Corée du Nord : la reprise des essais balistiques entre réalité stratégique et crise sanitaire
Observatoire de la dissuasion n°75
Benjamin Hautecouverture,
mai 2020
L’habitude prise d’un rythme élevé d’essais de missiles balistiques par la République populaire démocratique de Corée (RPDC) depuis 2014 (excepté en 2018), la concentration des préoccupations actuelles sur la crise sanitaire mondiale, et les spéculations qu’alimente l’état de santé du leader nord-coréen depuis la mi-avrilKim Jong-n n’est pas apparu lors des cérémonies officielles de commémoration de l’anniversaire de naissance de Kim Il-sung le 15 avril 2020. ont un peu relégué au second plan les essais balistiques menés au mois de mars 2020. Avec neuf tirs, c’est pourtant le plus grand nombre jamais réalisé par le régime en un seul mois.
Les essais de mars 2020
Le 2 mars, deux engins ont été tirés à courte portée depuis Wonsan, dans la province de Kangwon, en direction de la mer du JaponOu mer de l’Est selon la terminologie coréenne., parcourant une distance au sol de 200 km avec une apogée de 35 km et un intervalle de 20 secondes entre les lancements. Les deux engins ne sont pas formellement identifiés, mais l’analyse en sources ouvertes suggère des tirs de KN‑25. Il s’agit des premiers essais depuis ceux de novembre 2019. Les tirs ont été condamnés par plusieurs pays européens, dont la France.
Le 9 mars, au moins deux, voire trois séries de tirs ont été opérées en direction de la mer du Japon à une distance au sol de 200 km, et une apogée de 50 km. Même si le nom du système n’a pas été révélé, ce sont également des tirs de KN‑25 qui ont été identifiés par le Pentagone. Le 21 mars, deux KN‑24 ont été tirés vers un îlot en mer du Japon à 410 km de distance, avec une apogée à 50 km. Les tirs ont été supervisés par Kim Jong-un, ce qui n’avait pas été le cas depuis le 31 octobre 2019. Le 29 mars, deux KN‑25 ont été tirés depuis Wonsan en direction de la mer du Japon à 230 kilomètres, atteignant une apogée de 30 kilomètres« North Korea fires two missiles as Seoul condemns ‘inappropriate’ timing », The Guardian, 29 mars 2020 et « (4th LD) N. Korea fires 2 short-range ballistic missiles into East Sea: JCS », Yonhap News, 29 mars 2020..
Notons enfin les tirs d’essai du 14 avril portant probablement sur des missiles de croisière de courte portée antinavires, les engins volant 40 minutes sur une trajectoire de 150 kilomètres à l’est de la ville côtière de MunchonDasl Yoon, « North Korea Test-Fires Short-Range Missiles », The Wall Street Journal, 14 avril 2020.. Le système aurait déjà été testé au mois de juin 2017. Il ne s’agit pas d’une activité anormale ou inhabituelle ; chaque année, les commémorations du 15 avril s’accompagnent d’essais de ce type dans le cadre d’exercices militaires.
Il semble donc que les essais du mois de mars ont porté exclusivement sur les systèmes de courte portée KN‑24 et KN‑25. Pour mémoire, le KN‑24 est un engin à un étage, à combustible solide, visuellement très proche du système américain MGM‑140 (ATACMS), d’une portée estimée à 400 kilomètres environ, d’une capacité d’emport inconnue mais estimée jusqu’à 500 kg. Il n’y a pas de données sûres sur les dimensions en sources ouvertes, mais son diamètre est estimé entre 700 et 850 mm (estimations hautes)Michael Elleman, « Preliminary Assessment of the KN‑24 Missile Launches », 38th North, 25 mars 2020.. Selon les sources ouvertes, le KN‑25 a un diamètre estimé de 600 mm, une longueur d'environ 8,2 m et un poids d'environ 3 tonnes. Il s’agit donc d’un système plus grand et plus lourd que la plupart des grands systèmes MRL existants connus. C’est également un engin d’une portée de 400 kilomètres.
