

Cette posture nucléaire, comme le déploiement des Tu-22 et des MiG‑31 à Hmeimim, doivent également alerter sur le fait que les forces navales, notamment les sous-marins d’attaque et l’aviation navale, sont probablement en alerte, en Méditerranée mais aussi, plus particulièrement, en Atlantique Nord. La zone Baltique et Kaliningrad représentent également des axes d’action ou d’interférence majeurs où la Russie sera probablement amenée à démontrer sa puissance. L’interaction entre la menace d’opérations conventionnelles sur ces zones de tension et la mise en avant d’une capacité de frappe nucléaire tactique est particulièrement préoccupante, notamment pour les Européens, qui ne peuvent jouer de ces instruments et dépendent très fortement des États-Unis. Vladimir Poutine a de ce point de vue adopté une stratégie déclaratoire des plus fermes, promettant des conséquences inédites à quiconque interfèrerait dans les opérations ou menacerait la Russie, sans d’ailleurs que la nature de « l’interférence » soit clairement définie. La référence faite par le Président russe à « des conséquences que vous n’avez jamais connues » n’implique pas explicitement de menace nucléaire mais laisse le champ ouvert à des opérations massives – cyber, mais aussi spatiales par exemple – sous couvert de la puissance nucléaire.

Enfin, la démonstration de puissance russe en cours peut représenter un élément de dissuasion important, plus particulièrement pour les puissances n’appartenant pas à l’OTAN mais aussi, probablement, pour les États membres de l’Alliance géographiquement ou politiquement vulnérables.

Les phases plausibles de la stratégie russe initiale ?

Nous concentrerons notre propos sur le volet géostratégique. En la matière, la seule réincorporation de l’Ukraine dans la sphère d’influence russe ne peut suffire à la réalisation de l’EFR de V. Poutine. Il importe donc de schématiser, en suivant le raisonnement qui a amené le dirigeant russe à attaquer l’Ukraine, le plan qu’il aurait été tenté de poursuivre compte tenu des développements récents de la crise, pour élargir et prolonger ses efforts pour tenter de désarticuler l’Alliance atlantique. Cette stratégie comporterait probablement une dimension géostratégique et capacitaire.

Sur le plan géostratégique, les menaces de rétorsion militaire à toute demande d’adhésion à l’OTAN que les Russes ont déjà commencé à adresser à la Finlande et la Suède représentent les prémices de l’extension de leur stratégieGerrard Kaonga, « Russia Issues Ominous Warning to Finland, Sweden Should They Join NATO », Newsweek, 25 février 2022.. En partant du présupposé que l’Ukraine abrite à nouveau, à terme, une présence militaire russe, l’étape suivante pourrait alors être de prolonger cette présence vers le sud, avec un nouvel effort pour contraindre la Moldavie, par un soutien actif et visible aux factions pro-russes, à négocier la reconnaissance définitive de l’indépendance de la Transnistrie. La stratégie russe impliquerait in fine une pression accentuée sur la Roumanie qui pourrait ouvrir la voie à une tentative de recomposition du positionnement de Bucarest au sein de l’OTAN, ou, a minima, une définition stricte des éléments de forces déployés ou susceptibles d’être déployés en RoumanieLa Roumanie accueille un système antimissile Aegis Ashore qui pourrait être le premier objet de négociation avec la Russie. D’autres limites sont à envisager, notamment au niveau naval.. Concomitamment à cette pression sur la Roumanie, et incidemment sur la Bulgarie, les Russes devraient considérablement accentuer leur contrôle de la mer Noire. Ceci devrait entraîner des conséquences importantes sur la position d’Ankara. La renégociation du traité de Montreux, auquel les Turcs accordent une grande importance, serait dans cette perspective un objectif diplomatique logique. En clair, la géopolitique du flanc sud de l’OTAN pourrait se trouver rapidement bouleversée.

