Armes nucléaires dans l’espace : l’état du droit
Observatoire de la dissuasion n°118
Emmanuelle Maitre,
avril 2024
Le 14 février 2024, le président de la commission du renseignement de la chambre des représentants, Mike Turner (R‑Ohio), a révélé dans une déclaration que les membres du Congrès avaient été informés d’une menace grave à la sécurité nationaleHouse Intelligence Committee, Statement from Mike Turner, 15 février 2024.. La veille, les médias avaient fait référence à « des efforts russes pour déployer dans l’espace une arme nucléaire qui pourrait détruire des satellites cruciaux pour les États-Unis »Dan De Luce, Julie Tsirkin, Scott Wong, Rebecca Shabad et Kyle Stewart, Russia's pursuit of a space-based nuclear weapon raises national security concerns in Washington, NBC, 14 février 2024.. Certaines sources ont spécifié que le système en question serait une arme à impulsion électromagnétiqueKatie Bo Lillis, Jim Sciutto, Kristin Fisher et Natasha Bertrand, Exclusive: Russia attempting to develop nuclear space weapon to destroy satellites with massive energy wave, sources familiar with intel say, CNN, 17 février 2024.. Le Washington Post a de son côté noté, en se référant à des fonctionnaires américains, qu’il s’agissait bien d’un système comprenant une arme nucléaire, et non pas seulement d’une arme à propulsion nucléaire, comme supposé par certaines analysesChristian Davenport, Ellen Nakashima et Abigail Hauslohner et Shane Harris, With a dire warning, concerns rise about conflict in space with Russia, The Washington Post, 15 février 2024.. De son côté, la Maison Blanche a confirmé que la menace concernait bien une arme antisatellite russe en développement, et que l’administration américaine avait engagé une série de discussions, y compris des efforts diplomatiques auprès de Moscou, pour prendre en compte cette menace potentiellePress Briefing by Press Secretary Karine Jean-Pierre and White House National Security Communications Advisor John Kirby, Press Briefings, Maison Blanche, 15 février 2024.. Des informations supplémentaires devraient être fournies très prochainement par le Département d’ÉtatGuy Faulconbridge, Patricia Zengerle et Steve Holland, « Kremlin dismisses US warning about Russian nuclear capability in space », Reuters, 16 février 2024., qui, de sources médiatiques, aurait regretté que le Congrès rende publiques ces informations, publicité qui pourrait compliquer ses négociations bilatérales avec la RussieErin Banco, Biden admin was working behind closed doors to dissuade Russia from testing space weapon, Politico, 20 février 2024..
Le déploiement d’armes nucléaires dans l’espace serait une violation claire du Traité sur l’Espace (OST), signé en 1967, et qui reste à ce jour un pilier du droit de l’espaceRajeswari Pillai Rajagopalan, Why Russia’s Latest Space Weapon Is So Dangerous, The Diplomat, 17 février 2024..
Le Traité a eu pour objectif de réguler la course à l’espace et de promouvoir l’idée d’une exploration pacifique de l’espace. En particulier, il indique à son article 4 que « les États parties au Traité s’engagent à ne mettre sur orbite autour de la Terre aucun objet porteur d’armes nucléaires ou de tout autre type d’armes de destruction massive, à ne pas installer de telles armes sur des corps célestes et à ne pas placer de telles armes, de toute autre manière, dans l’espace extraatmosphérique ».
Reste que la mise sur orbite ou le placement d’ADM dans l’espace extraatmosphérique ont à ce jour été interprétés de manière relativement restrictive. Trois cas de figure ont en particulier été considérés ne pas entrer dans le champ du traité. Le premier est le cas des armes nucléaires déployées (sur Terre) sur des ICBM ou des SLBM. En cas d’emploi, ces armes entreraient nécessairement dans l’espace extraatmosphérique, suivraient une trajectoire suborbitale avant de tomber sur Terre. Les armes nucléaires seraient donc dans l’espace pendant plusieurs minutes. Néanmoins, le déploiement d’ICBM ou de SLBM n’a pas été considéré comme une violation du Traité sur l’Espace. En effet, le passage dans l’espace n’est interprété ni comme une « mise en orbite » ni comme un « placement d’armes dans l’espace extraatmosphérique »Stephen Gorove, Arms Control Provisions in the Outer Space Treaty: A Scrutinizing Reappraisal, Georgia Journal of International & Comparative Law, vol. 3, n°1, 1973.. Étant donné qu’aucun missile intercontinental couplé à une tête nucléaire n’a transité dans l’espace depuis l’entrée en vigueur du Traité, cette interprétation n’a pas eu l’occasion d’être validée de manière concrète pas les experts juridiques des différents États concernés (les seuls essais nucléaires depuis un SLBM ou ICBM ont été menés par les États-Unis et l’Union soviétique en 1962).
