La confrontation entre puissances aériennes offensives et systèmes de défense aérienne : situation présente et évolutions envisageables à moyen-long terme

Introduction et résumé

Nombre de documents stratégiques actuels insistent sur le danger croissant des systèmes de défense aérienne comme piliers des capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD) de nos adversaires potentiels. L’idée, répétée ad nauseam, est la suivante : les Occidentaux, massivement engagés dans les guerres irrégulières, réduisaient les crédits de modernisation de leurs forces, tandis que leurs compétiteurs s’employaient à développer rapidement les capacités nécessaires pour contrer leur puissance aérienne, élément déterminant de leur domination militaire depuis la fin de la Guerre froide. Cette supériorité ne serait donc plus garantie à l’avenir. Les systèmes les plus emblématiques de cette menace sont évidemment les fameux S‑400 russes, mais aussi les radars basse fréquence en mesure de déjouer la furtivité, fers de lance d’une défense multicouches en mesure de neutraliser une puissance aérienne au volume étiolé, aux capacités surtout tactiques, aux capteurs, aéronefs de combat et munitions insuffisamment pénétrants ou résilients. Certaines illustrations cartographiques à l’appui de la thèse accréditent l’idée de bulles de déni d’accès au périmètre de plus en plus élargi.

En première approche, le rétablissement de la puissance militaire russe, certes sélectif mais misant précisément sur ces moyens, et, plus encore, l’ampleur et la rapidité de l’émergence chinoise donnent évidemment corps à cette position. De fait, plus personne n’imagine que les Occidentaux, dans un conflit impliquant massivement ces puissances, puissent parvenir à une suprématie aérienne analogue à celle acquise lors de Desert Storm par exemple. Pour autant, au-delà de ce simple constat de bon sens, le discours sur l’érosion continue de la supériorité – qui reste une notion relative à la différence de la suprématie – procède d’une analyse théorique non démontrée. On objectera tout d’abord qu’englober dans une même appréciation les forces américaines et celles de leurs alliés européens pose problème. Il faut ensuite rappeler que les Russes comme les Chinois conçoivent leur aptitude de contre-intervention comme une combinaison d’actions défensives et de frappes dans la profondeur (mais aussi d’actions cyber ou de counterspace) et ne la font pas reposer sur une barrière surface-air supposée infranchissable. De fait, plusieurs systèmes perçus auparavant comme des pièces déterminantes de ces édifices défensifs (comme le système de courte portée Pantsir ou le S‑300) semblent s’être médiocrement comportés dans les conflits récents au Proche / Moyen-Orient. Émerge ainsi, depuis quelques années, une argumentation en contrepoint relativisant les capacités réelles de ces défenses, notamment chez les Russes, telle l’étude du FOI suédois (qui pondère également celles des moyens plus offensifs)Robert Dalsjö, Christofer Berglund, Michael Jonsson, Bursting the Bubble, Russian A2/AD in the Baltic Sea Region: Capabilities, Countermeasures, and Implications, March 2019, FOI‑R‑-4651—SE – https://www.foi.se/rest-api/report/FOI‑R‑-4651--SE.

Cette note propose donc une contribution à ce débat. Elle se situe dans le prolongement des travaux de l’Observatoire des conflits futurs menés par la FRS et l’IFRI, notamment le travail sur la neutralisation des défenses aériennesPhilippe Gros, Stéphane Delory, Vincent Tourret, Aude Thomas, « La neutralisation des défenses aériennes adverses (SEAD) », FRS, Observatoire des conflits futurs, octobre 2020 – https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/programmes/observatoire-des-conflits-futurs/publications/2021/01.pdf. Comme les précédentes notes de cette série sur le Cloud de combat et la décentralisation du C2, elle tente d’inscrire la réflexion dans la perspective de long terme du développement et de l’emploi du SCAF, ce d’autant que la plupart des analyses sur le sujet, qu’elles manifestent une préoccupation ou relativisent la menace, s’intéressent à la balance capacitaire présente et ne se projettent que marginalement dans le futur.

