The Future of the Undersea Deterrent: A Global Survey

Sous la direction de Rory Medcalf, Katherine Mansted, Stephan Frühling et James Goldrick, Australia National University et National Security College, 2020.

La région indopacifique : une zone d’instabilité

Pour comprendre les différentes stratégies de dissuasion nucléaire sous-marine en place dans la région indopacifique, les auteurs de ce rapport très riche jugent nécessaire de prendre en compte le contexte stratégique qui amène certains pays (Chine, Corée du Nord, Inde, Pakistan) à se lancer dans des programmes de développement de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), d’autres (États-Unis, Russie) à moderniser leurs programmes déjà existants ou encore à renforcer leur stratégie de lutte anti-sous-marine (États-Unis, Japon et Australie)Rory Medcalf, « Undersea Deterrence and Strategic Competition in the Indo-Pacific », page 2.. La région indopacifique est une zone à la croisée de deux océans, caractérisée par une multipolarité croissante, et ceci notamment car ses eaux sont fréquentées par quatre puissances dotées de SNLE : les États-Unis, la Chine, la Russie, et l’Inde. Le Pakistan et la Corée du Nord, quant à eux, sont équipés de sous-marins d’attaque conventionnels qui, dans le cas du Pakistan, sont capables de transporter des missiles de croisière à capacité duale.

Les nouveaux enjeux dans la région indopacifique sont notamment liés à la montée en puissance de la Chine. Xi Jinping s’est fixé des objectifs stratégiques qui risquent de sérieusement déstabiliser la région. En mer de Chine méridionale, le pays revendique des zones stratégiques et cherche à développer ses capacités de projection de puissance, ce qui risque d’accroître les tensions avec le Vietnam et les Philippines en particulier, mais aussi potentiellement avec la Malaisie, Brunei et même l’Indonésie. En mer de Chine orientale, les différends avec le Japon subsistent. Sans oublier les relations tendues avec Taïwan. De plus, bien que les relations entre la Chine et l’Inde soient relativement stables, il est possible que de nouveaux désaccords apparaissent entre les deux pays, non seulement au niveau de la frontière terrestre contestée mais aussi dans l’océan Indien, puisque la Chine cherche à consolider et protéger une empreinte sécuritaire dans les eaux où Delhi revendique sa dominationIbid, page 3..

La Chine n’est pas le seul pays au cœur des tensions dans l’Indopacifique. Les différends non résolus entre l’Inde et le Pakistan déstabilisent aussi la région, et le fait que les deux puissances travaillent sur le développement de la dimension sous-marine de leur dissuasion nucléaire inquièteIbid, page 3..

Comment les pays font-ils face au nouvel équilibre stratégique en indopacifique ? 

La compétition stratégique dans la région indopacifique comporte une dimension océanique significative, qui est d’ailleurs profondément influencée par le développement progressif de la dissuasion nucléaire sous-marine dans la région. On note d’ailleurs que la dimension sous-marine de la dissuasion nucléaire constitue un élément important, et ce, pas uniquement dans la région indopacifique puisque 30% du stock total (évalué à 13 890) d’armes nucléaires est constitué d’armes emportées par des SLBM (Submarine-Launched Balistic Missile)Hans M. Kristensen and Matt Korda, « Arms Control and Sea-Launched Nuclear Weapons », page 11..

Les États-Unis

Pour faire face aux nouveaux défis stratégiques dans la région indopacifique, les États-Unis comptent sur leurs forces de dissuasion sous-marine qui constituent un pilier de la triade nucléaire américaine (avec les dimensions terrestre et aéroportée)Thomas G. Mahnken and Bryan Clark, « The US Sea-Based Nuclear Deterrent in a New Era », page 19.. La revue de posture nucléaire (NPR) de 2018 réaffirme le rôle central de la dissuasion nucléaire américaine dans la stratégie de défense nationale et évoque le projet de développement et déploiement de nouveaux SNLE d’ici le début des années 2030. Le principal objectif du renouvellement de la flotte américaine est de faire face aux défis spécifiques posés par les stratégies nationales des grandes puissances, notamment russe et chinoise (sans jamais mentionner ces deux pays). Dans ce cadre, les États-Unis prévoient de remplacer leur flotte de 14 SNLE de type Ohio par 12 SNLE de type ColumbiaIbid, page 21.. Selon l’ouvrage, le principal enjeu pour les États-Unis est de moderniser leur flotte de SNLE, tout en s’assurant de maintenir une triade nucléaire solide capable de faire face efficacement aux nouveaux défis posés par la Russie et la Chine.