Suivant la même logique, les systèmes de bombardement orbital fragmenté ou FOBS n’ont pas été dénoncés comme violant le Traité, même si cette interprétation a été plus discutéeEmmanuelle Maitre et Stéphane Delory, « Les FOBS : origine et pertinence contemporaine », Recherches & Document, FRS, n°01/2023, 5 janvier 2023.. Ainsi, dès 1967, année où l’OST entre en vigueur, Robert McNamara prend la décision de défendre la légalité des FOBS. Pour lui, puisque l’objet n’a pas réalisé un tour complet de la Terre, il n’y a pas eu de « mise en orbite »Folder, USSR – Fractional Orbital Bombardment System (FOBS), 10/67 – 11/67, Country Files, NSF, Box 231, LBJ Presidential Library, consulté le 27 janvier 2022.. De plus, les missiles testés n’ayant logiquement pas emporté d’ADM à ce stade, la lettre du Traité n’est pas violéeTaunton Paine, « Bombs in orbit? Verification and violation under the Outer Space Treaty », The Space Review, 19 mars 2018.. Cette interprétation n’est dès cette époque pas consensuelle, et des critiques se font notamment entendre à la NASA ou au Département d’État. Néanmoins, l’administration Johnson fait le choix délibéré de ne pas mettre en péril le Traité de l’Espace dans sa première année d’existence à cause d’un système qu’elle ne perçoit pas comme particulièrement déstabilisant et qui lui semble être dans la continuité des ICBM, dont le développement et les essais ne sont pas interdits par le Traité. Ainsi, un membre du NSC estime que le gouvernement américain « doit s’assurer d’éviter des accusations vagues de violation du Traité qui ne pourraient pas être prouvées », et qui pourraient mener à des « ripostes que [les États-Unis] cherchent à utiliser le Traité pour des avantages tactiques et politiques », « dégradant le Traité aux yeux de la communauté internationale »Folder, USSR – Fractional Orbital Bombardment System (FOBS), 10/67 – 11/67, ibid..
En-dehors de l’administration Johnson, cette interprétation a également été contestée. Ainsi, pour certains, les FOBS s’opposent mécaniquement à l’interdiction du placement d’ADM dans l’espace atmosphériqueNicholas Poulantzas, « The Outer Space Treaty of January 27, 1967. A Decisive step towards arms control, demilitarization of outer space and international supervision », Revue Héllénique de droit international, 1967.. De plus, en l’absence de documents clairs issus des travaux préparatoires sur la question, le choix de définir le terme « orbiter autour de la Terre » comme faisant uniquement référence à la réalisation d’une orbite complète était assez contestableBhupendra Jasani et Maria A. Lunderius, « Peaceful Uses of Outer Space – Legal Fiction and Military Reality », Bulletin of Peace Proposals, vol. 11, n°1, 1980.. Dans ce contexte, la prévalence d’une interprétation « tolérante » du Traité peut être expliquée par le contexte politique de l’époqueVoir par exemple Marko Markoff, « Disarmament and ‘Peaceful Purposes’ Provisions in the 1967 Outer Space Treaty », Journal of Space Law, vol. 4, n°1, 1976 ou Stephen Gorove, Studies in Space Law: Its Challenges and Prospects, Leyden, 1977.. Plusieurs décennies plus tard, elle est généralement considérée comme fallacieuseJeffrey Lewis, Scott LaFoy et Aaron Stein, « A Fractional Orbital Bombardment System with a Hypersonic Glide Vehicle? », Arms Control Podcast, 18 octobre 2021., et l’on peut constater que depuis, d’autres textes du droit spatial ont cherché à lever toute ambiguïté sur la question. Ainsi, le Traité sur la Lune, signé en 1979, évite cet écueil en indiquant que « Les États parties ne mettent sur orbite autour de la Lune, ni sur une autre trajectoire en direction ou autour de la Lune, aucun objet porteur d'armes nucléaire ou de tout autre type d'armes de destruction massive, ni ne placent ou n'utilisent de telles armes à la surface ou dans le sol de la Lune. »
