Retrait américain du JCPOA : conséquences stratégiques d’une décision politique

Le 8 mai 2018, le Président américain Donald Trump a pris la décision attendue de ne plus appliquer l’accord nucléaire signé entre l’Iran et les E3+3 en 2015. Ce retrait américain a quatre conséquences directes et indirectes, dont les ramifications s’étendent y compris en matière de dissuasion.

Une possible reprise du programme nucléaire iranien

En matière nucléaire, le risque le plus évident du retrait américain est incontestablement une décision analogue de l’Iran. En effet, et malgré la volonté affichée des puissances européennes, de la Chine et de la Russie, la reprise des sanctions américaines aura un impact clair sur l’économie iranienne. Celle-ci avait connu une véritable embellie depuis l’accord de 2015, avec notamment une croissance de 16% en 2016 et 4% en 2017. Cette croissance positive a été largement dopée par les exportations pétrolières, qui ont dépassé les niveaux antérieurs aux sanctions pour atteindre 4,5 millions de barils fin 2017. Malgré une chute du prix des hydrocarbures, les revenus du secteur pétrolier iranien ont atteint des niveaux record ces deux dernières annéesNader Habibi, « The Iranian Economy Two Years after the Nuclear Agreement », Middle East Brief, n°115, Crown Center for Middle East Studies, Brandeis University, février 2018.. Enfin, en dépit d’un climat des affaires encore défavorable, les investissements directs à l’étranger ont progressé entre 2016 et 2015 de 64%, avec des contrats emblématiques signés par exemple entre le groupe français Total, le chinois CNPC et l’iranien Petropars pour le développement d’un site gazier offshore en juillet 2017Geoffrey Smith, « This Oil Company Is Signing a Multibillion Gas Deal With Iran », Fortune, 3 juillet 2017..

Les effets de cette reprise ont été inégalement perceptibles en Iran, notamment du fait de mesures parallèles de contraction des dépenses gouvernementales (suppression notamment d’aides sociales) et de tentatives réussies de lutte contre l’inflation. De plus, le chômage toujours peut expliquer le mécontentement de la population démontré lors des protestations de l’hiverNader Habibi, op. cit..

Pour autant, la réimposition des sanctions aura un impact négatif en termes macroéconomiques. Même si les exportations d’hydrocarbures ne chutent pas aussi brutalement qu’entre 2012-2014, l’on peut s’attendre à une réduction immédiate de 300 000 à 500 000 barils par jour dès la fin de l’étéTom DiChristopher, « Iran sanctions seen having limited impact on oil market if Trump scraps nuclear deal », CNBC, 7 mai 2018.. Les investissements, notamment requis pour développer le secteur pétrolier, vont être remis en cause comme l’a préfiguré l’annonce des dirigeants de Total de leur intention de se conformer aux décisions américaines« Total a perdu l'espoir de rester en Iran », Le Figaro, 1er juin 2018.. De nombreuses autres sociétés européennes se préparent à se retirer du marché iranien pour éviter d’être frappées par les sanctions secondaires américaines, et en particulier Airbus, qui avait conclu un accord de vente de 100 avions, Volkswagen, PSA qui prévoyait d’ouvrir une ligne de production d’automobiles à Téhéran ou Siemens. Par ailleurs, des industriels russes, comme Lukoil, et indiens, comme Reliance Industries, ont également indiqué être prêts à renoncer à leurs investissements iraniens en cas de sanctions américaines« Major Russian, Indian Energy Firms Reportedly Moving To Pull Out Of Iran », RFE/FL, 31 mai 2018.. Pour les mêmes raisons, la Chine pourrait peiner à honorer ses promesses d’investissementsMohsen Shariatinia, « Why China may not come to Iran’s rescue », Al Monitor, 17 mai 2018..

Dans ce contexte, le JCPOA pourrait rapidement devenir un accord déséquilibré n’offrant que très peu d’avantages économiques à Téhéran. Politiquement aussi, la décision américaine vient affaiblir le gouvernement iranien vis-à-vis des détracteurs initiaux de l’accord et sanctionne la politique d’ouverture vers l’Occident qui avait été celle prônée par le Président Rouhani.

Il ne serait donc pas étonnant que Téhéran juge aujourd’hui dans ses intérêts de revenir sur ses engagements et de ne plus se considérer liée par l’accord. Cela pourrait notamment être justifié par un souhait de ne pas perdre la face en interne et à l’international.

Cette décision, politiquement compréhensible, n’est pas inévitable. En effet, rationnellement, l’Iran n’a rien à gagner à sortir de l’accord qui ne pourrait qu’engendrer de plus grands risques d’isolation économique voire d’escalade militaire. Rien ne permet néanmoins d’écarter une telle réponse à ce jour.

Une déstabilisation régionale annoncée

Au vu de la situation périlleuse du JCPOA, la perspective d’une reprise du programme nucléaire militaire iranien n’a donc rien d’irréaliste. Une telle initiative pourrait avoir des conséquences désastreuses pour la région. D’une part, Israël et les États-Unis pourraient être tentés de mener une opération militaire de contre-prolifération avec tous les risques que cela comporte. De l’autre, l’Arabie Saoudite notamment a averti vouloir également se doter d’armes nucléaires si l’Iran venait à franchir le pas. Cette menace semble à l’heure actuelle peu crédible, car le pays ne dispose ni des infrastructures physiques ni des ressources humaines pour mener à bien un tel projet. La construction progressive d’une capacité de latence en Iran pourrait néanmoins inciter à développer des programmes nucléaires dans la région et envenimer les crises régionales actuelles et futures.

