Donald Trump relance le débat sur la « dissuasion européenne »

Malgré des réticences évidentes à penser le désengagement américain du continent européen, cette perspective préoccupe et stimule les réflexions des États européens quant au futur de l’architecture de sécurité. Les déclarations récentes du candidat républicain à la présidence américaine ont par conséquent accentué les incertitudes relatives au futur de l’Alliance atlantique, y compris au niveau nucléaire. En réponse, diverses voix et propositions ont émergé en Europe pour envisager le futur de l’architecture nucléaire européenne dans un scénario où les garanties de Washington viendraient à s’amenuiser, voire à être retirées.

Les discussions et propositions concernant une capacité de « dissuasion européenne » – conventionnelle et/ou nucléaire – ne datent ni de la guerre en Ukraine ni des positions de Donald Trump. À l’image de la présentation préalable de diverses positions sur le partage nucléaire de l’Alliance, il sera l’occasion ici d’énoncer certaines propositions (non exhaustives) relatives à une dissuasion européenne, dénommée parfois « Eurodeterrent ». Les perspectives françaises sur une dissuasion nucléaire française « élargie », « partagée » ou encore « concertée », et sa compatibilité avec la doctrine, ne seront pas détaillées ici, car déjà abondamment traitées par la littérature récente, notamment à la suite du discours du président Emmanuel Macron en SuèdeHéloïse Fayet, « Pourquoi la France ne proposera pas de « parapluie nucléaire » à l’Europe », Le Rubicon, 6 mars 2024..

Le Secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg, s’est brièvement exprimé au sujet de l’avenir de la dissuasion en Europe lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Tout en précisant que la dissuasion de l’OTAN reste aujourd’hui crédible et résolument prête à protéger les Alliés, il indique qu’aucune menace militaire imminente à l’encontre des Alliés n’est perçue. Par la suite, il souligne que l’idée de développer une forme de dissuasion nucléaire commune entre certains États membres, sans inclure les États-Unis, et possiblement le Royaume-Uni, pourrait ébranler la dissuasion nucléaire otanienne. À travers ce discours, il semblerait que le Secrétaire général s’attache à recadrer le débat quant au futur de la dissuasion en Europe : elle ne doit pas connaître de « substitution » entre différentes forces, et semble notamment cibler les discussions relatives à un « Eurodeterrent ».

Parmi les diverses propositions émises en France :

