Les conséquences du sommet de Singapour sur les équilibres régionaux
Observatoire de la dissuasion n°55
Valérie Niquet,
juin 2018
Quelques semaines après sa tenue, il n’est pas possible de tirer de conclusions définitives du sommet qui s’est tenu le 12 juin à Singapour entre Donald Trump et Kim Jung-un. Les nombreuses critiques insistent sur l’absence de document précis, en référence au modèle des négociations sur le contrôle des armements entre les États-Unis et l’URSS. Il aurait été toutefois difficilement imaginable que ce type de document, reposant sur des décennies de construction d’une culture stratégique partagée, si ce n’est commune, puisse être élaboré entre deux puissances aussi asymétriques que les États-Unis et la Corée du Nord. Par ailleurs, les enjeux de politique intérieure, autour d’un président aussi controversé que Donald Trump, pèsent aussi sur les analyses négatives du sommet et de sa perception.
En revanche, le sommet du 12 juin, qu’il permette d’initier une évolution réelle ou qu’il se révèle à terme un échec complet, ainsi que les jeux diplomatiques qui l’entourent, influe sur les attentes et les stratégies des grandes puissances asiatiques, adversaire potentiel, comme la République populaire de Chine (RPC), ou alliés des États-Unis comme la Corée du Sud et le Japon.
Ce qui a été annoncé lors du sommet de Singapour
Le Secrétaire à la Défense Mattis s’était montré très ferme, quelques jours avant le sommet de Singapour, en rappelant notamment l’exigence intangible de dénucléarisation totale, irréversible et vérifiée des capacités nucléaires et balistiques de la Corée du Nord (CVID)Dialogue Shangri-La, 1-3 juin 2018. Cette note se fonde sur des entretiens de l’auteur à Tokyo ainsi que sur sa participation au dialogue Shangri-La et à la 33ème conférence IFANS-JIIA entre la Corée du Sud et le Japon, Tokyo, 19 juin 2018.. Le document produit à l’issue des entretiens entre Kim Jong-un et Donald Trump est lui beaucoup plus vague, en dépit des assurances du Président américain quant à son caractère « historique »Conférence de presse de Donald Trump, 12 juin 2018.. Concernant l’enjeu principal, il déclare que les États-Unis et la Corée du Nord souhaitent établir une paix « durable et solide » dans la péninsule coréenne. Kim Jung-un réaffirme son engagement « ferme et inébranlable » pour une dénucléarisation complète de la péninsule coréenne. Les deux parties s’engagent à mettre en œuvre ces décisions « complètement et sans tarder« The Trump-Kim Summit Statement: Read the Full Text », The New York Times, 12 juin 2018.. »
En revanche, aucun n’agenda précis n’est mentionné, ni d’éventuel processus concret de vérification. L’ambiguïté sur la portée de la « dénucléarisation », limitée à la Corée du Nord ou étendue à l’ensemble de la péninsule, impliquant potentiellement l’abandon du bouclier nucléaire américain, n’a pas été levée.
Lors de la conférence de presse qui a suivi le sommet, le Président Trump a indiqué qu’il était « certain » de l’engagement réel et intangible du leader nord-coréen pour aboutir à une dénucléarisation de la péninsule. Il a ajouté que, hors document, Kim Jung-un s’était engagé à détruire deux sites d’essai de missiles, dont un spécifiquement consacré aux moteurs, et que le complexe d’essai nucléaire de Yongbyon avait déjà été détruitDes analystes japonais, et notamment Katsuhisa Furakawa, ancien expert auprès de l’ONU pour l’application de la résolution 1874, soulignent que le complexe est très vaste, au-delà des tunnels récemment détruits.. Donald Trump a souligné que la Corée du Nord n’avait pas procédé à de nouveaux essais balistiques et nucléaires depuis plusieurs mois. En ce qui concerne le calendrier, il a mentionné un processus long, même si des évolutions critiques, interdisant toute reprise du programme, pouvaient intervenir rapidement. Pour certains experts, le calendrier pourrait s’étendre sur une quinzaine d’années si l’horizon envisagé est celui du processus complet. Il peut être en revanche beaucoup plus court si seules les étapes initiales sont prises en compte. Dans les deux cas, la question du contrôle effectif et de la non-prolifération se pose à très long termePour Mike Pompeo, les premiers résultats pourraient être obtenus en 2020. Voir Ock Hyun-ju, « US hopes for ‘major’ N. Korea disarmament by 2020: Pompeo », Korea Herald, 14 juin 2018..