Enfin, le troisième cas de figure est celui des armes antisatellites (ASAT) à tête nucléaire. L’Union soviétique puis la Russie ont déployé ce type d’armement, avec les systèmes Galosh et Gorgon, qui étaient en premier lieu conçus comme des armes antibalistiques exo-atmosphériques à charge nucléaire, mais auraient pu être également utilisées comme armes antisatellites. Néanmoins, les systèmes ont été retirés du service en 2007 et le successeur Nudol n’est pas réputé avoir de charge nucléaireChristian Maire, « La place de l’ASAT à ascension directe dans la posture de dissuasion stratégique russe », Note de la FRS, n°41/2022, 15 décembre 2022.. Dans tous les cas, les systèmes terrestres de type ASAT ne sont pas couverts par le traité OST« Russia’s ASAT Test: What Does it Mean? », Secure World Foundation, 24 avril 2020..
En matière d’armes nucléaires, l’OST a donc un rôle relativement limité à la mise en orbite, par exemple, d’un système satellitaire contenant une arme nucléaire, alors qu’il ne concerne nullement des systèmes utilisant la propulsion nucléaire comme source d’énergie. Dans un cas probable où l’arme antisatellite nucléaire ne serait déployée en orbite qu’en temps de guerre, il n’y aurait pas de violation tant que l’arme reste au sol et c’est seulement à partir de la mise en orbite qu’une violation serait observée. L’on peut imaginer que dans ce contexte de crise, le respect du Traité deviendrait un problème relativement mineur pour Moscou. Cependant, en temps de paix, le domaine d’application est complété par les différents traités interdisant les essais nucléaires. En effet, dès 1963, le Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires a interdit de procéder à des essais d’armes nucléaires dans l’atmosphère, dans l’espace extra-atmosphérique et sous l’eau.
Les spéculations sur cette nouvelle arme spatiale ont créé un emballement médiatique et des analyses inquiètesSpenser Warren, « Is Russia looking to put nukes in space? Doing so would undermine global stability and ignite an anti-satellite arms race », The Conversation, 17 février 2024.. Plusieurs experts ont en particulier cherché à comprendre ce qui pourrait motiver la Russie à développer ce type d’armes. La capacité à détruire des constellations de satellites a été mentionnée comme un objectif possible, ainsi que la volonté possible russe de disposer d’une capacité asymétrique dans un contexte de domination spatiale américaine. Le risque que Moscou puisse endommager les systèmes de commandement et de contrôle américain a également été mentionné. Dans ce contexte, le risque d’escalade d’un tel système a été pointé, tout comme la dangerosité d’un système qui chercherait à détruire des capacités spatiales de manière potentiellement incontrôlée et avec des effets en chaîneJon Wolfsthal, « For Heaven’s Sake: Why Would Russia Want To Nuke Space? », FAS, 21 février 2024. Pod Save The World, « Should The U.S. be Concerned Putin & Russia Might Have Nukes in Space? », avec James Acton, 20 février 2024..
Certaines voix se veulent néanmoins plus rassurantes, notant que le projet pourrait n’être qu’une énième œuvre de propagande sur la capacité russe à déployer de « super-armes » aux propriétés terrifiantes, comme des missiles de croisière à propulsion nucléaire, des drones sous-marins nucléaires ou des missiles hypersoniques à portée illimitée. Ces différents programmes ont soit démontré des difficultés majeures, soit eu des performances opérationnelles bien moindres que ce qui était redoutéCheryl Rofer, « Yet Another Alleged Russian Superweapon », Nuclear Diner, 19 février 2024..