L’impact sur le flanc nord ne devrait pas être moindre, quoique de nature différente. En la matière, le facteur critique pour la suite des évènements réside en Biélorussie. Les forces biélorusses étant en temps de guerre sous contrôle opérationnel russeKonrad Muzyka, « The Belarusian Armed Forces Structures, Capabilities, and Defence Relations with Russia », RKK/ICDS (Estonie), août 2021., l’invasion de l’Ukraine conduit de facto à une transformation fondamentale du rapport de forces en centre-Europe. Elle permet aux Russes de disposer du territoire biélorusse pour faire peser une pression considérable sur la Pologne et les pays baltes, en particulier la Lituanie. On peut en effet penser que la Russie pourrait chercher à réparer cette double anomalie historique que constituent, selon elle, l’exclave de Kaliningrad et l’exclusion des pays baltes de sa sphère de contrôle directe. La trouée du Suwalki, cette mince bande de terre séparant la Biélorussie de Kaliningrad, objet des inquiétudes des responsables militaires occidentaux depuis plusieurs années, pourrait revêtir à très courte échéance une importance analogue à celle de la trouée de Fulda du temps de la Guerre froide. La position géographique des pays baltes, indéfendable autrement que par la menace de l’arme nucléaire, n’est pas la seule vulnérabilité. Politiquement, les équilibres sociétaux en Estonie et en Lettonie offrent un terrain favorable à la Russie, l’existence de minorités russophones importantes permettant de juxtaposer une logique pré-insurrectionnelle à une menace militaire désormais explicite. La rhétorique russe sur le risque de génocide en Ukraine, qui a été l’un des prétextes aux pressions politiques et militaires exercées contre Kiev, ne doit pas être négligée, puisqu’elle renvoie au concept de protection active des compatriotes à l’étranger tel que développé dans les documents de sécurité russes, plus particulièrement après la crise géorgienne. Le cas letton est d’ailleurs particulièrement problématique. Tout d’abord, le fait qu’une partie de la minorité russe soit considérée comme non-citoyenne résidente génère une différenciation partielle de traitement avec les citoyens lettons. Ensuite, la part des populations russophones citoyenne et non citoyenne est démographiquement très significative. Quid de l’article 5 si les Baltes intériorisaient la menace russe pour limiter volontairement leur implication dans l’OTAN ?

Évaluons enfin brièvement ce que pourraient être les exigences russes dans une négociation en position de force dans le domaine des armements. La diplomatie russe a été claire sur ses objectifs et sur la volonté de confiner l’OTAN à son périmètre historique. Toutefois, aux exigences géographiques peuvent s’ajouter des exigences techniques. Entre 1962, après le retrait des missiles Thor et Jupiter consécutif à la crise de CubaPour mémoire, le retrait des missiles Jupiter de Turquie est négocié durant la crise de Cuba, le retrait des Thor du Royaume-Uni suivant peu après., et 1979, date de la « double décision » de l’OTANLa « double décision » impliquait le déploiement des moyens de frappe américains de portée intermédiaire sur le sol européen et la négociation d’une solution de maîtrise des armements avec l’URSS, processus qui conduira in fine à la conclusion du Traité sur les Forces Intermédiaires., il a été tacitement admis entre Soviétiques et Américains que l’Europe ne pouvait abriter d’armes stratégiques américaines capables de toucher la Russie. Le déploiement des Pershing II et des missiles de croisière au début des années 1980 marqua une rupture dramatique pour les Soviétiques. En effet, les États-Unis étaient en mesure de mener des opérations nucléaires de nature stratégique à partir du territoire européen et de limiter les effets dissuasifs de l’arsenal nucléaire russe. Il est hors de question pour les Russes que l’OTAN puisse à nouveau disposer de cette capacité. L’opposition russe au déploiement des défenses antimissiles américaines procède également, quoique partiellement, de cette même volonté de prévenir la présence permanente de systèmes stratégiques américains sur le territoire européen. Si Moscou sortait de cette crise en position de force, elle pourrait tenter d’imposer cette ancienne ségrégation, par exemple sur les armements hypersoniques et les défenses antimissiles à capacité stratégique potentielle, mais également sur le transfert aux alliés européens de systèmes d’arme excédant une certaine portée.

En parallèle, Moscou chercherait probablement à entraver le déploiement de la B61-12. Il est très plausible que dans sa lutte contre la modernisation du stock nucléaire de l’OTAN, la Russie exploiterait un certain registre de menace militaire, s’appuyant sur la démonstration de force en Ukraine, pour persuader les membres européens de l’Alliance. D’une manière générale, toute négociation porterait ainsi sur la sanctuarisation du territoire russe.

Aujourd’hui, ce scénario théorique apparaît progressivement plus difficile à réaliser. D’une part, la démonstration de force de la Russie n’a pas créé d’inhibition majeure en Europe, contrairement à ce qu’aurait pu espérer Moscou. Loin de refuser la confrontation, les capitales européennes s’engagent dans une logique coercitive lourde qui tend à monter que la Russie ne pourra pas capitaliser immédiatement sur le choc psychologique généré par l’opération, tout au contraire. D’autre part, les contraintes de la régénération de l’appareil de force russe (reconstitution de stocks d’équipements, notamment les munitions de précision, relève des troupes, éventuellement recours plus intensif aux réserves) limitent les options strictement militaires au-delà de l’Ukraine. La Russie se retrouve donc dans une situation nettement plus complexe qu’elle ne l’avait anticipée et sera probablement contrainte de réviser ses objectifs.