  • Le journaliste Jean-Domique Merchet reprend la « responsabilité particulière » de la France énoncée par le président en raison de sa force nucléaire indépendante. Il interroge, de manière rhétorique, le rôle de la dissuasion française en ces termes : « n'est-il pas temps pour la France et son Président de faire preuve d'audace ? De sortir du catéchisme figé de la doctrine de dissuasion française et de proposer à nos alliés européens un véritable partage d'une partie de l'arsenal français ? »Jean Dominique Merchet, « Nucléaire: et si la France partageait sa bombe avec les Européens? », l’Opinion, 15 février 2024.. Comment procéder ? La possibilité envisagée n’est pas une dissuasion nucléaire française élargie en substitution des garanties américaines, mais un véritable système de partage nucléaire avec le déploiement de missiles ASMP‑A (Air-Sol Moyenne Portée Amélioré) et, plus tard, d’ASN4G au sein de bases étrangères (comme la Pologne ou l’Allemagne) avec un système de double clé française, comparable à celui du partage nucléaire de l’OTAN. Pour témoigner de la volonté politique de Paris et « rassurer » les partenaires européens, ce déploiement serait précédé d’une intégration de la France au sein du Groupe des plans nucléaires de l’Alliance atlantique.
  • L’amiral Lanxade, ancien CEMA et CEMP, suggère avec d’autres experts européens que l’Europe (sans la définir) devra tôt ou tard se doter d’une dissuasion, conventionnelle et nucléaire, notamment en accordant plus de crédit à l’Allemagne. Concrètement, il s’agirait d’un « parapluie » nucléaire trilatéral britannique et français avec une participation allemande à la mission, sous commandement de l’OTAN, combiné aux garanties américaines qui deviendraient alors plus secondaires. Dans cet objectif, il faudrait que les décideurs franco-allemands trouvent une solution afin d’équiper le système de combat aérien du futur (SCAF) et les F‑35A allemands avec des armes nucléaires françaises, permettant in fine aux Européens de mener (ou dissuader ?) un conflit dans lequel ni les Américains ni les Canadiens ne souhaiteraient être impliquésJacques Lanxade et al., « Europe needs a nuclear deterrent of its own », Atlantic Council, 11 juillet 2023..
  • En Allemagne, le débat s’est avéré être particulièrement dense, notamment au sein de la classe politique, mais aussi des expertsNous pouvons mentionner le récent ouvrage collectif qui étudie les perceptions et les enjeux de l’Allemagne vis-à-vis de l’arme nucléaire : Ulrich Kühn (dir.), Germany and Nuclear Weapons in the 21st Century, London ; New York, Routledge, 2024.. Manfred Weber, président du Parti populaire européen, déclarait qu’une capacité nucléaire à dimension européenne était un objectif à long terme. Dans l’immédiat, il faudrait selon lui considérer l’offre de dialogue d’Emmanuel Macron d’une part, et réfléchir à l’ouverture d’un dialogue avec les Britanniques d’autre part. Lors d’un échange avec le journal Politico, Manfred Weber adoptait une position nuancée : il n’est pas question de rejeter l’OTAN et les États-Unis, mais plutôt d’être en capacité de se défendre et de dissuader avec des moyens européens, notamment pour ne pas dépendre des résultats d’une élection outre-AtlantiqueJakob Hanke Vela et Nicolas Camut, « As Trump looms, top EU politician calls for European nuclear deterrent », Politico, 25 janvier 2024.. Il conclut en expliquant que dans cette optiuqe, l’option nucléaire est « la plus décisive ».
  • Sigmar Gabriel, ancien ministre fédéral allemand des Affaires étrangères, pense que l’Union européenne (on notera cette fois une délimitation plus claire que « l’Europe ») doit disposer d’une dissuasion crédible incluant une dimension nucléaire, fondée sur l’Allemagne et la France, potentiellement le Royaume-Uni, au motif qu’un jour « la protection américaine va prendre fin »Bernard Chappedelaine, « [Le monde vu d’ailleurs] – “Équilibre de la terreur” : les Allemands et la dissuasion nucléaire », Institut Montaigne, 21 février 2024.. Enfin, d’autres personnalités ont également pu avancer une mise en commun des armes nucléaires entre différents États membres de l’UE (comme la France, l’Allemagne, la Pologne, l’Italie…) avec un financement commun et un « bouton nucléaire » qui circulerait entre les capitales. Dans ce schéma, outre la possibilité d’une telle réalisation, il faut toutefois relever la problématique de la crédibilité d’une dissuasion avec une structure de commande et de contrôle « alternée » ainsi que l’enjeu de définition relatif à une perception et une analyse de la menace communes.
  • Katarina Barley, vice-présidente du Parlement européen et députée européenne du groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates, prêchait en février 2024 pour une intégration accélérée des capacités de défense européennes. Elle évoquait notamment qu’une dissuasion nucléaire commune au sein de l’UE fait partie du chemin pour aboutir, un jour, à une armée européenne commune. À l’inverse, diverses personnalités ne jugent pas cette ligne crédible, ce qui amène le ministre fédéral allemand de la Défense, Boris Pistorius, à décrire l’option nucléaire européenne comme « irréaliste »Jasper Hufschmidt Morse, « An Anxious Europe Ponders Nuclear Weapons », Australian Institute of International Affairs, 26 février 2024..
  • L’ancien ambassadeur et chercheur au SWP, Eckhard Lübkemeier, déclarait dans une tribune que la sécurité de l’Allemagne se trouvait désormais dans un état critique pour diverses raisons : la menace russe et le déclin de la fiabilité américaine notamment, caractéristiques d’une « nouvelle ère nucléaire »Eckhard Lübkemeier, « Voilà, ein Plan B für Deutschland », Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), 2024, 16 février 2024.. Il souligne le risque d’être toujours dépendant des États-Unis dans le domaine de la sécurité et de la défense et reprend des hypothèses abordées dans l’un de ses papiers en 2021 pour le SWPEckhard Lübkemeier, « Standing on Our Own Feet? », Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP), Research Paper, 1, 3 février 2021.. Pour lui, l’Europe devrait créer un nouveau type de « dissuasion intégrée » grâce à une communauté de solidarité et de confiance qui s’appuierait sur les forces nucléaires françaises, dont le président français en conserverait l’exclusivité du pouvoir de décision.
  • Lors d’une interview le 1er février 2024, le président du conseil d’administration d’Airbus René Obermann considérait que l’Allemagne devrait davantage s’engager dans une architecture de sécurité européenne nucléaire, en dehors du partage nucléaire. Tout en précisant qu’il n’y a pas de solution rapide au sujet de la dissuasion nucléaire en Europe, il insiste sur l’importance d’alimenter la discussion et ne pas rester « ouvert au chantage »« René Obermann: Braucht Deutschland die Bombe? », Zeit Online, 1er février 2024..

Pour le chancelier allemand Olaf Scholz, qui rejoint en un sens la position de Boris Pistorius, il reste primordial de poursuivre la coopération transatlantique et de maintenir les accords de partage nucléaire, qui apparaissent comme des perspectives plus réalistes.

L’enjeu de ces propositions n’est pas tant de trouver une alternative claire pour se préparer à toute éventualité lors des futures élections américaines que de susciter un débat raisonné pour ne plus dépendre d’une puissance étrangère. Malgré leurs inégales probabilités et crédibilités, ces diverses hypothèses contribuent à la réflexion nécessaire dans l’objectif commun d’appréhender la future architecture dissuasive en Europe.

Commentaire de la rédaction : C’est la deuxième fois en quelques années – la précédente occasion ayant naturellement été le premier mandat de M. Trump – que l’Allemagne s’interroge sur l’existence d’éventuelles d’options alternatives au cas où le parapluie nucléaire américain devait se refermer. Certaines questions dans ce débat sont récurrentes, telles que l’interrogation sur les capacités techniques et opérationnelles (nombre d’armes, diversité des vecteurs…) françaises, qui selon certains experts ne permettraient pas de garantir la crédibilité d’une protection nucléaire à l’Europe, ou encore celle de la conformité d’un nouvel arrangement nucléaire européen avec les engagements juridiques de l’Allemagne (TNP et son interprétation allemande, Traité 4+2). Mais en dépit de quelques propositions mal informées ou peu pertinentes – comme la mention par certains commentateurs d’une « bombe pour l’Union européenne » ou d’un éventuel « partage du fardeau financier avec la France » – le débat national allemand semble avoir nettement gagné en maturité au cours des dernières années, comme le confirment des discussions entre experts français et allemands tenues à Berlin fin février.

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Donald Trump relance le débat sur la « dissuasion européenne »

Mathéo Schwartz

Bulletin n°118, mars 2024



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