Confusions autour de la chaîne de commandement nucléaire américaine
Observatoire de la dissuasion n°117
Emmanuelle Maitre,
mars 2024
En janvier 2024, le secrétaire à la Défense Lloyd Austin a été hospitalisé et n’en a informé la Maison Blanche que trois jours après son entrée à l’hôpital. Cet incident a eu une forte résonnance politique, déclenchant en particulier de vives critiques du camp républicainHelene Cooper et Eric Schmitt, « Defense Secretary Kept White House in the Dark About His Hospitalization », The New York Times, 8 janvier 2024.. Il a également eu pour conséquence de replacer dans la sphère médiatique la question de la chaîne de commandement nucléaire américaine. En effet, parmi les accusations faites au secrétaire à la Défense, figure le fait que l’absence de Lloyd Austin ait pu mettre en péril le bon fonctionnement de la chaîne de commandement nucléaire. Ainsi, un représentant républicain membre de la commission des forces armées a indiqué que « le SECDEF [secrétaire à la défense] est une autorité clé de la chaîne de commandement. La confusion observée ici [hospitalisation] ébranle la dissuasion »Andrew Solender, « Republicans erupt over secrecy in defense secretary's hospitalization », AXIOS, 6 janvier 2024.. Le sénateur de l’Arkansas Tom Cotton, également membre de la commission des forces armées, a affirmé que « le secrétaire à la défense est un lien central dans la chaîne de commandement entre le Président et les Services, y compris la chaîne de commandement nucléaire, où les décisions les plus lourdes doivent être faites en quelques minutes »Cotton: Austin Must Address Troubling Hospitalization Report, Press Release, 6 janvier 2024..
Ces dénonciations ont été citées comme prouvant le manque de connaissance général des procédures de commandement nucléaire aux États-Unis, et en particulier au CongrèsMatthew Gault, « GOP Lawmakers Reveal They Don’t Know How Launching Nukes Works amid Defense Secretary Health Crisis », VICE, 8 janvier 2024.. En effet, contrairement à une idée préconçue fréquemment exprimée dans certains médias, le secrétaire à la Défense ne participe aucunement à la chaîne de commandement nucléaire américaine, qui permet, comme dans la plupart des États dotés d’armes nucléaires, au Président de communiquer directement ses ordres au centre de commandement militaire du Pentagone, qui les authentifie et les transmet aux forces chargées de les exécuterBruno Tertrais et Jeffrey Lewis, « The Finger on the Button », CNS Occasional Paper, OP #45, février 2019.. Logiquement, ce-dernier pourrait consulter son secrétaire à la Défense en cas de décision de frappe nucléaire, mais cette étape n’est nullement requise par les procédures en vigueur. Le Manuel des affaires nucléaires du Département de la Défense détaille ce processus consultatif : « La décision d’employer des armes nucléaires requiert l’autorisation explicite du président des États-Unis. En cas de crise, le président sera informé de la probabilité d’atteindre les objectifs nationaux ou militaires en utilisant des armes nucléaires, ainsi que des implications diplomatiques, stratégiques, opérationnelles et juridiques d’une telle utilisation. Le président fonde sa décision sur de nombreux facteurs et tient compte de l’avis et des recommandations de ses principaux conseillers, notamment le secrétaire à la défense, le CJCS [Chef d’État-Major des armées] et les CCDR [commandeurs]. En fonction de la situation de crise, le président peut consulter les alliés des États-Unis au cours du processus de prise de décision. Le système de commandement et de contrôle nucléaire joue un rôle essentiel en permettant la tenue de conférences décisionnelles et, le cas échéant, en recevant l’ordre présidentiel de procéder à une frappe nucléaire. »2020 Nuclear Matters Handbook, Département de la Défense, mis à jour en 2020.
Suite à cette controverse, le Congressional Research Service (CRS) s’est empressé de mettre à jour et republier une fiche technique sur ces procéduresPaul Kerr et Mary Nitikin, « Defense Primer: Command and Control of Nuclear Forces », In Focus, Congressional Research Service, 12 janvier 2024.. Dans ce document, le CRS insiste largement sur le fait que le Président américain possède la seule autorité pour valider l’emploi d’une arme nucléaire. Il cite d’anciens hauts responsables militaires, rappelant leur rôle de conseil et d’information du Président sur les implications d’une telle décision, mais aussi leur devoir d’obéissance à tout ordre légal émanant des autorités compétentes.