Après un rappel théorique, cette note précise que la confrontation entre défense aérienne (DA) et neutralisation de ces défenses (SEAD) met aux prises en réalité des systèmes de force se situant sur un spectre capacitaire fortement hétérogène. Elle revient ensuite sur les engagements contemporains (Syrie, Libye, Haut-Karabagh, Yémen) qui confirment qu’en dépit de leurs modernisations, les systèmes de DA ne parviennent pas en général à entraver significativement l’action des puissances aériennes. De fait, ces systèmes de DA, même intégrés (SDAI), souffrent de deux faiblesses critiques : des composantes d’alerte précoce aéroportées lacunaires ; des dispositifs de veille et de C2 terrestres qui, là encore, manquent d’épaisseur et/ou s’articulent encore largement autour d’architectures dont la distribution est limitée. Or, une fois les principaux radars et/ou nœuds de C2 neutralisés, un système de défense aérienne ne peut plus opérer de façon intégrée : les systèmes de missiles surface-air (SAM), même les plus capables, combattent alors isolément, en situation d’infériorité et peuvent être neutralisés par attaque de saturation.

Pour le moyen-long terme, des évolutions technico-opérationnelles contradictoires se font jour. Ainsi, il n’est guère aisé de déterminer dans quel sens va pencher l’omniprésente confrontation dans le champ électromagnétique (se déclinant dans des domaines tels que la furtivité, les contre-mesures/contre-contre-mesures électroniques et le « navigation warfare »). A l’inverse, plusieurs autres évolutions apparaissent plus claires. Certaines, portées par la volonté américaine de stopper l’érosion de sa supériorité face à la Chine, vont probablement redonner une longueur d’avance à la SEAD à court-moyen terme : l’hypervélocité, permettant la foudroyance, les drones bas coût et les munitions maraudeuses, permettant la saturation et un combat collaboratif connecté amené à s’étendre au milieu extra-atmosphérique.

Cependant se dessinent en parallèle des évolutions tout aussi significatives des DA permettant potentiellement de rétablir l’équilibre sur le moyen-long terme : dès à présent, la modernisation continue des radars et la vaste entreprise d’adaptation au Counter-Unmanned Aerial System (C-UAS) et Counter-Rocket Artillery and Mortars (incluant la diffusion des armes à énergie dirigée) va mécaniquement compliquer la réalisation des effets de saturation par les drones, munitions guidées de précision et munitions maraudeuses. À terme plus éloigné, il est à prévoir une meilleure distribution « horizontale » des architectures de détection puis celle de l’ensemble des kill chains des SDAI, dans lesquelles les Américains, voire les Chinois, sont engagés. Enfin les plausibles avancées dans le domaine des missiles, notamment le recours à la propulsion par statoréacteur, aura pour conséquence d’étendre considérablement leur enveloppe utile.

Pour le SCAF, ces évolutions impliquent probablement de faire effort tout particulièrement sur le rayon d’action et la capacité d’emport du futur chasseur, sur des armements de haute vélocité, évidemment sur les effecteurs déportés, opérant en « loyal swarm » et sur des drones gigognes en mesure d’accroître le nombre de plates-formes en mesure de délivrer ces effecteurs.

En la matière, les besoins apparaissent toutefois contradictoires entre d’une part les exigences de modularité et de bas coût pour garantir la quantité d’effecteurs déportés et de munitions nécessaires aux effets de saturation ; d’autre part la qualité de ces effecteurs permettant d’exécuter la mission en environnement contesté avec une diversité suffisante d’engins pour garantir une résilience adéquate face aux nouvelles menaces, notamment dans le spectre électromagnétique.

Ces éléments devront enfin nécessairement être intégrés au sein d’un « cloud » permettant la mise en œuvre de plusieurs niveaux de réseaux (C2/plateformes, effecteurs-munitions), une gestion dynamique de la décentralisation des autorités de C2 au NGF (voire à ces drones gigognes) et une distribution horizontale du contrôle de ces réseaux d’effecteurs. Ce cloud devra également permettre un combat collaboratif multimilieux-multichamps (M2MC) s’étendant d’une part à la lutte informatique offensive (LIO) ; d’autre part aux constellations spatiales, tout particulièrement en orbite basse, dont l’importance critique en matière d’alerte précoce, de surveillance temps réel, de poursuite et même de combat collaboratif devrait aller croissante.

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