Déclaration du P5 : « une guerre nucléaire ne peut pas être gagnée et ne doit jamais être menée »
Observatoire de la dissuasion n°94
Emmanuelle Maitre,
Solène Meyzonnade,
février 2022
Prononcée pour la première fois en novembre 1985 par les dirigeants Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev lors du Sommet de Genève, la maxime « une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée » amorça une période de dialogue entre les deux pays. Suite à d’importants débats, elle a été reprise en juin 2021, d’abord conjointement par les présidents Biden et Poutine, puis réitérée par les présidents Poutine et Xi. Le 3 janvier 2022, une déclaration du P5 a été publiée dans laquelle la France et le Royaume-Uni rejoignent les autres puissances nucléaires reconnues par le TNP dans la réaffirmation de ce principe« Avec la Chine, les États-Unis d’Amérique, le Royaume-Uni et la Russie, la France s'engage pour prévenir la guerre nucléaire et éviter les courses aux armements. », Déclaration conjointe, Elysee.fr, 3 janvier 2022..
Précipitée par des tensions géopolitiques croissantes entre la Russie, la Chine et l’Occident, cette déclaration est largement le fruit de la forte pression exercée par la société civile et certains Etats non-dotés d’armes nucléaires depuis plusieurs années.
Parmi les premiers, George Shultz, William Perry et Sam Nunn ont suggéré la réitération de la déclaration par Washington et Moscou dès 2019George P. Shultz, William J. Perry, and Sam Nunn, « The Threat of Nuclear War Is Still With Us », The Wall Street Journal, 10 avril 2019.. Pour inciter le P5 à reprendre à l’unisson les propos de Reagan et Gorbatchev et démontrer à la communauté internationale leur intention d’avancer concrètement en matière de désarmement, un collectif de think tanks regroupant le Euro-Atlantic Security Leadership Group (EASLG), le European Leadership Network (ELN), le Asia-Pacific Leadership Network (APLN) ainsi que l’ONG The Elders a appelé, en juillet 2021, le Royaume-Uni et la France à suivre l’exemple des Présidents Biden, Poutine et Xi« Leadership Groups Call on China, France, Russia, the United Kingdom and United States to Jointly Reaffirm: “A Nuclear War Cannot Be Won and Must Never be Fought », Nuclear Threat Initiative, juillet 2021. . Des représentants de la Nuclear Threat Initiative (NTI), de la Munich Security Conference Foundation et du Russian International Affairs Council font également partie des signataires de cette pétition. Sur les réseaux sociaux, ELN et d’autres organisations ont lancé sur Twitter le hashtag #ReaffirmOurFuture« The Reagan-Gorbachev Statement: Background to #ReaffirmOurFuture », European Leadership Network, novembre 2021. dans l’espoir d’encourager le P5 à s’unir sur ce sujet. Cette initiative s’est accompagnée d’une vidéo regroupant des personnalités de diverses organisations répétant qu’« une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée ». Mme Izumi Nakamistsu, Haute-Représentante pour les Affaires de désarmement, a également pris part au mouvement.
Anticipant la 10e conférence d’examen du TNP, finalement reportée à nouveau en 2022, plusieurs groupes d’Etats ont également fait part de leur désir de voir cette déclaration réaffirmée, en particulier la New Agenda Coalition« Taking forward nuclear disarmament - Working paper submitted by Brazil on behalf of the New Agenda Coalition », Reaching Critical Will, novembre 2021 ou l’initiative de StockholmA Nuclear Risk Reduction Package, Working paper by the Stockholm Initiative, juillet 2021..
