Critiquer et faire face : la Chine et la défense antimissile américaine

Introduction

À quelques semaines d’intervalles, les États-Unis et la Chine ont réalisé un essai d’interception de missile balistique à mi-course. Si la Chine condamne depuis des décennies le développement de la défense antimissile américaine, force est de constater que le pays développe, à son tour, une politique nationale en la matière.

En novembre 2020, l’U.S. Navy interceptait un missile balistique intercontinental (ICBM) au-dessus de l'océan Pacifique avec un intercepteur SM‑3 Block IIA. Si les critiques chinoises à l’égard de la politique antimissile américaine sont récurrentes et surtout anciennes, les réactions ont cette fois été mesurées dans la presse, et inexistantes de la part du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la DéfensePour mémoire, lors d’un essai d’interception d’un ICBM en mai 2017, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois avait déclaré : « La position de la Chine sur la question de la défense antimissile est cohérente et claire. Nous espérons que toutes les parties concernées agiront avec prudence sur cette question afin de ne pas avoir d'impact négatif sur la sécurité et la stabilité régionales et mondiales ». « Foreign Ministry Spokesperson Hua Chunying's Regular Press Conference on May 31, 2017 », Ministry of Foreign Affairs of the People’s Republic of China, May 31, 2017.. Un rare article du quotidien Global Times minimise même l’événement en soulignant que l’essai a été réalisé dans des conditions propres à ce type d’exercice, et donc peu comparables à celles qui prendraient lieu lors d’un conflit. Les auteurs soulignent également que la Chine et la Russie développent « des missiles plus avancés, y compris des missiles hypersoniques, beaucoup plus difficiles à intercepter »LIU Xuanzun and LENG Shumei, « US conducts ICBM interception test; ‘tech won’t work against advanced missiles’ », Global Times, Nov. 19, 2020. La capacité de pénétration des défenses antimissiles adverses est très largement mise en avant concernant le développement des nouveaux systèmes d’arme chinois à l’instar du missile à portée intercontinentale mobile DF‑41 présenté officiellement pour la première fois en octobre 2019. BONDAZ Antoine, DELORY Stéphane et Geo4i, « Le défilé militaire du 70e anniversaire de la République populaire : un révélateur de la puissance stratégique chinoise », FRS, Images Stratégiques, septembre 2019 ; BONDAZ Antoine, « Le DF 41, pièce maîtresse des capacités balistiques stratégiques présentées lors du défilé militaire chinois du 1er octobre 2019 », FRS, Observatoire de la dissuasion, Bulletin mensuel No.69, octobre 2019.. Il faut sur ce point souligner que la communication officielle chinoise a récemment évolué, dans le contexte de la pandémie de la Covid‑19. Elle insiste désormais bien plus qu’auparavant sur la supériorité du modèle chinois sur celui des États-Unis, exalter le sentiment nationaliste, et atténuer toute expression d’une quelconque faiblesse soit économique, politique ou militaire.

En février 2021, l’Armée populaire de libération (APL) interceptait à son tour un missile balistique à portée intermédiaire (IRBM) au-dessus de son territoire. En 2010, la Chine a officialisé ses recherches sur la défense antimissile en procédant à un premier essai d’interception à mi-course. Au total, la Chine a depuis officialisé cinq essais d’interception11 janvier 2010, 27 janvier 2013, 23 juillet 2014, 5 février 2018 et 4 février 2021.. À chaque fois, l’annonce officielle est le même : « la Chine a procédé à un test de technologie d’interception antimissile terrestre à mi-course et le test a atteint son objectif. Ce test est défensif et ne cible aucun pays »« 中国在境内行了一次基中段反导拦截技术试验试验达到了期目的。试验是防御性的,不针对任何国家 ». « La Chine met en œuvre avec succès un test terrestre de technologie d'interception antimissile à mi-course », ministère de la Défense de la RPC, 4 février 2021.. Ce test peut cependant s’interpréter tant comme une réponse à l’essai américain qu’au déploiement attendu, cette année, du missile balistique indien Agni‑V capable de frapper l’ensemble du territoire chinois.