En échange de ces premiers éléments, le Président américain a annoncé la suspension des exercices communs avec la Corée du Sud, qualifiés de « provocateurs et coûteux ». En conférence de presse, Trump n’a pas clarifié quels exercices étaient affectés, ni la portée de sa décision. En revanche, dans les jours qui ont suivi, Washington et Séoul ont précisé que la suspension, décrite comme une mesure de confiance, ne concernerait dans un premier temps que les exercices Ulchi freedom Guardian, qui ont lieu chaque année au mois d’août. Aucune décision n’aurait été prise concernant les prochains exercices d’hiver et de printempsDana White, « Press Statement on Military Exercises on the Korean Peninsula », Release No: NR-200-18, Department of Defense, 22 juin 2018.. Le retrait à terme des troupes américaines de Corée du Sud (28 500 hommes) a également été évoqué par Donald Trump, reprenant les thématiques de sa campagne sur le coût de la protection accordée par les États-Unis à la Corée du Sud et au Japon (« It would be good to have ou boys back home »)La dimension électorale était très présente dans la conference de presse du Président américain, y compris avec la question du retour des dépouilles de soldats américains tombés pendant la guerre de Corée.. Ces annonces, en dépit du flou des engagements nord-coréens sur le contenu et le timing du processus de dénucléarisation, ont généralement été dénoncées comme une erreur majeure signant l’échec du sommet. Pourtant, d’autres éléments du discours de Donald Trump ont relativisées ces « concessions ». Le refus de toute concession réelle, en l’absence d’avancées irréversibles côté nord-coréen a été réaffirmé à plusieurs reprises. De même, le retrait évoqué des troupes américaines ne serait possible que dans un avenir très lointain, en cas de transformation fondamentale de la situation stratégique en Asie du Nord-Est. Concrètement, toute levée des sanctions par les États-Unis imposerait par ailleurs un processus législatif complexe, nécessitant de retirer la Corée du Nord de la liste des États visés par le Countering US adversaries through sanctions Act, et d’obtenir le soutien du Congrès avant les élections de mi-mandat de novembre 2018H.R.3364 – Countering America's Adversaries Through Sanctions Act..
Au lendemain du sommet, le Secrétaire d’État Mike Pompeo a indiqué que toute levée des sanctions économiques ne pourrait avoir lieu qu’après le succès de la dénucléarisation complète de la Corée du Nord, et que « selon lui », la Corée du Nord « comprenait » l’exigence d’une vérification complèteOck Hyun-ju, « US hopes for ‘major’ N. Korea disarmament by 2020: Pompeo », Korea Herald, 14 juin 2018..
Les réactions chinoises
Dès la décision de Kim Jong-un de participer aux Jeux Olympiques de P’yŏngch’ang au mois de février 2018, suivie de l’acceptation d’une rencontre par Donald Trump, la priorité de Pékin a été d’éviter la marginalisation et de préserver l’image d’acteur incontournable que le régime a pu construire depuis la fin des années 1990. Au-lendemain du sommet, la presse chinoise insistait sur le rôle « majeur » joué par la Chine pour faciliter l’organisation du sommet et le caractère « irremplaçable » de l’implication de Pékin« Communist daily editor elated at China's role », The Standard, 12 juin 2018..
Alors que Kim Jong-un n’avait jamais été reçu par le « grand-frère » chinois depuis son arrivée au pouvoir, il a été reçu à Pékin à trois reprises, dont une fois peu de jours après le sommet de Singapour. Il s’est entretenu avec Xi Jinping à Dalian à la veille du sommet de Singapour« As Kim visits China, Xi flaunts trade bargaining chip », The Japan Times, 20 juin 2018.. Par ailleurs, symboliquement, c’est dans l’avion présidentiel chinois que Kim Jong-un s’est rendu à SingapourCertains avancent une « double raison de sécurité » : ne pas être abattu par une partie chinoise tentée de l’éliminer et éviter les difficultés techniques en évitant d’utiliser un avion nord-coréen très obsolète.. La volonté de Pékin de ne pas apparaître marginalisé, et de conserver la marge de manœuvre associée au rôle que la Chine était censée pouvoir jouer dans la question nord-coréenne, n’a pu que s’accroître après le sommet de Singapour. Lors de la conférence de presse qui a suivi, Donald Trump a, à plusieurs reprises, exprimé ses doutes quant au rôle « positif » de la Chine et l’application des sanctions par Pékin au cours des derniers moisSelon des sources américaines et sud-coréennes, des bâtiments chinois auraient poursuivi l’approvisionnement de la Corée du Nord en hydrocarbures depuis le vote des dernières sanctions..