La déclaration adoptée par le P5 en janvier 2022 répond à ces attentes. Cependant, en répétant le caractère défensif des armes nucléaires des cinq Etats, elle peut aussi être interprétée comme rappelant la légitimité des postures de dissuasion actuelle de ces pays (« Compte tenu des conséquences de grande ampleur qu’aurait l’emploi des armes nucléaires, nous affirmons également que celles-ci, tant qu’elles existent, doivent servir à des fins défensives, de dissuasion et de prévention de la guerre »). La déclaration rappelle l’engagement ultime en faveur du désarmement, mais peut apparaître comme modeste dans son ambition en décrivant l’objectif du P5 de « mettre en place un environnement de sécurité permettant d’accomplir davantage de progrès en matière de désarmement ». Elle mentionne les efforts menés par le P5 pour réduire les risques stratégiques, mais semble aussi chercher à insister sur le caractère responsable de ces Etats dans la mesure où ils respectent leurs engagements de non-prolifération, des standards élevés de sécurité et sûreté nucléaire ou encore dans la mesure où ils s’assujettissent à un dialogue pour prévenir les risques de confrontation nucléaire.
Dans ce contexte, les réactions au communiqué ont été partagées. Bien que les mots des leaders du P5 n’aient qu’à moitié convaincu leurs auditeurs, beaucoup, comme l’Asian Pacific Leadership Network (APLN)Marty Natalegawa, « APLN Chair responds to the Joint P5 Statement on Preventing Nuclear War and Avoiding Arms Race », Asia-Pacific Leadership Network, janvier 2022. , ont souligné le caractère positif d’une telle initiative et l’importance d’ouvrir un dialogue constructif sur ce sujet. Tout en recommandant des progrès tangibles, certains États comme la Corée du Sud« South Korea supports P5 Summit pledge to avoid nuclear war », The Daily Guardian, janvier 2022. et l’Allemagne« Germany wants to see concrete steps on nuclear disarmament after P5 statement », Thomson Reuters Foundation News, janvier 2022. ont également apporté leur soutien à la déclaration du groupe. Les 5 États ont donc été encouragés à poursuivre dans cette lignée et à mettre en œuvre des actions concrètesErnest J. Moniz, Sam Nunn, « Statement from Ernest J. Moniz and Sam Nunn on P5 Statement on Preventing Nuclear War and Avoiding Arms Race », Nuclear Threat Initiative, janvier 2022.. Sans surprise, les organisations militantes comme ICAN ou la Campaign for Nuclear Disarmament ont rappelé que la phrase prononcée par Reagan et Gorbachev fut, elle, accompagnée d’actions visant à réduire le risque d’utilisation accidentelle ou précipitée d’une arme nucléaireKate Hudson, « Quoting Reagan and Gorbachev… », Campaign for Nuclear Disarmament, janvier 2022.. « Les mots ont peu de valeur » a commenté le mouvement international Global ZeroGlobal Zero, Twitter, janvier 2022..
Mais parmi les experts, certaines analyses se sont également montrées sévères envers l’initiative et ses lacunes, arguant que la déclaration n’exclut en rien des stratégies de défense des membres du P5 l’utilisation d’armes nucléaire, mais se contente simplement de les présenter comme des outils défensifs. Cette apparente confiance en la puissance de la dissuasion est insuffisante pour assurer à la communauté internationale que la possibilité d’une guerre nucléaire est inenvisageable. L’explicite adhésion à un principe de non-recours en premier représenterait donc pour certains un pas important avant d’entamer un processus d’élimination totale des arsenaux nucléairesDaryl G. Kimball, « On Nuclear Weapons, Actions Belie Reassuring Words », Arms Control Association, janvier 2022. .
D’autres critiques dénoncent l’hypocrisie d’un groupe qui indique ne pas vouloir s’engager dans une guerre nucléaire tout en consacrant en parallèle un budget considérable à la modernisation, voire à l’augmentation, de ses arsenaux et en travaillant sur des plans militaires s’appuyant sur des frappes nucléairesJon Wolfstahl, « The threat of nuclear conflict is high. We need a new commitment to de-escalation », The Washington Post, 17 janvier 2022..