Au demeurant, l’accélération de la crise rend désormais impossible toute prédiction même à court terme. Il est possible qu’elle comprime les échelles de temps de réalisation d’une partie de ces mécanismes de pression, voire qu’elle fasse entièrement dérailler cette logique.

Un mécanisme escalatoire imprédictible

Tout d’abord, la dynamique centrale ne réside plus dans la situation militaire du conflit ukrainien lui-même mais dans l’interaction entre les sanctions massives et appuis à Kiev des pays occidentaux et les réactions de Moscou à ces derniers. Les sanctions peuvent avoir un effet non négligeable sur la stabilité financière de la Russie et ainsi s’apparenter pour Moscou à une campagne de coercition stratégique. La porte-parole de la diplomatie russe a déclaré à la télévision russe, vendredi 27 février : « le fait est que nous sommes proches de là où commence le point de non-retour »« Ukraine : la Russie estime que les relations avec les Occidentaux sont proches du ‘point de non-retour’ », Le Figaro & AFP, 27 février 2022.. Comme évoqué ci-dessus, le relèvement du niveau d’alerte de l’ensemble de ses forces par Vladimir Poutine signale sa volonté potentielle d’escalader, ce qui signifie des risques réels d’extension des menaces d’action militaire à court terme. Dans la mesure où les Occidentaux ont poursuivi leurs annonces de sanctions après ces éléments déclaratoires russes, le président russe ne peut sans doute rester sans réagir. La suite la plus plausible est donc que la Russie exerce à très brève échéance une action de signalement stratégique forte. Il pourrait s’agir, par exemple, d’un ordre général de mobilisation, voire d’une action militaire limitée contre un pays non-OTAN (Suède, Finlande) et même d’une action contre une puissance non-nucléaire de l’OTAN, dans une logique d’imposition de la désescalade aux acteurs occidentaux.

Si la crise actuelle ne se traduit pas par une rupture fondamentale à très court terme, la période qui s’ouvre va ainsi mettre l’Alliance aux prises avec cette exigence de dissuasion que beaucoup évoquent depuis des années. Soit les membres de l’Alliance trouvent la volonté et les ressources de se raidir et passent avec fermeté de la théorie à l’exercice pratique, soit les Russes ne manqueront pas de pousser leur avantage par de nouvelles étapes combinant diplomatie, « persuasion », voire pressions de nature militaire, pour imposer un nouvel ordre stratégique en Europe, sonnant le glas de garanties de sécurité américaines déjà passablement décrédibilisées et même de l’architecture de sécurité telle que nous la connaissons. Déjà, les initiatives fortes prises par Berlin, en rupture totale avec son passé récent (livraison d’armes à l’Ukraine en guerre, hausse spectaculaire de son budget de la défense) vont dans le sens de ce raidissement. Mais le plus important en termes de crédibilité réside probablement dans les initiatives que les États-Unis seront amenés à prendre au-delà des sanctions. Sur ce plan, le retrait structurel de l’interventionnisme américain et la focale de Washington sur la Chine le disputent au risque d’une perte de contrôle du système de sécurité en Europe.

Au-delà de l’Europe, cette crise sera déterminante pour le maintien des équilibres en zone Asie-Pacifique. Un éventuel succès de Moscou dans son entreprise de remodelage géostratégique devrait aussi trouver un écho à Pékin, qui sera alors tenté d’avancer ses projets de réunification de Taïwan par la coercition. Dans l’hypothèse où le train de sanctions occidental aurait un effet rapide sur la Russie, la Chine examinera avec attention comment les États-Unis gèrent les réactions russes, notamment dans la dimension militaire. Dans tous les cas de figure, les enjeux sont considérables pour Washington, et risquent de conduire la diplomatie américaine à négliger les intérêts particuliers de certains alliés ou, encore une fois, à imposer des solutions politico-militaires jugées déstabilisatrices ou dangereuses pour ses partenaires, autant en Europe qu’en Asie. Ce risque serait évidemment exacerbé si certains alliés cherchaient des aménagements particuliers avec la Russie et la Chine.

C’est donc bien vers une nouvelle étape dans le retour à une confrontation de type Guerre froide ou vers une bascule décisive des rapports de force dans le monde qu’ouvre la conflagration qui s’enclenche.

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