Apprécier l’accélération du programme balistique chinois

Plusieurs observateurs attentifs du programme balistique chinois depuis la réorganisation de l’APL à partir de l’année 2013, au moins en Asie du Nord-Est et outre-Atlantique, ont récemment fait état d’une accélération notable de ce programme s’agissant des essais réalisés, des unités déployées (lanceurs et missiles), des brigades constituéesVoir par exemple The PLA Rocket Force’s Rapid Expansion, Podcast de l’ACW publié le 24 mars 2020 avec les contributions de Jeffrey Lewis, Scott LaFoy et Anne Pellegrino.. Il ne s’agit pas d’une dynamique inédite. L’édition 2019 du rapport annuelAnnual Report to Congress – Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China 2019, mai 2019, 136 p. du Pentagone au Congrès sur les développements militaires chinois avait déjà insisté il y a près d’un an sur la rapidité d’expansion des capacités balistiques de la « Rocket Force »Pour rappel, traditionnellement responsable des forces balistiques, la Force de la seconde artillerie est devenue depuis la réforme de 2013 – 2015 la « Rocket Force » (lanceurs et missiles), de même rang que la Marine et les armées de Terre et de l’Air, accompagnées par une nouvelle Force de soutien stratégique. de l’APLAcronyme anglo-saxon PLARF pour « People’s Liberation Army Rocket Force »..

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Depuis lors, plus de cent essais balistiques auraient été menés selon diverses sourcesPar exemple, « China fires over 100 missiles in 2019, far more than U.S. », Kyodo News, 29 février 2020.. D’après l’IISS qui faisait état de sources ouvertes au printemps 2019Chercheur dédié à la publication annuelle du Military Balance (IISS), Henry Boyd est l’un des rares analystes européens précis sur le sujet., au moins huit nouvelles brigades de missiles auraient été créées entre 2018 et le début de l’année 2019, un chiffre que d’autres sources portent à onze au mois de février 2020P.W. Singer and Ma Xiu, « China’s missile force is growing at an unprecedented rate », Popular Science, 25 février 2020.. En tant que telle, cette seule mise en place de onze brigades en moins de trois ans est une réalité considérable. Pour Hans Kristensen de la Federation of American Scientists, la Chine disposerait à ce jour d’au moins quarante types de missiles dans son arsenal tout en développant un programme très significatif de missiles de croisière. Dans le détail, il n’est pas possible de quantifier le nombre de missiles effectivement sous l’autorité de la PLARF.

En tout état de cause, les hypothèses qui peuvent être formulées sur la base de l’augmentation récente du nombre de brigades et du nombre d’essais réalisés indiquent des augmentations capacitaires bien au-delà du voile que lèvent les parades militaires du régime, aussi politiquement symboliques peuvent-elles être. Naturellement, les nouvelles flottes de missiles de longue portée, en particulier les DF-31AG (ICBM mobile « modifié » par rapport à la version 31A, sur TEL 16x16) et les DF-41 (ICBM mobile à propulsion solide développé depuis la fin des années 1990), ou le nouveau missile DF-17 (MRBM habituellement présenté depuis plusieurs années comme probable lanceur du planeur hypersonique DF-ZF), ont été en partie exhibées, c’est la fonction principale des parades. Une autre fonction est, en concentrant l’attention sur ces composantes stratégiques, de laisser dans l’ombre d’autres évolutions.

74-02Source : Ge finjh. Parade militaire, Pékin, 3 septembre 2015 : le DF-26 apparaît pour la première fois publiquement sous coiffe de protection. Cet IRBM à double usage conventionnel et nucléaire d’une portée d’environ 4 000 km dont la configuration biconique de la tête, notamment, le qualifie pour des frappes de précision, équiperait trois à quatre brigades pour un nombre total évalué à 80 unités environ.

L’analyse en sources ouvertes

Évaluer l’évolution de l’arsenal balistique chinois conventionnel comme nucléaire en se fondant sur les sources ouvertes est le principal écueil auquel se heurte habituellement l’analyse. La PLARF est très discrète depuis sa création, c’est même sans doute la branche la plus opaque de l’APL du fait, précisément, du rôle clé que jouent désormais les missiles, en particulier de portées longue et intermédiaire, dans la planification stratégique chinoise tel que l’affirme, du reste, le Livre blanc chinois sur la défense de juillet 2019China’s National Defense in the New Era – The State Council Information Office of the People’s Republic of China, July 2019, 51 p.. Mais le contenu même du Livre blanc ne permet pas de se faire une idée de la PLARF dont la présentation institutionnelle peut même apparaître en contradiction avec l’ampleur de son développementAinsi la section du Livre blanc consacrée à l’optimisation de la composition, de la structure et de la taille des forces indique-t-elle : « The PLA has significantly downsized the active force of the PLAA, maintained that of the PLAAF at a steady number, moderately increased that of the PLAN and PLARF (…). » (Nous soulignons.).