Malgré ces critiques et les limites inhérentes à une telle déclaration, cette initiative reste globalement perçue favorablement pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle semble indiquer une plus grande réserve, en particulier au sein de l’administration américaine, envers les scénarios d’emplois limités d’armes nucléaires et donc potentiellement une volonté de rehausser le seuil d’emploi des armes nucléaires. Sous l’administration Trump, l’idée dominante était que cette déclaration avait fait son temps et ne correspondait plus aux considérations de l’environnement stratégique contemporain« Defining U.S. Goals for the NPT: An Interview with U.S. Ambassador Jeffrey Eberhardt, Interview », Arms Control Today, mars 2020.. En particulier, elle semblait mal s’intégrer avec des considérations visant à gérer et sortir vainqueur d’une escalade dans un conflit avec une puissance nucléaire, débats largement inspirés de stratégies construites pendant la guerre froideColin Gray et Keith Payne, Victory is Possible, Foreign Policy, n°39, été 1980.. L’intégration des petites puissances nucléaires (France et Royaume-Uni) est une première qui a également été perçue positivement par ceux qui s’inquiétaient de leur apparente conviction de leur capacité à gérer l’escalade via des frappes nucléaires. En effet, une stratégie prévoyant de sortir vainqueur d’un conflit après avoir fait usage ou menacé de faire usage d’armes nucléaires semble irresponsable à ceux qui jugent qu’une escalade nucléaire serait par nature incontrôlableOliver Meier, « Why non-nuclear weapon states attach importance to a P5 affirmation of the Reagan-Gorbachev formula », ELN, 1er décembre 2021..
Deuxièmement, ce type de démarche, malgré son caractère modeste, semble confirmer l’engagement du P5 dans le processus de désarmement par étape, et donc offrir des arguments à ceux qui s’opposent à une vision plus radicale du désarmement. En ce sens, elle peut attester du sérieux et du sens de la responsabilité des Etats du P3 auprès de leurs alliés en Europe ou en Asie dont les opinions publiques sont sensibles à la bonne mise en œuvre de l’article VI du TNP.
Enfin, et de manière là-encore assez modeste, l’accord du P5 sur cette déclaration, dans un contexte d’hostilité marquée et de nombreux désaccords, ne doit pas être ignoré car il a démontré une capacité à identifier des objectifs partagés et à mener un travail diplomatique continu pour parvenir à une déclaration communeMatthew Harries, Twitter, 4 janvier 2022.. Il est à noter qu’en 2019, dans le cadre de sa présidence du P5, la Chine avait proposé sans succès d’adopter une telle déclarationLewis Dunn et William Potter, « Time to Renew the Reagan-Gorbachev Principle », Arms Control Today, mars 2020.. Ce succès semble attester de l’objectif de poursuivre des travaux réguliers dans le cadre du P5Heather Williams, Twitter, 3 janvier 2022.. Comme le résume le chercheur russe Andreï Baklitsky, la déclaration en elle-même, qui rappelle le caractère désastreux d’une guerre nucléaire, est absolument banale, mais l’incapacité des 5 à se mettre d’accord pour la faire auparavant était en elle-même un signe très négatifAndrey Baklitskiy, Twitter, 3 janvier 2022..
Si cette déclaration a donc eu un certain retentissement dans la communauté du TNP, il ne faut pas en surestimer la portée. Régulièrement comparé à une « tempête dans un verre d’eau »Heather Williams, op. cit., le débat sur la réitération de la déclaration Reagan-Gorbatchev n’aurait sans doute pas modifié profondément les relations entre Etats dotés ou vis-à-vis des Etats favorables au désarmement si la conférence d’examen du TNP avait pu se tenir comme prévu en janvier 2022Rebecca Davis Gibbons, Twitter, 3 janvier 2022..
Déclaration du P5 : « une guerre nucléaire ne peut pas être gagnée et ne doit jamais être menée »
Emmanuelle Maitre, Solène Meyzonnade
Bulletin n°94, janvier 2022
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