En réalité, en dépit de la volonté d’apparaître comme maîtrisant le jeu stratégique, la position de Pékin et de ses dirigeants a été beaucoup plus réactive que proactive. Pour les dirigeants chinois, le scénario le plus négatif, qui justifie le changement d’attitude très pragmatique à l’égard du dirigeant nord-coréen, est en effet celui d’un rapprochement entre Washington et Pyongyang. A leurs yeux, cette hypothèse est d’autant plus inquiétante que la voie suivie par Pyongyang rappelle fortement celle de la RPC dans les années 1970, lorsque Pékin a choisi de se rapprocher des États-Unis pour faire face à la « menace soviétique ». Kim Jong-un est ainsi dénoncé par certains analystes chinois comme « capable de dresser des puissances majeures comme la Chine et les États-Unis l’une contre l’autre afin d’en tirer profit »Zhang Linggui, spécialiste de la Corée du Nord à l’Ecole centrale des cadres du parti communiste. Voir Shi Jiangtao, « How China is using North Korea in its long game against America », South China Morning Post, 16 juin 2018.. Les références au « modèle vietnamien » sont également nombreusesEn dépit d’une proximité idéologique, le Vietnam s’est considérablement rapproché des États-Unis et du Japon pour des raisons d’équilibre stratégique face à la Chine. Entretiens, Yuan Jing-dong, Center for International Security Studies, University of Sydney, Tokyo, 21 juin 2012 et Shi Jiangtuo, op. cit..
Dans le même temps, Pékin semble satisfait des résultats d’un sommet qui pourrait ouvrir la voie à une résolution progressive de la question nucléaire en Corée du Nord, même si ses intérêts sont loin de coïncider avec ceux des États-Unis et de leurs alliés. Pour la RPC, la résolution de la crise nucléaire doit en effet aboutir à un apaisement dans la péninsule, pouvant justifier un retrait des forces américaines de l’ensemble de la zone. Pour les alliés de Washington au contraire, les garanties de sécurité offertes par les États-Unis ne sont qu’en partie liées à la problématique nucléaire et balistique nord-coréenne. Au lendemain du sommet, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi déclarait toutefois que « le sommet ouvrait la voie à une nouvelle histoire »« Creating New History, World reacts to landmark US-North Korea Summit », South China Morning Post, 13 juin 2018.. La suspension rapide des sanctions qui, selon la position habituelle de Pékin, « ne peuvent être un objectif en soi », répondant à des gestes de bonne volonté sans grande conséquence de la Corée du Nord, a très vite été évoquée par le ministère des Affaires étrangèresIdem.. Pour Pékin, elle pourrait en effet lui permettre de retrouver une influence majeure sur le régime nord-coréen. Enfin, le scénario d’une dénucléarisation « progressive et synchronisée de la Corée du Nord », en levant l’hypothèse de tensions croissantes avec les États-Unis, et en aboutissant éventuellement à un affaiblissement significatif de l’engagement des États-Unis dans la péninsule, est également positifLiu Zhen, « China will have a role to play in North Korea denuclearisation but not just yet », South China Morning Post, 15 juin 2018..
Toutefois, contrairement à ce que certaines analyses ont mis en avant, le sommet de Singapour ne correspond pas au « freeze for freeze » évoqué par Pékin en 2017. Cette proposition n’impliquait qu’une suspension des essais, en échange d’un arrêt des exercices militaires coréano-américains. Les conclusions du sommet de Singapour, en dépit de leurs limites, vont au-delà de cette simple suspension des essais, même si la mise en œuvre demeure incertaine. Par ailleurs, le facteur d’incertitude lié à la personnalité du Président américain ne permet pas à la Chine d’être assurée d’un apaisement durable en cas de non-respect par la Corée du Nord des engagements que Donald Trump pense avoir obtenu.