Russie

Tout comme les États-Unis, la Russie considère que le maintien de sa dissuasion nucléaire en mer (dans le Grand Nord et le Pacifique) est une prioritéJames Goldrick, « Maritime and Naval Power in the Indo-Pacific », page 6.. La Russie est d’ailleurs le premier pays à avoir placé des missiles balistiques dans ses sous-marins en 1955. Bien que la force sous-marine russe constitue aujourd’hui moins de 20% de la taille de la flotte sous-marine soviétique, la Russie continue à investir dans la modernisation de ses sous-marins et à en construire de nouveauxMichael Kofman, « The Role of Nuclear Forces in Russian Maritime Strategy », page 33.. La force sous-marine russe actuelle comprend 3 SNLE de type Delta III (dont un seul est opérationnel), 6 SNLE de type Delta IV et 3 SNLE de nouveau type Borei, pour un total de 10 SNLE opérationnels. De plus, la Russie devrait totaliser entre 8 et 10 SNLE de type Borei au début des années 2020, en commençant par éliminer progressivement ses Delta III, puis Delta IV. Il est important de noter qu’aujourd’hui la Russie ne stationne que 3 sous-marins nucléaires sur sa base navale dans le Pacifique mais tente néanmoins de relancer ses capacités militaires dans la régionIbid, page 32..

Le chapitre consacré à la Russie insiste sur les tensions entre le rôle traditionnellement limité de la dissuasion nucléaire navale russe (stratégie du bastion), les ambitions politiques plus importantes, et l’adaptation aux évolutions doctrinales, qui prévoient notamment une diversification des missions stratégiques. Il pointe néanmoins les restrictions budgétaires qui limitent les ambitions russes dans ce secteurIbid, page 35..

Chine

Contrairement aux cas des États-Unis et de la Russie, les armes nucléaires n’ont joué qu’un rôle limité dans la croissance spectaculaire de la puissance armée chinoise au cours des dernières décenniesRory Medcalf, « Undersea Deterrence and Strategic Competition in the Indo-Pacific », page 2.. L’augmentation rapide des dépenses militaires et le développement des capacités maritimes de déni d’accès et de projection de puissance ont pris le pas sur le développement et la modernisation de l’arsenal nucléaire chinois. De plus, au moins jusque récemment, la Chine mettait davantage l’accent sur son arsenal nucléaire terrestreFiona S. Cunningham, « The Role of Nuclear Weapons in China’s National Defence », page 22. Aujourd’hui, les experts chinois soulignent l’importance du programme de SNLE qui a été initié dès 1958. En effet, selon les experts chinois, une force de dissuasion sous-marine solide est essentielle pour maintenir la crédibilité de la dissuasion nucléaire chinoise face aux avancées technologiques adverses (notamment défense antimissile américaine).

En modernisant sa force nucléaire terrestre, en développant une force nucléaire maritime et en investissant dans une capacité nucléaire aérienne, la Chine espère mieux se prémunir contre une éventuelle première frappe en provenance d’un autre État, notamment en provenance des États-UnisAdam Ni, « The Future of China’s New SSBN Force », page 28.. Ces dernières années, la Chine a finalement atteint une capacité nucléaire sous-marine opérationnelle à travers le déploiement de SNLE de type Jin (Type 094) (dont 4 sont opérationnels) armés de SLBM de type JL‑2 (2 autres sous-marins sont en cours d’équipement). La Chine prévoirait de construire de 6 à 8 nouveaux SNLE de type Jin (Type 094) avant d’orienter la production vers sa prochaine (troisième) génération de SNLE (Type 096) à partir du début des années 2020Ibid, page 29.. Autre preuve que la Chine investit dans la dimension océanique de sa dissuasion nucléaire ; le nombre de SLBM chinois a augmenté et constitue aujourd’hui la moitié du nombre total de missiles balistiques chinois capables d’atteindre le continent américain. Ce nombre est susceptible de croître à mesure que Pékin parvient à construire une triade nucléaire solide.

​​​​​​​La France

Bien que la France ait considérablement réduit son stock d’armes nucléaires et son nombre de SNLE ; la composante océanique, au même titre que la composante aéroportée, reste au cœur de la stratégie de dissuasion nucléaire françaiseCorentin Brustlein, « The Role of SSBNs in French Nuclear Posture and Maritime Strategy », page 55.. Dans la région indopacifique, la politique française a été marquée par un rapprochement avec l’Inde et l’Australie notamment, une certaine défiance envers la Chine et une posture ferme à l’encontre de la Corée du Nord. Bien que la région indopacifique ne constitue pas une zone prioritaire pour la dissuasion nucléaire française, la France considère néanmoins que la Russie et la Chine (toutes deux présentes dans la région indopacifique) figurent parmi les pays qui sont en position de menacer la survie de l’État françaisBruno Tertrais, « France’s Deterrent Strategy and the Indo-Pacific », page 52..