Les inquiétudes chinoises concernant les capacités et intentions américaines en matière de défense antimissile perdurent depuis des décennies, et ce même si les États-Unis affirment qu’ils « comptent sur la dissuasion » (par opposition à la défense antimissile) pour protéger le pays contre « les menaces de missiles balistiques intercontinentaux russes et chinois »« Missile defense review », Office of the U.S. Secretary of Defense, Nov. 2019.. Les autorités politiques et les médias chinois doutent ouvertement, depuis des années, de ces déclarations, n'ont jamais caché leur intérêt à aborder la question des capacités de défense antimissile du territoire américain dans le cadre de négociations sur le contrôle des armements ou de dialogues sur la stabilité stratégiqueZHAO Tong, « Narrowing the US‑China gap on missile defense: how to help forestall a nuclear arms race », Carnegie Endowment for International Peace, 2020., et multiplient les prises de position publiques en ce sens. Le secrétaire général du Parti communiste chinois, XI Jinping, affirmait encore en 2019, dans une déclaration commune avec son homologue russe, que « le développement de systèmes de défense antimissiles stratégiques américains et les plans de déploiement dans différentes régions du monde et dans l'espace, continuent à avoir un impact négatif grave sur l'équilibre stratégique international et régional, la sécurité et la stabilité(美相关行,特是其略反展以及在全球不同地区和外空部署划持续对和地区略平衡、安全定造成重消极影响). « Déclaration commune de la République populaire de Chine et de la Fédération de Russie sur le renforcement de la stabilité stratégique mondiale actuelle » (人民共和国和俄邦关于加当代全球定的合声明), Xinhua (), 6 juin 2019. ».

L’enjeu est crucial pour la Chine dont la doctrine nucléaire publique reste articulée autour du non-emploi en premier« Actualisation stratégique 2021 », ministère des Armées, février 2021. La stratégie déclaratoire chinoise demeure identique depuis le test nucléaire réalisé en octobre 1964 et à la suite duquel les autorités politiques avaient déclaré : « la Chine ne sera jamais, à aucun moment et en aucune circonstance, le premier pays à utiliser des armes nucléaires ». La Chine se distingue en ce sens des autres États dotés, à savoir les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni et la France. PAN Zhenqiang, « China’s No First Use of Nuclear Weapons » in LI Bin and ZHAO Tong, Understanding Chinese Nuclear Thinking, Carnegie Endowment for International Peace, 2016, pp. 51-78.. Si l’évolution rapide des capacités chinoises de dissuasion pourrait éventuellement laisser envisager un changement à terme de cette doctrine, le général PENG Guangqian, ancien stratège militaire à l’Académie de sciences militaires de l’APL, rappelle que « le non-emploi en premier » (不首先使用) et « l’assurance de représailles nucléaires » (坚决实施核报复) sont les deux faces d’une même piècePENG Guangqian (彭光), « PENG Guangqian : pourquoi la Chine est confiante en sa politique de non-recours à la frappe nucléaire en premier? » (彭光:中国» 不首先使用核武 »的底气在哪), Global Times (环球网), 28 février 2018. Le terme précis en chinois est « représailles nucléaires résolues ».. La crédibilité de la dissuasion chinoise repose donc sur une capacité garantie de frappe en secondCUNNINGHAM Fiona and FRAVEL Taylor, « Assuring Assured Retaliation: China's Nuclear Posture and US‑China Strategic Stability », International Security, 2015, Vol.40, No.2., une capacité qui pourrait être remise en cause par la défense antimissile stratégique américaine. Sur le plan conventionnel, les capacités de frappe chinoises sont également remises en cause par la défense antimissile de théâtre américaine, ce qui pourrait avoir des impacts tant militaires que politiques en cas de conflit comme le souligne très souvent les experts chinois.

Cette note, se basant en grande partie sur des sources chinoises, vise à contextualiser les critiques chinoises de la défense antimissile américaine, stratégique principalement mais aussi de théâtre, en les inscrivant dans une perspective historique, puis en analysant l’argumentaire chinois récemment mobilisé, notamment à la fin des années 2010 lors du déploiement du système de défense antimissile THAAD en Corée du Sud. Par ailleurs, les arguments des experts chinois en faveur du développement par la Chine de son propre système de défense antimissile stratégique seront abordés, mais aussi relativisés, tant la Chine mise sur une défense anti-aérienne élargie, et non sur une défense antimissile stratégique, et surtout continue de prioriser le développement de contremesures afin d’améliorer, notamment, la capacité de pénétration de ses systèmes d’armes. Cette analyse ne portera pas sur les aspects technologiquesLes publications académiques chinoises se concentrent depuis des années sur des briques technologiques indispensables au développement d’un système de défense antimissile : alerte avancée, trajectographie et guidage, technologie radar sol, navigation, destruction par collision (hit-to-kill), etc. et institutionnelsLes acteurs institutionnels sont nombreux, que ce soit le Département pour le développement des équipements au sein de la Commission militaire centrale (CMC) du Parti, l’armée de l’Air (PLAAF), l’armée des Lanceurs (PLARF), la Force de soutien stratégique (PLASSF) à travers son Département des systèmes spatiaux, etc. Il ne faut également pas oublier les nombreux instituts de recherche, dont certains rattachés aux institutions précédemment citées, mais aussi les acteurs industriels dont, entre autres, la CASIC (China Aerospace Science and Industry Corporation) et le CETC (China Electronics Technology Group), à travers notamment le centre de R&D ZHANG Yiqun de la CASIC et le 14ème Institut de CETC. du développement de la défense antimissile en ChineLire également PUIG Emmanuel, « Un point de situation sur le programme ABM chinois », RDN, No.748, Mars 2012..

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