De manière très pédagogique, la fiche rappelle que dans une situation de décision d’emploi, le Président « communiquerait ses choix et donnerait cette autorisation par l’intermédiaire d’un dispositif de communication connu sous le nom de « nuclear football », une valise transportée par un aide de camp militaire qui se trouve toujours à proximité du président. La valise est équipée d’outils de communication et d’un livre contenant des plans de guerre préparés pour certaines cibles. Le président peut choisir parmi ces plans préparés ou, si le temps le permet, demander au STRATCOM de préparer une alternative. Si le président décide de répondre par une attaque nucléaire, il s’identifie auprès des responsables militaires du Pentagone à l’aide de codes qui lui sont propres. Ces codes sont enregistrés sur une carte d’identité, connue sous le nom de « biscuit », que le président porte en permanence sur lui. Une fois identifié, il transmettrait l’ordre de lancement au Pentagone et au STRATCOM. Le secrétaire à la défense pourrait éventuellement contribuer au processus en confirmant que l’ordre émane du président, mais ce rôle pourrait également être rempli par un officier du centre de commandement militaire national au Pentagone. Le STRATCOM met en œuvre l’ordre en préparant le lancement des armes nécessaires à l'option choisie. »
En s’appuyant sur des écrits d’expertsDennis Blair, « Strengthening Checks on Presidential Nuclear Launch Authority », Arms Control Today, vol. 48, n°1, janvier-février 2018. et non pas des informations officielles, la fiche rappelle le caractère immédiat et non révocable d’un ordre de lancement. En effet, elle indique qu’un Minuteman III pourrait être tiré en quelques minutes après un ordre de tir, et un SLBM Trident D5 II en à peu près 15 minutes. Elle souligne que conçu lors de la Guerre froide, le système a pour objectif de favoriser la rapidité. En particulier, il s’agit d’assurer la crédibilité d’un potentiel ordre de lancement sur alerte en cas d’attaque massive de l’adversaire. L’objectif est en particulier de faire en sorte que le Président, s’il le souhaite et dès détection d’une frappe adverse grâce au système d’alerte avancée, soit en mesure de faire parvenir son ordre de lancement, qui sera exécuté avant l’arrivée de la frappe dévastatrice adverse, c’est-à-dire dans les 30 minutes (durée de vol des ICBM). Sur ce laps de temps, 10 minutes maximum seraient consacrées à la délibération et à la prise de décision présidentielle. La fin de la Guerre froide a permis de diversifier largement les options de réponse nucléaire, avec des scénarios décisionnels plus consultés et plus longuement délibérés, mais les contraintes de réponse rapide et fiable persistent et sont toujours à l’origine d’une procédure d’emploi aussi directe que possible entre la Maison Blanche et les forces concernées.
Sans surprise, ce manque de connaissance des procédures essentielles liées à la dissuasion américaine a suscité des critiques abondantes aux États-UnisHans Kristensen et David Priess, « Nuclear Launch Authority in Myth and Reality », Lawfare, 18 janvier 2024.. Si les propos de ces élus américains témoignent bien d’une forme d’inculture des principes de la dissuasion au Congrès, ils pourraient également être l’écho de propos relativement confus ayant entouré les procédures d’emploi de l’arme depuis plusieurs années. En effet, lors du mandat de D. Trump, le Chef d’État-Major des armées Mark Milley avait indiqué à ses subordonnés vouloir être informé et valider tout ordre de frappe nucléaireBob Woodward et Robert Costa, Peril, Simon & Schuster, septembre 2021.. Dans les dernières années de l’administration Nixon, le secrétaire à la Défense James Schlesinger aurait également insisté pour être mis dans la boucle de toute décision présidentielle de cette natureOlivia Wawman, « An Anonymous Trump Official Claims Insiders Are ‘Thwarting’ Him. That May Have Happened to Nixon Too », Time, 6 septembre 2018 et Bernard Gwertzman, « Pentagon Kept Tight Rein In Last Days of Nixon Rule », The New York Times, 25 août 1975.. Ces déclarations, perçues comme rassurantes dans certains milieux, n’en demeurent pas moins incompatibles avec les règles d’emploi actuelles et ont pu contribuer à diffuser au grand public l’idée qu’il existe des remparts ou garde-fous à un ordre présidentiel.
Dans ce contexte, cet incident a ré-ouvert le débat sur le bienfondé de ces procédures. En effet, entre 2016 et 2020, de nombreuses voix s’étaient élevées pour critiquer un système dans lequel il n’existe pas de moyens de retarder un ordre de tir nucléaire présidentiel. Dans un contexte de réélection possible de D. Trump, des experts continuent de juger que la conception d’un système qui favorise la rapidité au détriment de la sécurité doit changer, car elle leur semble faire courir le risque d’une prise de décision de frappe irrationnelle. Notant toutefois les inconvénients de nombreuses propositions visant à limiter le pouvoir du Président, en particulier celles impliquant le Congrès, des experts suggèrent de se contenter dans le court terme de mesures relativement souples, par exemple l’adoption d’executive order requérant la participation d’un autre haut responsable de l’administration désigné en amont à tout ordre de tirJon Wolfsthal, « Biden needs to prevent Trump from having unlimited control over nuclear weapons », The Washington Post, 18 décembre 2023..