​​​​​​​L’Inde

De son côté, l'Inde ne cache pas sa volonté de développer sa propre force de dissuasion sous-marine pour faire face à une Chine plus puissante. La création d’une force sous-marine indienne a été un projet de longue haleine qui s’est concrétisé en novembre 2018, date à laquelle l’Inde a réalisé sa première « patrouille de dissuasion »Sudarshan Shrikhande, « Atoms for Peace? India’s SSBN Fleet and Nuclear Deterrence », page 39.. La mise en service du premier bâtiment de la flotte indienne Arihant I a marqué une première étape décisive dans la constitution de la composante sous-marine de la dissuasion nucléaire indienne. Néanmoins, l’Inde doit investir davantage de ressources afin d’accroître la capacité dissuasive de sa composante sous-marine et compte d’ailleurs sur le développement de nouvelles armes. A ce jour, le SNLE Arihant I pourrait emporter 12 missiles de type K‑15 Sagarika, d’une portée allant seulement de 700 à 1 000 kilomètres, qui ne permettent pas d’atteindre des cibles stratégiques. Certains experts envisagent donc la possibilité de modifier le SNLE Arihant I afin qu’il puisse emporter 4 missiles de type K‑4, d’une portée allant de 3 000 à 3 500 kilomètresIbid, page 41.. C’est sur ce point donc que certains experts insistent : la nécessité d’allonger la portée des missiles transportés par les SNLE indiens (au moins 7 000 kilomètres) afin d’avoir une capacité dissuasive plus solide.

​​​​​​​Le Pakistan

Comme en Inde, l’intérêt pour le développement d’une composante sous-marine pakistanaise n’est que très récent. Malgré le peu d’informations disponibles, il semblerait que les capacités nucléaires pakistanaises en mer soient à un stade embryonnaire. Certains experts s’accordent d’ailleurs à dire que, bien que le Pakistan projette de développer des programmes de SNLE, il est très peu probable que le pays en mette en service d’ici la prochaine décennieSadia Tasleem, « Pakistan’s Nuclear Capabilities and Prospects for Sea-Based Deterrence », page 45.. Néanmoins, certains autres experts affirment que le Pakistan pourrait tenter d’accroître la portée de son SLCM à capacité duale (Babur-3) – dont la portée est d’environ 450 kilomètres, voire se concentrer sur le développement de nouveaux missiles de type SLBM afin d’assurer sa capacité de frappe en secondIbid, page 45..

De plus, il est important de souligner que le Pakistan ne dispose pas de moyens suffisants pour investir dans des technologies lui permettant de dominer l’escalade d’un conflit en mer. A court terme, la composante sous-marine pakistanaise n’aura qu’une utilité limitée dans la gestion des tensions avec l’Inde par exemple. Il se peut que le Pakistan acquière dans la prochaine quinzaine d’années une capacité de frappe en second navale crédible et efficace, mais sans doute ne sera-t-elle que trop peu adaptée aux rapides avancées technologiques en matière de cyber sécurité, aux nouveaux outils pour traquer les sous-marins, à l’intelligence artificielle. Les avancées technologiques représentent un véritable défi pour le PakistanIbid, page 47..

​​​​​​​La Corée du Nord

La Corée du Nord a décidé d’adopter une posture dite d’« escalade asymétrique » qui consiste à recourir à l’arme nucléaire pour dissuader l’ennemi, non seulement en cas d’attaque nucléaire mais aussi en cas d’attaque conventionnelle. La posture nord-coréenne inquiète d’autant plus ses voisins que le pays travaille, depuis plusieurs années, sur le développement d’une force sous-marine de dissuasion nucléaire. Le pays ne possède pas encore de SNLE, mais dispose néanmoins de sous-marins de type Gorae, susceptibles de pouvoir prochainement emporter des missiles balistiques. En 2016, la Corée du Nord avait d’ailleurs testé, depuis un de ses sous-marins Gorae, un missile de type SLBM, le KN‑11 (Pukgukgsong-1), qui pourrait être opérationnel d’ici la fin de l’année 2020Michael Cohen, « North Korean Nuclear Weapons: Posture, Submarines and Deterrence », page 48..