Enseignements
La reprise des essais balistiques au mois de mars n’est pas une surprise politique, militaire, ou stratégique. Elle s’inscrit dans une séquence de plusieurs années centrée sur divers essais de fonctionnement de systèmes de courte et moyenne portées récemment développés, avant production puis équipement des forces. Le leader nord-coréen s’était engagé unilatéralement en 2018 à un moratoire sur les essais de longue portée, non sur les portées plus courtes. À ce titre, les essais de mars 2020 ne constituent pas une rupture, pas plus que ceux de l’année 2019. Les essais avaient repris en mai 2019 et avaient été relativement réguliers jusqu’au mois de novembre, avec un pic au mois d’août (voir graphique ci-dessous).
Trente-cinq essais de missiles ont été réalisés entre mai 2019 et avril 2020, dont moins de cinq semblent avoir échoué en vol. Après une année 2018 sans essai, c’est bien le signe que le développement du programme balistique du régime n’a aucunement faibli au cours de l’année de relance du processus diplomatique bilatéral avec les États-Unis. Même si les essais de l’année 2019 et ceux du mois de mars 2020 concernent des systèmes de courte portée, rien ne permet de penser que le développement de systèmes à plus longues portées a été interrompu. En particulier, les essais récents ayant tous porté sur des missiles à combustible solide, l’on peut penser qu’une même capacité est recherchée sur des portées intermédiaire et longue. Pour mémoire, la Corée du Nord a déjà testé des systèmes à combustible solide à plus longue portée avant le moratoire. Kim Jong-un a annoncé le 1er janvier 2020 ne plus être tenu par ce moratoire. L’on se souvient en outre que Kim Jong-un avait annoncé dans ce même discours du Jour de l’An que serait présentée une « nouvelle arme stratégique » dans un avenir proche. De nouveaux essais sont donc probables. Il reste à savoir comment sera articulée leur programmation dans la séquence politico-diplomatique. Sur les autres segments de portée, les essais du mois de mars inaugurent possiblement une campagne annuelle qui durera jusqu’à l’automne.
Sur le plan capacitaire, les essais de KN‑25 ont été opérés par l’artillerie, signe que le missile aurait atteint un niveau de capacité opérationnelle initiale. À noter : l’essai du 9 mars ne serait que le sixième ou le huitième, entre douze et seize engins ayant été tirés au total depuis le développement du système. Par comparaison, de 32 à 54 KN‑09 avaient été lancés en trois ans (entre mai 2013 et mars 2016) avant qu’il ne fût considéré comme ayant achevé son cycle d’essais. Les connaissances acquises grâce au KN‑09 ainsi que le coût sensiblement plus élevé du KN‑25 pourraient expliquer cette réduction du cycle. Rappelons que le développement du KN‑25 est communément analysé comme une solution pour des frappes de saturation à longue distance. S’agissant du KN‑24, les essais du 21 mars étaient les cinquième et sixième en vol. Tirés cette fois à cinq minutes d’intervalle alors que les tirs d’août 2019 avaient été opérés à quinze minutes d’intervalle, c’est bien une amélioration dans le cadre d’un emploi dans des missions de combat. Autre amélioration probable, l’analyse de l’impact de l’un des deux tirs du 21 mars indique une précision augmentée à sensiblement moins de cent mètres.Ibid. l’appel de note doit être avant le point Le KN‑24 est désormais dans sa phase ultime de développement et devrait être bientôt déployé. Cité par l’agence KCNA le 22 mars, Kim Jong-un a déclaré à l’issue des essais du 21 mars : « les systèmes d'armes de type nouveau que nous avons récemment développés et les systèmes d'armes tactiques et stratégiques en cours de développement contribueront de manière décisive à la réalisation du plan stratégique du Parti visant à modifier radicalement la stratégie de défense nationale »« Supreme Leader Kim Jong Un Observes Demonstration Fire of Tactical Guided Weapon », KCNA, 22 mars 2020.. Malgré l’imprécision de la phrase, il semble bien que le KN‑24 ne fait pas partie des capacités stratégiques du régime. L’engin peut-il emporter une charge nucléaire ? Les estimations hautes de dimension et de volume pourraient le rendre compatible à l’avenir avec une capacité duale non avérée à ce jour.
