Colloque « Imaginaires nucléaires »

Le 11 décembre 2019, le CEA et l’IRSEM ont organisé un colloque dédié aux « imaginaires nucléaires ». Ce thème a permis de montrer qu’au-delà des considérations stratégiques, les armes nucléaires importent du fait de la perception que les acteurs en ont. Dans le domaine de l’arme nucléaire, la particularité est que les images et représentations tendent à anticiper, et non pas s’inspirer du passé. Par ailleurs, elles s’inscrivent pleinement dans un contexte historique, longtemps marqué par les relations de la Guerre froide et l’iconographie qui y est associée.

Mythifiées, vilipendées, glorifiées, les représentations de l’arme qui ont pu être faites depuis 70 ans à travers les œuvres culturelles ont eu un rôle essentiel dans la manière dont les sociétés perçoivent l’arme nucléaire. L’analyse des « imaginaires » permet donc de s’intéresser à la manière dont les représentations sont formées, partagées, diffusées, en particulier à travers des images artistiques ou médiatiques. Cet exercice est essentiel dans la compréhension du contexte de dissuasion, où une des clés est de comprendre et d’anticiper les réactions d’autrui, en fonction justement de la manière dont il perçoit les armes nucléaires. Le colloque a été scindé en quatre fonctions liées aux imaginaires.

La première, intitulée « représenter », a permis de s’interroger en particulier sur la manière dont l’arme nucléaire peut être présentée au grand public. Deux dimensions ont été explorées, avec tout d’abord le niveau de l’émotion, par exemple artistique, par le biais de la photographie d’art. Mais la rationalisation intellectuelle des concepts de dissuasion et de non-prolifération a également été pointée comme objectif, avec comme medium possible celui de l’exposition scientifique. Cette relation entre émotion et raison a été évoquée avec la métaphore filée du mythe de Prométhée, qui dérobe un instrument de puissance extraordinaire et se dote également d’une volonté pédagogique. Pourtant, elle est compliquée à envisager quand l’on s’intéresse à la notion de transmission et de mémoire, puisque justement, l’on s’intéresse à un objet et une notion qui, depuis 1945, sont restés du domaine de l’imagination et de l’idée.

La deuxième table-ronde a eu pour thème « survivre » et s’est intéressée à la manière dont le « jour d’après » avait été dépeint et illustré depuis 1945. Ces représentations ont considérablement varié selon les lieux et les époques. Ainsi, à Hiroshima, le désastre des bombardements a longtemps été représenté par des photographies statiques, mais sont désormais favorisés des dessins qui illustrent mieux la dynamique des destructions et se concentrent sur l’individu. Dans la série Twin Peaks, une détonation nucléaire est à l’origine de la création d’un monde fondamentalement mauvais et d’une société corrompue, ce qui permet au réalisateur David Lynch de proposer dans son œuvre une critique de la société américaine d’après-guerre. En matière de jeux vidéo, les productions américaines tendent à s’intéresser au temps de la catastrophe, et à faire du joueur un de ses acteurs. A l’inverse, au Japon, les évocations sont davantage post-apocalyptiques. Enfin, en musique, la vision d’un monde ravagé a pu être transmise par un compositeur comme Chostakovitch. Le chef d’orchestre Jean-François Spinosi a notamment cherché à retranscrire l’idée d’un monde post-apocalyptique dans ses œuvres.

Au sein du panel « mobiliser », plusieurs exemples ont été donnés pour illustrer le caractère potentiellement engagé des représentations culturelles. Alors que des films notamment ont pu être utilisés pour valoriser l’arme nucléaire et la dissuasion (Strategic Command, 1954, États-Unis, ou encore Parmanu : the Story of Pokhran, 2018, Inde), le film « atomique » le plus célèbre est sans doute Dr Falamour. Celui-ci traduit à la fois le grand pessimisme de Kubrick devant le fait nucléaire, mais aussi son interprétation selon laquelle la dissuasion ne peut être traitée que par l’absurde et la satire. Il s’appuie sur le thème de la perte de contrôle et sur une lecture freudienne de la domination de l’homme par des pulsions destructives.

Le dessin d’humour peut également pointer le caractère perçu comme absurde de concepts comme la destruction mutuellement assurée. Il a également été utilisé pour montrer les incohérences des positions politiques et discours militants en la matière. En Europe, il s’est développé pendant la crise des Euromissiles pour traduire la crainte des populations vis-à-vis d’un conflit nucléaire. De nombreux chanteurs, issus des courants militants liés à l’anarchisme, ont également choisi de traiter de la crainte d’un conflit nucléaire à la même période. Ces titres, très populaires, ainsi que leurs clips, ont ranimé dans l’imaginaire collectif européen le risque de guerre nucléaire en jouant sur l’émotion immédiate procurée par la musique. Les mobilisations plus récentes, comme celles qui ont accompagné la campagne d’interdiction des armes nucléaires, ont également joué sur le registre de l’émotion. En s’appuyant sur les précédentes campagnes humanitaires ayant permis l’émergence de la Convention d’Ottawa, ils ont mis en valeur la parole des survivants d’Hiroshima et Nagasaki et ont insisté sur l’urgence de procéder au désarmement pour contrer le risque immédiat et permanent de détonation nucléaire.

Pour terminer, la quatrième table-ronde a eu pour thème « inventer » et s’est intéressée aux représentations des évolutions technologiques et innovations atomiques. Les présentations ont permis de montrer le rôle d’anticipation de certaines œuvres, notamment dans la BD francophone pendant la Guerre froide, qui anticipe un certain nombre de développements comme la prolifération nucléaire (Le gant à trois doigts), ou encore des innovations technologiques comme l’avion à réaction supersonique, l’arme nucléaire tactique ou encore la stratégie de défense anti-missile qui est représentée dans « Les aventures de Tintin : Objectif Lune » (1953). A travers le film « Goldfinger 007 » (1964), le panel s’est davantage tourné vers le caractère imaginaire et irréaliste des descriptions de l’arme nucléaire. Ce caractère est notamment reflété dans la scène de désamorçage de l’arme. Au-delà de la fiction, l’urbanisme a également cherché à inventer des stratégies de résistance au nucléaire dans les années 1950. Ainsi, des villes sont repensées pour limiter leur fragilité et vulnérabilité face à la menace de la bombe H. En effet, la deuxième moitié des années 1950 marque le développement de nouveaux principes d’aménagement des villes – donnant par exemple naissance à des « villes satellites ». Néanmoins, la nouvelle dynamique d’aménagement des villes est davantage associée au phénomène de modernisation et non à la menace posée par le nucléaire.

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