Le futur du partage nucléaire en débat

La politique du « partage nucléaire » mise en œuvre par l’OTAN et les États-Unis est en proie à de nombreuses controverses. La première raison est logiquement la guerre en Ukraine et la rhétorique nucléaire de la Russie depuis février 2022. La seconde est la montée en puissance de la Chine qui mobilise fortement l’attention américaine, y compris dans le domaine nucléaire.

Dans un rapport d’octobre 2023 abordant les défis de la multipolarité nucléaire et l’enjeu de dissuader désormais deux « compétiteurs stratégiques », le Département d’État américain souligne les défis qu’une coercition régionale induit pour la dissuasion élargie et la « réassurance » envers les Alliés. Le rapport dégage alors quatre enjeux dans le cadre de la posture de dissuasion élargie : la crédibilité (politique, opérationnelle et technique), tant à destination des alliés que des adversaires), l’équilibre régional, les capacités (qui doivent être adaptées), et les mécanismes de consultation et de dialogue avec les Alliés. À cela s’ajoute la nécessité de « respecter les intérêts stratégiques des Alliés », bien que cela puisse « compliquer la prise de décision des États-Unis »Report on Deterrence in a World of Nuclear Multipolarity, Washington, D.C., Department of State – International Security Advisory Board, 14 novembre 2023.. Ainsi, dans le cadre du partage nucléaire otanien, il est nécessaire d’articuler la crédibilité des capacités vouées à la dissuasion régionale, la gestion de la stabilité stratégique avec la Russie, et le respect des postures et intérêts des États membres de l’Alliance.

Conformément à ces objectifs, Washington fait le choix de la continuité : poursuivre le partage nucléaire et la modernisation capacitaire des bombes stationnées en Europe, remplaçant les B61‑3 et 4 par la version B61‑12, produite depuis 2021. Cette option paraît incarner une forme de compromis. Elle ne constitue ni une nouvelle initiative qui pourrait être considérée comme offensive et déstabiliser la relation avec la Russie (hormis en cas de nouvel État hôte), ni une mesure de « retenue » ou de « maîtrise des armements » qui pourrait inquiéter les Alliés en Europe. Enfin, elle peut notamment se présenter comme un arbitrage entre différentes positions relatives au rôle des bombes B61, ou plus largement à la présence militaire américaine en Europe.

Ces développements militaires suscitent néanmoins des questions, certains observateurs notant que « la dissuasion [élargie américaine] fonctionne, mais pas grâce aux bombes B61 »Tytti Erästö, « More investment in nuclear deterrence will not make Europe safer », SIPRI, 5 décembre 2023.. Le postulat est que la source la plus importante de la crédibilité dissuasive de l’OTAN est l’articulation de l’unité politique de l’Alliance et les forces conventionnelles avancées mobilisables en cas de crise, le tout renforcé par l’arsenal nucléaire stratégique des États-Unis en arrière-plan. Les armes nucléaires non stratégiques déployées dans le cadre de l’OTAN ne constitueraient pas un moyen de dissuasion crédible, aux plans capacitaire (pénétration des défenses) et politique (consensus au sein de l’Alliance). De fait, le rapport de la Strategic Posture Commission en octobre 2023 recommandait des capacités nucléaires de théâtre supplémentaires en Europe, sans être explicite quant aux types d’armes en questionAmerica’s Strategic Posture, The Final Report of the Congressional Commission on the Strategic Posture of the United States, octobre 2023.. Évidemment, le risque ici est de ne pas obtenir l’accord des Alliés et de créer une dynamique d’escalade avec la Russie.

Pour des experts américains très conservateurs, il faut repenser la posture nucléaire de l’OTAN, notamment à travers le partage nucléaire, en allant plus loin qu’actuellementRobert Peters, « Time To Update NATO’s Nuclear Posture » The Heritage Foundation, 11 septembre 2023.. Selon certains, les États hôtes du partage nucléaire ne sont plus en adéquation avec le contexte stratégique contemporain : le stationnement des B61 sur le sol des cinq États hôtes était selon lui « logique pendant la Guerre froide » car ils se trouvaient à proximité des « lignes de front » entre le Pacte de Varsovie et l’OTAN. Désormais, au regard de l’élargissement de l’OTAN à l’est, il faudrait étendre le partage nucléaire aux États qui ont rejoint l’OTAN post Guerre froide afin de démontrer que l’Alliance s’adapte à son environnement stratégique et augmenter la pertinence et la crédibilité de la dissuasion nucléaire. Selon ces experts, les risques d’escalade seraient atténués par le déploiement d’armes nucléaires russes en Biélorussie, empêchant Moscou de percevoir cette extension du partage nucléaire comme une mesure offensive. En ce sens, il est suggéré d’étudier les « rationalités politiques » qui animent la stratégie et la posture de dissuasion contemporaine de l’Alliance, plus particulièrement sur le flanc oriental de l'OTAN, tout en illustrant l’importance de cette manœuvre pour la crédibilité de la dissuasionMaria Mälksoo, « NATO’s new front: deterrence moves eastward », International Affairs, vol. 100, n°2, 2024..

Ainsi, la Pologne est au cœur des débats, et ce pour diverses raisons. D’abord en raison de son histoire et de sa géographie vis-à-vis de la Russie. Ensuite et surtout au regard de différentes déclarations, dont celle du Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, le 30 juin 2023, exprimant publiquement l’intérêt de son pays pour accueillir des armes nucléaires dans le cadre du partage nucléaire de l’Alliance. Outre devenir un État hôte, la Pologne a aussi demandé à ce que ses F‑35A soient certifiés afin de pouvoir porter des bombes B61 « au cas où » la nécessité ou le besoin se feraient ressentir. Des voix envisagent d’ores et déjà la dégradation du contexte sécuritaire de la Pologne qui pourrait la conduire à renforcer ses prétentions nucléaires. Il postule que le maintien d’une politique restrictive du partage nucléaire pourrait amener la Pologne à envisager le développement d’une dissuasion nucléaire indépendante, d’où l’importance de rester attentif à ses demandesFabian Hoffman, « The Future of the Zeitenwende: Scenario 5 — Poland Becomes a Nuclear Power », Internationale Politik Quarterly, 29 janvier 2024..

Enfin, dans un rapport récent du CSIS, trois scénarios sont envisagés pour la posture de défense de l’OTAN en Europe : 1° le maintien du dispositif américain actuel en Europe jusqu’en 2030, reposant sur une dissuasion par interdiction (dont une présence conventionnelle) jusqu’à ce que les Européens renforcent leurs capacités ; 2° la retenue stratégique : la réduction de la présence et des missions militaires américaines à l’étranger pour se concentrer sur des objectifs plus limités, tels que la défense du territoire national ou la compétition stratégique. Les partisans de la retenue stratégique plaident largement en faveur d'une réduction ou d'un retrait complet des forces américaines d'Europe, voire d’un retrait de l’Alliance ; 3° le choix d’une stratégie « la Chine d'abord », où les forces et les ressources américaines consacrées à la sécurité européenne doivent être réaffectées dans le cadre de la rivalité avec la Chine et de la défense de TaïwanSeth G. Jones et al., Forward Defense: Strengthening U.S. Force Posture in Europe, CSIS, 11 mars 2024..

Ces différents scénarios amènent à une effervescence intellectuelle, particulièrement en Europe, cherchant à étudier de multiples propositions, hypothèses et solutions afin d’anticiper un revirement politico-stratégique de Washington en raison de son nouveau défi systémique : sa compétition avec Pékin.

 

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