Le développement de SNLE nord-coréens accentue la menace que représente déjà la posture d’« escalade asymétrique » adoptée par le pays. Rappelons qu’en 2016, un sous-marin nord-coréen avait disparu en mer, prétendument coulé. A l’avenir, quelles conséquences pourraient avoir la disparition d’un sous-marin nord-coréen, cette fois-ci nucléaire ? Un tel incident conduirait-il inéluctablement à l’escalade des tensions dans la région ?

​​​​​​​La lutte anti-sous-marine

Le Royaume-Uni est le seul pays dont la dissuasion nucléaire repose exclusivement sur sa dimension sous-marine. En effet, depuis les années 1960, le Royaume-Uni maintient une stratégie de dissuasion nucléaire « continue » en mer à travers la mobilisation de ses SNLE pour des patrouilles permanentesJohn Gower, « UK Nuclear Deterrence: Security and Stability through SSBN CASD », page 58.. Chaque SNLE britannique de type Vanguard transporte 8 missiles SLBM de type Trident II D5 – missiles conçus à l’origine pour porter jusqu’à 12 têtes nucléaires. Pourquoi le Royaume-Uni a-t-il choisi de privilégier la dimension sous-marine dans sa stratégie de dissuasion nucléaire ? Et pourquoi nombre d’États misent aujourd’hui sur le développement de leurs forces sous-marines pour accroître leur capacité de dissuasion ?

A moins qu’il soit possible de suivre et identifier les SNLE à tout moment – ce qui est très peu probable –, les frappes de missiles de type SLBM sont essentiellement anonymes. Les sous-marins sont des engins relativement discrets, silencieux, capables de pénétrer dans des théâtres d’opérations sans se faire repérer ; tout en étant mobiles.

Tandis que certains États se centrent sur le développement de la composante sous-marine de leur dissuasion nucléaire, d’autres réfléchissent à des technologies permettant de détecter, d’identifier voire détruire les forces sous-marines ennemies susceptibles de menacer leur sécurité. L’ensemble des tactiques visant à prévenir et contrer la menace représentée par les sous-marins constitue la « lutte anti-sous-marine ». Par exemple, le Japon accorde aujourd’hui une priorité absolue à la lutte anti-sous-marine contre toutes les futures capacités et stratégies militaires chinoises.

Dans ce cadre, le Japon a prévu de déployer 20 à 22 sous-marins d’ici 2025, visant à être utilisés dans des missions de lutte anti-sous-marineYoji Koda, « Japan’s Deterrence Posture and Approach to Anti-Submarine Warfare », page 55.. Pour efficacement dissuader les forces sous-marines chinoises, le Japon devra mobiliser des technologies nouvelles et innovantes. Le pays a d’ailleurs déjà lancé plusieurs programmes visant à améliorer ses capacités de lutte anti-sous-marine, tels que des projets de radars bistatiques et multistatiques, et de capteurs non-acoustiques. De même, en plus du Japon, l’Australie est l'un des rares acteurs de la région indopacifique à disposer d'importantes capacités de haute technologie dans le domaine de la lutte anti-sous-marine. Une des avancées technologiques dans la lutte anti-sous-marine concerne les sous-marins sans équipage (Unmanned Underwater Véhicules). Ces véhicules semblent être une option intéressante pour aider les sous-marins réduits au silence à défier les systèmes de surveillance ennemis.

De plus, ces dernières années, de nombreux experts se sont intéressés à la mesure dans laquelle certaines armes stratégiques non-nucléaires (défense antimissile, missiles conventionnels de précision, missiles anti-sous-marins, armes antisatellites…) ainsi que les éléments de cyber sécurité et d’intelligence artificielle pourraient permettre à un État de compromettre les capacités nucléaires d’un adversaireBenjamin Zala, « Strategic Non-Nuclear Weapons, SSBNs, and the New Search for Strategic Stability », page 84.. En quoi les armes stratégiques non-nucléaires permettent-elles de retrouver un équilibre stratégique ? Les avancées technologiques en la matière peuvent-elles compromettre la perception actuelle des SNLE comme invulnérables ?

D’ici 2040, les effets du déploiement à grande échelle des armes stratégiques non-nucléaires sont susceptibles d'être tels, que l'équilibre des forces nucléaires dans la région indopacifique et le monde risque de changer radicalement. On peut parler d’un troisième âge nucléaire, où un État considérerait le stock d'armes stratégiques non-nucléaires d’un autre État aussi important, sinon plus, que ses capacités nucléaires.​​​​​​​

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