L’afflux récent d’informations au sujet de la PLARF n’émane pas de sources d’informations militaires officielles, à la différence de la pratique nord-coréenne par exemple qui permet, en croisant les informations officielles de Pyongyang avec celles du Pentagone, de suivre de façon assez précise la progression du programme balistique de la RPDC. A contrario, la Chine n’accompagne pas la tenue de ses essais balistiques d’annonces officielles systématiques. Par ailleurs, il n’existe pas de bases de données ouvertes sur les lancements de missiles chinois parce qu’il n’existe pas à ce jour de moyens civils techniques pour collecter l’information de manière fiable et systématique. L’imagerie satellitaire peut contribuer à fournir des données mais est très insuffisante en l’absence de recoupement avec d’autres sources d’information (fuites de presse, suivi des observateurs « autorisés », données fournies par le Pentagone, etc.).

Le nombre des brigades

Constituée en 1966, la Force de la seconde artillerie fut vite constituée de huit régiments de missiles stratégiques par la suite élevés à l’échelon de brigades. Trois furent ajoutées dans les années 1970, puis encore quatre autres entre le début des années 1980 et le début des années 2000, en particulier pour intégrer les nouveaux missiles de portées courte et moyenne entrant alors dans l’arsenal. L’accélération du nombre des brigades (voir schéma ci-dessous) a moins de vingt ans, onze unités nouvelles étant mises en place entre 2001 et 2011, en particulier pour intégrer les flottes de DF-31, CJ-10 (famille de missiles de croisière testés à partir de 2004, entrés en service en 2009), le SRBM mobile à propulsion solide DF-16 (en service à partir de 2011), ainsi que le MRBM DF-21C (portée 1 700 km, ECP ≤ 10 m pour frappes de précision sur cibles au sol, déployé en 2010). De la même manière, l’une des fonctions des trois nouvelles brigades qui suivirent au début des années 2010 fut d’intégrer le nouvel et très commenté IRBM DF-26 (portée 4 000 km environ selon la mission, voir illustration ci-dessus). Cette progression schématique permet de réaliser à quel point l’augmentation récente du nombre des brigades de missiles depuis la création de la PLARF est inhabituelle. En particulier, la moitié du total actuel des brigades qui composent la PLARF est de nature inconnue ou incertaine. Et pour les onze brigades ajoutées entre mai 2017 (la brigade 664) et janvier 2020 (la brigade 618, les brigades 645, 656 et 665 ayant été identifiées aux seuls mois de novembre et décembre 2019), il n’a pas été communiqué quels sont les systèmes qui les équipent pour neuf d’entre elles, la plus récente ne pouvant même être localisée.

74-03Source : Blue Path Labs

Apprécier le format d’une brigade de la PLARF est délicat. L’on sait qu’une brigade est un ensemble très conséquent, regroupant plusieurs milliers de personnels, mais la taille de chacune dépend naturellement des types de missiles qui l’équipent, et en particulier de leur portée, le nombre des lanceurs détenus par chaque brigade étant généralement en proportion inverse de la portée des missiles auxquels ils sont destinés. Il semble par ailleurs que la composition des brigades est en général cohérente avec la mission (conventionnelle ou nucléaire) assignée à ses vecteurs. Enfin, la répartition quantitative des missiles n’est pas forcément égale entre les différentes brigades qui en sont équipées.

Deux des onze nouvelles brigades créées semblent être équipées des systèmes duaux DF-26 et DF-21C. De manière générale, il semble pouvoir être affirmé que l’accroissement récent du nombre des brigades de la PLARF s’accompagne et continuera de s’accompagner d’un équipement par les systèmes les plus avancés, à l’instar du DF-17, la plupart d’entre eux étant soit à double usage soit à capacité nucléaire, à l’instar des DF-31AG et DF-41. Ce serait cohérent avec l’insistance du Livre blanc de 2019 sur le renforcement de la force de dissuasion et des capacités de frappes de précision dans les segments intermédiaire et long.

Les essais

Pour autant que l’on puisse s’en faire une idéeVoir par exemple « China steps up training and development, firing over 100 missiles in 2019 — far more than U.S. », The Japan Times, 1er mars 2020., le nombre récent d’essais balistiques menés en Chine évoque une comptabilité de Guerre froide. L’évocation de cent essais balistiques au cours de la seule année 2019, là encore, n’émane pas de sources officielles chinoises mais a été corroborée par l’analyse américaineVoir par exemple les analyses du CSIS, les articles du Washington Times.. Il s’agit d’un volume annuel supérieur à l’ensemble des essais menés en 2019 par tous les États dotés de programmes balistiques dans le monde, ce qui aurait peut-être déjà été le cas au cours de l’année 2018, selon le directeur de la Defense Intelligence Agency américaine le Lieutenant-Général Robert Ashley s’exprimant au Hudson Institute le 31 mai 2019« Over the next decade, China will likely at least double the size of its nuclear stockpile in the course of implementing the most rapid expansion and diversification of its nuclear arsenal in China’s history. Last year, China launched more ballistic missiles for testing and training than the rest of the world combined. ». La plupart de ces essais auraient été conduits dans la partie Nord-Ouest du pays, la plus mal couverte par les systèmes de radars au sol japonais et américains.

