Difficultés et débats autour du programme Sentinel
Observatoire de la dissuasion n°117
Emmanuelle Maitre,
mars 2024
En octobre 2022, le bulletin indiquait que le remplacement des ICBM américains Minuteman III par les Sentinel était confirmé, aux niveaux stratégique et budgétaire, avec une entrée en service opérationnel prévue pour 2029Emmanuelle Maitre, « Programme Sentinel : un choix réaffirmé », Bulletin n°102, Observatoire de la Dissuasion, octobre 2022.. Néanmoins, comme tout programme militaire d’ampleur de ce type, le programme Sentinel continue de susciter des commentaires et interrogations. En janvier 2024, l’armée de l’Air américaine a annoncé qu’il connaissait des délais et des dépassements de budget de niveau « critique », selon une nomenclature instituée par la loi Nunn-McCurdy qui oblige le Pentagone à faire preuve de transparence dans ce type de situations. En l’espèce, l’Air Force a évalué à 37% le surcoût attendu pour le programme. Ainsi, le prix unitaire pour chaque ICBM était estimé en 2020 à 118 millions de dollars, et est désormais anticipé à 162 millions. Le montant total du programme serait de 131 milliards de dollars, deux fois plus que ce qui était envisagé en 2015 à son lancement. L’entrée en service devrait être décalée à au plus tôt 2031John Tirpak, « New ICBM Has ‘Critical’ Cost and Schedule Overruns, Needs SecDef Certification to Continue », Air and Space Forces, 18 janvier 2024..
Selon les termes de la loi Nunn-McCurdy, dont l’objectif est justement d’éviter les dérives budgétaires des programmes d’acquisition, un programme en état « critique » ne peut être poursuivi que si le secrétaire à la Défense certifie qu’il n’existe aucune autre alternative à sa continuation.
Une telle certification est très probable pour le Sentinel. Dès novembre 2023, le secrétaire adjoint à l’Air Force avait annoncé qu’un nouveau calendrier et budget serait publié pour le programme à l’été 2024Greg Hadley, « New Schedule for Sentinel Coming Soon, Says ICBM Modernization Boss », Air and Space Forces, 30 novembre 2024.. Cette révision à la hausse devrait être également reflétée dans les propositions budgétaires qui seront faites au Congrès au printemps.
Parmi les difficultés évoquées, le principal souci ne semble pas concerner le missile en lui-même, mais le système de lancement et l’infrastructure au sol. En particulier, l’Air Force souhaitait a priori réutiliser des systèmes de communication du Minuteman, mais cela apparaît désormais impossible. La construction des bâtiments liés au contrôle et au lancement engendrerait des complications et des travaux également mal anticipés au démarrage du projet. Enfin, la cohabitation du Minuteman et du Sentinel pendant quelques années serait à l’origine de difficultés sur le réseau de communications. De manière plus globale, le programme souffrirait de l’inflation et de difficultés à attirer la main d’œuvre qualifiée et habilitée nécessaire. Si les difficultés répondent au qualificatif de « critique », les responsables du programme semblent cependant rassurants en explicitant les différents problèmes rencontrés et surtout en insistant sur la complexité du projet, jugé comme le plus ambitieux entrepris depuis les années 1960, et pour lequel il leur semble donc justifiable que des délais et coûts imprévus interviennent. De plus, l’Air Force semble juger qu’elle dispose de la structure adéquate pour mettre en œuvre ce programme complexe, avec en particulier l’établissement d’un nouveau comité dédié à la modernisation de l’ICBM et intitulé A10Alysia Harvey, « Air Force Global Strike Command Establishes New Directorate », Air Force Global Strike Command Public Affairs, 13 décembre 2023..
Dans ce contexte, le service poursuit en particulier deux priorités. La première consiste à procéder aux essais des différents moteurs. En mars 2023 a eu lieu le premier essai statique du moteur du premier étage« Air Force conducts Sentinel static fire test », Air Force Nuclear Weapons Center Public Affairs, 6 mars 2023. et en janvier 2024 le deuxième essai statique du moteur du deuxième étage« Air Force conducts second Sentinel static fire test », Air Force Nuclear Weapons Center Public Affairs, 12 janvier 2024..
De l’autre, l’Air Force prend en compte l’acceptabilité sociale du programme en organisant en particulier des réunions publiques dans le Montana, où une partie des Sentinel seront déployés« More than 500 show for USAF Sentinel town halls in Lewistown and Great Falls », 341st Missile Wing Public Affairs, 30 janvier 2024., s’assurant que les communautés affectées n’ont pas d’oppositions majeures vis-à-vis du projet, et que les élus locaux continuent de représenter des soutiens de poids en sa faveur. En effet, les informations concernant les surcoûts alimentent de nouveaux débats sur la pertinence du programme.
Ainsi, certains remarquent que lors de l’analyse des alternatives et de la décision de construire un nouvel ICBM, l’Air Force avait certifié à plusieurs reprises que ce choix s’avérerait moins coûteux qu’une modernisation des Minuteman III. Cet argument pourrait devenir contestable au fur et à mesure que le prix du Sentinel augmenteMackenzie Knight, « “Critical” Overrun of Sentinel ICBM Program Demands Government Transparency », FAS, 2 février 2024.. Dans la presse et sur les réseaux sociaux, le débat classique sur l’utilité de champs de silos d’ICBM dans le contexte actuel a ré-émergé au vu des informations sur le coût du programmeVoir en particulier Fred Kaplan, « Does the U.S. Really Need to Spend $131 Billion on New Nukes? », Slate, 2 février 2024 et Douglas Birkey, « Think the Sentinel nuclear program is pricey? Try living without it. », DefenseNews, 23 janvier 2024.. Dans le camp conservateur, certains ont défendu la pertinence de déployer les nouveaux ICBM mais également de commander 50 Sentinels supplémentaires à déployer sur des lanceurs mobilesRobert Peters, « It Is Time to Make the Next Generation of America’s ICBMs Road-Mobile », Issue Brief, the Heritage Foundation, 11 janvier 2024., alors qu’à l’opposé du spectre politique, des chercheurs ont critiqué le programme sous l’angle de son impact humain et environnementalThe Sentinel ICBM program: Risks, Costs, and Alternatives, Wébinaire, Arms Control Association, 26 janvier 2024..
En dépit de ces critiques, la poursuite du programme ne semble pas être réellement compromiseAl Mauroni, « How many Sentinel Missiles Does The United States Need? », War on the Rocks, 20 février 2024., mais la réévaluation régulière de ses coûts, parallèlement à celle du programme de SNLE Columbia (évalué également à 131 milliards aujourd’hui au lieu de 97 milliards lors de son lancement), devrait nécessairement réduire les marges de manœuvres de la prochaine administration quant à une éventuelle déviation du plan de modernisation de la Triade établi en 2010 sous l’administration Obama.