Le facteur Covid-19
Il n’est pas insignifiant que l’accélération subite des essais balistiques de la RPDC survienne en pleine crise sanitaire mondiale. Les conséquences du Covid-19 en Corée du Nord sont mal connues. D’après l’information officielle, le pays était toujours épargné au début du mois d’avril. Il est donc délicat de savoir précisément dans quelle mesure la vie économique et sociale du pays est affectéeGabriela Bernal, « How COVID‑19 is Affecting North Korea’s Economy », The Diplomat, 31 mars 2020.. Les Nord-Coréens avaient de la même manière été officiellement épargnés par les virus Ebola (2014), Sras (2003) et Mers (2012-2015). D’après des sources de presse sud-coréennes s’appuyant sur les témoignages anonymes d’officiels nord-coréensL’Agence de presse sud-coréenne Daily NK notamment., le virus a en réalité commencé de contaminer le pays dès le mois de janvier, avec des premiers décès et des quarantaines imposées avant la décision prise le 20 janvier de fermer la frontière avec la ChineDorian Malovic, « Coronavirus: la Corée du Nord en alerte maximale », La Croix, 9 février 2020. Pour mémoire, les deux pays sont limitrophes sur 1 416 kilomètres de frontière, le point de passage principal se situant entre la ville chinoise de Dandong et la ville nord-coréenne de Sinuiju (pont de l’Amitié sur le fleuve Yalu).. À l’opposé du discours, la politique très stricte de fermeture, de confinement et de quarantaine mise en place dès le mois de janvier indique bien une grande fébrilité du régime du fait de la fragilité sanitaire du pays. Lundi 23 mars, l’organe officiel du Parti du travail de Corée (PTC), le Rodong Sinmun, demandait à la population d’adhérer de façon « inconditionnelle et absolue » à la réglementation sur la quarantaine et ajoutait que le non-respect de cette réglementation « menacerait l'existence même du pays »Voir par exemple Philippe Messmer, « En Corée du Nord, l'omerta sur le coronavirus », L’Express, 30 mars 2020.. L’augmentation considérable du prix des produits de base68 % pour le riz, 47 % pour la farine. pour les mois de janvier et de février, ainsi que du prix du gazQui a augmenté de 3 700 Won entre janvier et février, pour une fluctuation habituelle entre 13 000 et 15 000 Won. illustre la très grande dépendance de l’économie nord-coréenne à l’égard des échanges avec le voisin chinois et pourrait se traduire par des pénuries alimentaires sévères dans les campagnesGabriela Bernal, « How COVID‑19 Is Affecting North Korea’s Economy », op. cit..
Dans ce contexte, et moyennant les précautions à prendre du fait d’une information très insuffisante, l’on peut établir entre la crise sanitaire et les derniers essais balistiques des corrélations et émettre des hypothèses. La reprise des essais balistiques peut d’abord être comprise comme une façon pour le leader nord-coréen d’affirmer que les intérêts nationaux de sécurité et de défense ne sont pas minimisés, que le programme balistique continue de progresser, que l’Armée populaire de Corée (APC) continue ses entraînements et ses acquisitions d’équipements en temps de crise. Un tel message, naturellement, aurait une vocation stratégique sur le plan externe (dialogue avec les États-Unis) et politique sur le plan interne (légitimité du leadership). Il est même possible que le message politique interne destiné à renforcer le pouvoir fut un facteur significatif des essais de mars sur fond d’une épidémie de Covid-19 plus importante en réalité que ne le reconnaît le discours officielVoir par exemple Philippe Messmer, « La mystérieuse gestion de l’épidémie de coronavirus en Corée du Nord », Le Monde, 23 mars 2020..