La Chine a rappelé que Pyongyang ne souhaitait pas abandonner ses capacités nucléaires. Elle espère en effet conserver un moyen d’action qui disparaitrait si la crise nord-coréenne était complètement normalisée. C’est donc une solution intermédiaire, diminution de la tension mais dénucléarisation incomplète ou très prolongée, qui répond le mieux à ses intérêts stratégiquesLi Bin, Nuclear Policy Program, CEIP et Tsinghua University, in Liu Zhen, op. cit.. En dépit de ces limites, et notamment du jeu triangulaire avec les États-Unis qui a augmenté la marge de manœuvre de Kim Jong-un, la Corée du Nord peut encore jouer un rôle dans la stratégie chinoise face aux États-Unis. Pour les stratèges chinois, celle-ci se fonde sur une rivalité de long terme qui s’exprime sur de nombreux sujets, dont Taiwan ou les échanges commerciaux. Ils essaient donc de lier la question nord-coréenne à ces autres sujets. Au niveau régional, l’objectif de Pékin, avant et après le sommet, a été de retrouver son influence et son image de puissance leaderHajime Izumi, Institute for International Strategy, Tokyo International University.. Pour la Chine, l’idéal serait en effet d’imposer, dans toute solution future, la primauté du triangle États-Unis-Chine-Corée du Nord sur le triangle États-Unis-Japon-Corée du Sud dans le processus de dénucléarisation de la Corée du Nord.
Il n’est pas certain toutefois que cette stratégie soit possible car Kim Jong-un va tenter, grâce à Pékin, de préserver le jeu triangulaire plus confortable qu’il a mis en place. D’ores et déjà, la Chine a soutenu l’idée d’une levée rapide de certaines sanctions, et pourrait renouveler en 2021 le Traité d’amitié et de sécurité signé en 1961, le seul accord de ce type qui lie la RPC à un autre État. En revanche, pour des raisons contemporaines, dont la décision de Pékin de voter et d’appliquer avec beaucoup plus de sévérité les sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU adoptées au mois de septembre et décembre 2017, qui portaient notamment sur la question stratégique des approvisionnements en pétrole et en hydrocarbure, mais aussi historiques, la stratégie du régime nord-coréen demeure de sortir d’une relation de dépendance exclusive, et de vassalité, à l’égard de PékinTsutomu Kikuchi, Aoyama Gakuin University, 33rd JIIA-IFANS Conference, 21 juin 2018. La construction nationale de la Corée, État tributaire jusqu’à la défaite de la dynastie des Qing face au Japon en 1895, s’est effectuée autant contre la Chine que contre le colonisateur japonais..
Le succès éventuel de la stratégie dilatoire que Pékin souhaite mettre en place constitue également un élément majeur d’évaluation stratégique des résultats immédiats et à venir du sommet de Singapour pour Séoul et Tokyo, les deux principaux alliés de Washington, directement impactés dans la gestion de l’après sommet.
Une Corée du Sud ambivalente
La Corée du Sud du président Moon Jae-in, en créant les conditions d’un apaisement possible pour le dirigeant nord-coréen, et en servant d’intermédiaire fiable entre Pyongyang et Washington, a joué un rôle majeur dans l’organisation du sommet de Singapour. Toutefois, pour Séoul, si la résolution de la question nucléaire est positive en elle-même, elle l’est aussi parce qu’elle permettrait d’instaurer une situation de paix dans la péninsule. Tenter d’avancer vers un apaisement pérenne reste la priorité, afin d’ouvrir la voie à des liens de nouveau plus étroits entre les deux Corées, si ce n’est à un processus de réunification peu envisageable en l’état. Par ailleurs, la Corée du Sud refuse toute marginalisation qui verrait la Chine, les États-Unis et la Corée du Nord gérer le processus de dénucléarisation sans elle.
Pourtant, une évolution des positions sud-coréennes est sensible depuis la tenue du sommet. Au dialogue de Shangri-la, le ministre sud-coréen de la Défense Song Young-moo appelait à faire preuve de « confiance » à l’égard du dirigeant nord-coréen, afin de ne pas gâcher les chances d’une évolution positive dans la péninsule par trop d’intransigeance. Après le sommet, Séoul semble plus prudent. Répondant aux annonces de suspension des exercices annuels de Donald Trump, les autorités sud-coréennes rappellent qu’il ne s’agit que d’une décision ponctuelle. Selon le porte-parole du ministère de la Défense, aucune décision n’a été prise quant aux exercices ultérieurs, et leur suspension ne pourrait résulter que de la poursuite d’un « processus de paix » et de l’adoption de mesures concrètes portant sur les installations nucléaires et balistiques de la Corée du Nord. Selon Séoul, la Corée du Sud a les moyens techniques de vérifier la mise en œuvre de ces mesures, telles que la destruction effective de sites d’essaisLee Min-Hyung « Will US Halt Other Joint Drills », Korea Times, 21 juin 2018.. De même, la Corée du Sud n’a pas mentionné la remise en cause du système THAAD – le Président Moon devrait se prononcer dans un délai bref sur la poursuite de son déploiement -, qui pourrait devenir un objet majeur de discussion pour la Chine, dans le cadre d’un processus « progressif et réciproque » de dénucléarisation de la péninsule.