Accompagnant les développements balistiques de ces dernières années, les essais les plus récents ont naturellement porté sur les segments de portées moyenne (DF-17 et DF-21), intermédiaire, et long, mais il convient de rappeler que l’usage de SRBM est toujours valable, voire essentiel au plan doctrinal. Les familles DF-15 (B et C) et DF-16, comme le modèle DF-11A (autour de 300 km de portée)Voir Missile Threat – CSIS Missile Defense Project. équipent toujours les forces depuis plus de trente ans. Le DF-12 (autour de 420 km de portée)Voir Missile Threat – CSIS Missile Defense Project. est apparu il y a moins de dix ans.Voir par exemple Philippe Langloit, « Quelques perspectives sur le missile sol-sol », DSI hors-série n°60, Opérations terrestres : la convergence des menaces, juin-juillet 2018. Ainsi, même si ce segment de portée accuse une baisse quantitative dans les évaluations du Pentagone entre 2018 et 2019 au plan des lanceurs comme des missiles, un certain nombre d’essais ont également concerné les engins de courte portée depuis 2018. Le nombre total des engins de courte portée est aujourd’hui très vaguement évalué entre 750 et 1 500 unités, selon les sourcesVoir Missile Threat – CSIS Missile Defense Project..

Quelques enseignements

Il convient d’être prudent s’agissant des premiers enseignements à tirer d’une évaluation quantitative essentiellement fondée sur le recoupement d’informations parcellaires.

D’abord, l’accélération récente de l’augmentation du nombre des brigades qui composent la PLARF est cohérente avec la réorganisation en cours de la PLA depuis 2017, comme elle l’est avec la montée en puissance de la PLARF depuis au moins 2015, une réalité très accompagnée au plan doctrinal et qui, donc, prolonge le renouvellement du schéma stratégique chinois. Par ailleurs, le statut opérationnel des nouvelles brigades ne peut être affirmé avec certitude, mais il est très probable que nombre d’entre elles sont seulement en cours d’installation et d’équipement. Ainsi, l’opacité qui accompagne les déploiements, récents et à venir, de missiles en Chine risque de poser un défi croissant pour la comptabilité des forces et, donc, pour l’évaluation précise de la menace potentielle.

Sur le plan stratégique encore, la multiplication récente des essais a naturellement un sens du fait que la plupart des nouveaux engins développés embarquent des instruments de précision qui doivent être intégrés avec les capteurs pour permettre au missile de toucher sa cible. Les essais sont donc nécessaires à la validation de l’équipement de chaque système. Leur multiplication épouse logiquement la diversification de l’arsenal et l’accroissement des capacités.

Ensuite, il serait prématuré de tirer des enseignements de l’accélération en cours du programme balistique chinois sur les dispositions du pouvoir politique s’agissant de la participation de la Chine à des initiatives régionales ou internationales de maîtrise des armements conventionnels ou nucléaires. En particulier, l’idée selon laquelle une telle accélération mettrait à mal par principe les initiatives américaines actuelles d’un futur arms control stratégique incluant la Chine n’est pas fondée. A contrario, l’on pourrait arguer que l’accélération rapide du programme balistique chinois vers son aboutissement risque de disposer les autorités diplomatiques du pays au lancement de dialogues sur l’encadrement des forces stratégiques dans le nord-est asiatique dans un futur de moins en moins hypothétique.

Enfin, et à plus court terme, le partage de certaines informations balistiques par Pékin dans le cadre des conférences P5 qui accompagnent le processus d’examen du TNP depuis 2009, serait particulièrement bienvenu, notamment dans le laps de temps qu’offre le report de la dixième conférence quinquennale du Traité à New York du fait de l’épidémie de Covid-19 en cours. Une initiative spécifique de Pékin dans le processus d’examen actuel donnerait corps aux efforts de transparence auxquels se sont engagés les États dotés lors de l’adoption du Plan d’action à la Conférence d’examen de 2010 du TraitéAu titre de l’alinéa g) de la Mesure N°5 du Plan d’action de 2010, « Les États dotés d’armes nucléaires s’engagent à accélérer les progrès concrets sur les mesures tendant au désarmement nucléaire, énoncées dans le Document final de la Conférence d’examen de 2000, de façon à promouvoir la stabilité, la paix et la sécurité internationales, sur la base d’une sécurité non diminuée et plus grande pour tous. À cette fin, ils sont invités à se concerter promptement pour (…) améliorer encore la transparence et renforcer la confiance mutuelle. ».

 

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