Alors que le régime a décidé la fermeture du pays dès la deuxième moitié du mois de janvier« Virus chinois : la Corée du Nord va se fermer aux touristes », Le Figaro/AFP, 22 janvier 2020., et fort des expériences passées de gestion des crises sanitaires Ebola, Sras et Mers, la reprise d’une activité d’essais en mars est également indicative de ce que le régime prétend pouvoir passer à une séquence plus normale d’activités collectives, y compris militaires. La fin de l’hiver étant habituellement une période de reprise des essais depuis 2014, la reprise effective au mois de mars 2020 est bien un signe de « retour à la normale » alors que les pays occidentaux entraient eux-mêmes pleinement dans la crise sanitaire. Par ailleurs, il a pu être avancé que les essais de mars correspondaient à une période de distraction des autorités sud-coréennes et américaines par la pandémie de Covid-19. De fait, la Corée du Sud et les États-Unis ont alors reporté certains de leurs exercices militaires communs en raison de la crise sanitaire« North Korea fires two missiles as Seoul condemns ‘inappropriate’ timing », op. cit.. L’argument a du mal à convaincre : a contrario, c’est la tenue des exercices militaires conjoints qui est en général avancée pour expliquer une reprise des essais par la Corée du Nord.
Au plan strictement militaire, le confinement des forces armées nord-coréennes pour cause de Covid‑19 pendant une période qui semble avoir été d’au moins trente jours au début de l’année peut également rendre compte de la reprise des essais dans le rythme inédit du mois de mars. Au cours d’un point de presse le 13 mars 2020, le Commandant des Forces américaines en Corée, le Général Robert B. Abrams, rapportait : « Ce que je sais, c'est que leurs forces armées ont été fondamentalement enfermées pendant environ 30 jours, et ce n'est que récemment qu'elles ont recommencé un entraînement de routine. Par exemple, ils n'ont pas piloté d'avion pendant vingt-quatre jours. Ils sont donc revenus à des sorties d'entraînement au pilotage »« Gen. Robert B. Abrams Holds a Press Briefing on U.S. Forces-Korea’s Response to COVID‑19, 1 », Département de la Défense, 13 mars 2020.. Un facteur similaire, lié à l’amélioration du moral de l’Armée après une longue période de confinement, pourrait également rendre compte de la supervision de la plupart des tirs par le leader lui-même, alors qu’il ne s’agissait pas de systèmes inédits ou stratégiques. Même s’il est impossible d’évaluer l’impact du coronavirus sur la santé de l’armée nord-coréenne, environ 200 soldats nord-coréens seraient morts du Covid‑19 et 4 000 autres auraient été mis en quarantaineJoseph Yun, Frank Aum et Paul Kyumin Lee, « North Korea: Coronavirus, Missiles and Diplomacy », United States Institute for Peace, 7 avril 2020. selon des sources militaires internes au mois de mars.
En tout état de cause, les facteurs strictement stratégiques et programmatiques qui conditionnent la politique d’essais balistiques de la RPDC sont tels que les essais de mars auraient probablement été réalisés vers cette période en l’absence de Covid-19. L’épidémie a donc pu influencer le cadencement des tirs de la campagne du mois de mars, mais il ne s’agit pas d’un facteur déterminant. Enfin, le réflexe consistant à identifier systématiquement dans les essais balistiques du régime des « messages » politiques est courant et mal étayé en réalité.
Considérée selon un angle légèrement différent, la conduite normale d’essais conséquents dans un pays quasi paralysé et soucieux de sa survie en cas d’épidémie sévère illustre à la fois la priorisation très forte des programmes stratégiques (balistique et nucléaire) et la confiance des autorités dans l’exercice de leur compartimentation. Pour le reste, il serait trop hypothétique de proposer des scénarios crédibles de comportement du régime en matière balistique dans le courant de l’année selon la progression de la pandémie. Sera bien entendu exploitée toute fragilité perçue de l’administration américaine dans la campagne électorale.