En revanche, comme l’indiquait le ministre sud-coréen de la Défense à Shangri-la, la Corée du Sud pourrait se satisfaire – contrairement au Japon – de la mise en œuvre effective et vérifiée de la dénucléarisation de la péninsule, conduisant ultérieurement à une normalisation et à la mise en place de mesures de confiance pouvant aboutir à la résolution de la question des missiles à courte et moyenne portées « coûteux et sans raison d’être » si la sécurité du régime nord-coréen est garantieSelon les termes du ministre sud-coréen de la Défense « This issue will ultimately disappear into the air », si la Corée du Nord est assurée de sa survie avec suffisamment de confiance, Shangri-La Dialogue, 2 juin 2018..
Les inquiétudes justifiées du Japon
La position du Japon est très différente et beaucoup plus radicale, au risque – en l’absence de véritables moyens de pression – d’une marginalisation. La réaction initiale de Tokyo à la suite du sommet de Singapour est restée prudente, le Premier ministre Shinzo Abe, qui avait rencontré Donald Trump quelques jours avant le sommet, a exprimé son espoir de succès pour la solution de la question nucléaire et balistique en Corée du Nord. En revanche, le ministre de la Défense Itsumori Onodera, dont le discours lors du dialogue Shangri-la se distinguait par sa très grande fermeté, notamment sur la question essentielle pour Tokyo de la prise en compte dans l’accord de l’ensemble des capacités balistiques de la Corée du Nord, et non pas uniquement des missiles intercontinentaux, a exprimé avec force son inquiétude devant la suspension des exercices conjoints avec la Corée du Sud, qualifiés de « vitaux pour la sécurité de l’Asie orientale et l’engagement de dissuasion des États-Unis ».
La position du ministre de la Défense et d’autres analystes souligne les coups portés à la confiance dans l’engagement des États-Unis aux côtés de leurs alliés, notamment en raison de la mention, par Donald Trump, de son coût. Elle reflète aussi la position de ceux qui, au Japon, pourraient vouloir se saisir de l’opportunité offerte par la « faiblesse » de Donald Trump pour pousser à une accélération de la normalisation des capacités militaires du Japon, et du processus de révision constitutionnelle. Pour ces analystes, le sommet de Singapour n’a apporté aucune réponse concrète à la question de la dénucléarisation complète, irréversible et vérifiable de la Corée du Nord, ni à celle des missiles intermédiaires qui menacent le territoire japonais, qu’ils soient équipés de têtes nucléaires, chimiques ou biologiques ou conventionnelles. Par ailleurs, pour Tokyo, la prise en compte des seuls missiles à longue portée dans un éventuel accord avec la Corée du Nord ne pourrait que renforcer le risque de « decoupling », entre les intérêts des États-Unis et ceux de leurs alliés en Asie. Cela affaiblirait un peu plus la confiance dans les garanties de sécurité offertes par les États-Unis, dont le parapluie nucléaire, pierre angulaire du système de sécurité dans la régionJonathan Miller et Takashi Yokota, « Japan’s way forward in a rudderless world », The Japan Times, 18 juin 2018 et Kuni Miyake, Research Director, Canon Institute of Global Studies.. Dans ces conditions, le Japon devrait concevoir sa défense de manière plus autonome. La crise nord-coréenne et l’attitude des États-Unis joueraient le rôle de révélateur d’enjeux que Tokyo doit accepter de prendre en compteHajime Izumi, Institute for International Strategy, Tokyo International University..