Un contre-exemple en matière de prolifération ?

La décision unilatérale de ne plus appliquer le JCPOA, pour des raisons politiciennes et sans que l’Iran n’ait commis de violations, est un coup dur porté au régime de non-prolifération. D’une part, dans un contexte de tensions entre les États membres du TNP, l’accord de Vienne était un des seuls éléments de consensus, démontrant la capacité du multilatéralisme à résoudre des crises de prolifération. Son échec devrait tendre encore davantage les discussions dans le cadre du TNP et jeter le discrédit sur les futures tentatives coordonnées et menées par Washington pour lutter contre la prolifération des armes de destruction massive.

A ce titre, il est utile de noter que les États-Unis sont actuellement en négociation avec Kim Jung-un pour obtenir la dénucléarisation de la péninsule coréenne. La littérature nord-coréenne a régulièrement évoqué l’importance de disposer d’une capacité nucléaire crédible pour éviter le sort libyen. L’observation de l’affaire iranienne doit faire naître deux observations à Pyongyang. Tout d’abord, elle illustre l’inconstance de Washington et donc l’imprudence de se fier à la parole américaine. Deuxièmement, elle semble conforter le choix de mener un programme nucléaire jusqu’au bout car le traitement reçu par Pyongyang semble aujourd’hui enviable à la faible considération déployée à l’égard de l’Iran.

Ce « deux poids, deux mesures » a été clairement reconnu par le sénateur républicain Tom Cotton dans une interview récente au cours de laquelle il a indiqué que « les dictateurs ayant l’arme nucléaire » méritaient davantage d’attention que les autresHugh Hewwitt, « Senator Tom Cotton on The Singapore Summit », AM1260, 12 juin 2018..

A ce titre, l’Iran nourrit peut-être des regrets d’avoir choisi de renoncer à son programme en 2015 et peut paraître mal récompensé devant le manque d’attractivité des options qui sont désormais devant luiLuis Lema, « Iran et Corée du Nord : le deux poids deux mesures de Donald Trump », Le Temps, 12 juin 2018..

Enfin, l’on peut se demander si la décision ne nuira pas à l’utilisation des sanctions pour faire obstacles aux régimes proliférants dans le futur. En effet, l’administration américaine réussit à faire pression sur l’ensemble de la planète du fait des sanctions exercées sur les transactions en dollars. Si celles-ci sont perçues comme illégitimes et purement unilatérales, comme c’est le cas actuellement, il est probable que les principaux acteurs économiques cherchent à contourner cette difficulté en évitant de recourir à la monnaie américaine. A terme donc, l’arme financière risque de perdre de son efficacité.

Un sujet de discorde transatlantique

Si la décision du Président Trump a été vivement critiquée en Chine et en Russie, elle a également suscité de vives réactions en Europe. Pour les participants européens (Allemagne, France, Royaume-Uni), vivement impliqués dans le processus de négociations depuis plus d’une décennie, tout comme pour l’Union Européenne, pour qui le JCPOA représentait un succès diplomatique majeur, il s’agit d’une déception de poids. En effet, ils ne peuvent que constater leur manque de moyens pour s’opposer à une décision américaine et poursuivre une politique étrangère autonome. Par ailleurs, le coup porté au JCPOA va à l’encontre de leurs intérêts stratégiques, favorisant de longue date une option négociée à un affrontement avec l’Iran. Cette question vient donc ternir des relations transatlantiques déjà compliquées par plusieurs sujets de désaccord.

Certains alliés européens devraient être particulièrement opposés à l’administration américaine sur cette question. En premier lieu, certains pays, comme l’Allemagne, sont connus pour une forte pression populaire en faveur des solutions négociées et des difficultés politiques à faire état des menaces et mesures conflictuelles. D’autres ont un intérêt particulier à poursuivre des échanges commerciaux avec l’Iran. L’Italie et la Grèce, disposant de raffineries spécialisées pour le type de pétrole brut exporté par l’Iran, absorbent respectivement près de 33% et 12% des importations iraniennes au sein de l’UE et seront donc probablement réticentes à abandonner leurs perspectives com­merciales dans la région« The Economics of the Nuclear Deal », Mideast Policy Center, Berlin Ramer Institute, 12 avril 2018.. A l’inverse, la Pologne a annoncé vouloir faire preuve d’« empathie » à l’égard des préoccupations américainesJustyna Pawlak, Pawel Sobczak, « Poland says EU needs more 'empathy' toward U.S. over Iran deal », Reuters, 26 mai 2018..

L’avenir du JCPOA peut donc occasionner une ligne de fracture au sein de l’UE et au sein de l’OTAN, une situation toujours dommageable pour des alliances dont l’unité reste le principal signe politique de crédibilité. Il sera intéressant de noter dans quelle mesure ce désaccord jouera un rôle lors du prochain sommet de l’OTAN à Bruxelles.

Le retrait américain du JCPOA est pour l’instant dommageable pour le régime de non-prolifération. Mais en rendant possible la déstabilisation de la région, valorisant la possession d’armes nucléaires et risquant de provoquer une crise d’ampleur au sein de l’OTAN, son impact se fera peut-être ressentir sur la stabilité à l’échelle de la planète et sur les relations de dissuasion élargie en Europe et en Asie.

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Retrait américain du JCPOA : conséquences stratégiques d’une décision politique

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°55, juin 2018



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