Toutes les analyses toutefois ne reflètent pas ce pessimisme. L’annonce de la suspension des exercices conjoints avec la Corée du Sud est également interprétée par certains comme un élément potentiellement positif dans le cadre d’un « marchandage » maîtrisé par Washington. Ces analystes soulignent que les exercices pourraient reprendre à tout moment et n’impliquent pas une réduction significative de l’engament des États-Unis dans la régionTsuneo Watanabe, Tokyo Foundation et Michishita Narushige, Strategic Security Program, GRIPS.. Pour l’ensemble des analystes toutefois, l’enjeu majeur demeure celui du maintien d’une stratégie de pression maximale, et notamment des sanctions économiques. Pour Tokyo, le principe d’un processus phasé et réciproque de levée des sanctions, défendu par Pékin, n’est pas acceptable.
Face à ces incertitudes, qui portent sur les choix nord-coréens mais aussi américains, plusieurs évolutions sont évoquées au Japon. Alors que Donald Trump a mentionné dans sa conférence de presse le rôle que Tokyo pourrait jouer, avec Séoul, pour financer le processus de dénucléarisation, le Japon pourrait être tenté, paradoxalement, de jouer des incitations financières dont il a la clef pour mener une stratégie bilatérale en direction de Pyongyang, mais aussi de la Chine, basée sur ses propres intérêts et notamment la question des personnes enlevéesEntretien, Motosada Matano, Director of Global Communication, Prime Minister Office, Tokyo, juin 2018.. L’éventualité d’une rencontre entre Shinzo Abe et Kim Jong-un a été évoquée, même si le Japon précise que toute coopération financière ne pourrait être envisagée qu’après la normalisation des relations diplomatiques et la résolution des questions nucléaire et balistique ainsi que celle des personnes enlevées. En mettant en avant l’hypothèse d’une stratégie autonome, le Japon peut espérer convaincre Washington de mieux prendre en compte ses intérêts perçus comme essentiels.
A l’inverse, une autre stratégie plus réaliste serait celle d’un renforcement de l’alliance américaine en mettant en avant – au-delà de la nucléarisation de la Corée du Nord – la persistance d’une menace chinoise. Celle-ci justifie la poursuite d’un fort engagement des États-Unis dans la région et confirme l’importance de l’alliance avec le Japon en tant que pierre angulaire du système de sécurité régionaleKatsuhisa Furukawa, op.cit.. Enfin, la solution d’un renforcement majeur des capacités militaires du Japon, passant par une augmentation significative du budget de la défense, est également évoquée par certains. Le rejet d’un « pacifisme utopique » pourrait aller jusqu’à l’abandon des trois principes non-nucléaires ou, dans une hypothèse plus modérée, ceux du non-accueil et du non-déploiement d’armes nucléaires américaines sur le territoire japonais. Cette évolution est justifiée par la nécessité de réévaluer la dépendance trop exclusive de Tokyo à l’égard des États-Unis pour assurer la défense de son territoire et de ses intérêtsKuni Miyake, op. cit..
Ces hypothèses ne sont évoquées que dans un contexte non-officiel. En revanche, le Premier ministre japonais a lancé une initiative qui pourrait permettre à Tokyo de rentrer dans le jeu de manière plus positive, et de contrer le retour d’un « front commun » entre Pékin et Pyongyang face aux exigences des États-Unis et de leurs alliés. Sa proposition vise à mettre en place un fonds de financement, abondé par Tokyo, destiné à financer les inspections de l’AIEA, le démantèlement des installations nucléaires et le transport des matériaux nucléaires de la Corée du Nord. Les financements seraient maîtrisés par un consortium soutenu par les États-Unis, la Corée du Sud et le Japon« Japan Eyes Talks on North Nukes at UN Meeting », op. cit.. Tokyo met en avant son expertise en matière de démantèlement des installations nucléaires civiles, au risque de susciter l’inquiétude de partenaires sud-coréens soucieux d’éviter toute implication directe de l’ancienne puissance coloniale dans la péninsule.
Conclusion : des interrogations sans réponses
Au-delà de ces propositions précises, Tokyo soulève également plusieurs points qui n’ont pas été abordés – au sujet desquels des échanges pourraient s’avérer fructueux avec d’autres puissances comme la France. L’une de ces questions concerne l’accès éventuel de la Corée du Nord à l’énergie nucléaire civile, ainsi qu’à une industrie spatiale civile. Tokyo s’interroge également sur les possibilités de vérification effective, au cas où la Corée du Nord, comme semble l’avoir laissé entendre Donald Trump à Washington, procéderait au démantèlement préalable de ses installations nucléaires et balistiques. La question de la vérification des stocks de matière fissile est également posée, en raison de l’absence de données de base fiables à partir desquelles estimer les stocks restantsKatsuhisa Furukawa, op. cit..