La déclaration de Washington : un nouvel épisode pour la dissuasion élargie américaine en Corée du Sud ?

Le 26 avril 2023, le Président Biden et le Président Yoon ont présenté la Déclaration de Washington, un texte qui réaffirme la dissuasion élargie américaine au profit de la Corée du Sud. Ainsi, les États-Unis soulignent que « toute attaque nucléaire par la Corée du Nord contre la Corée du Sud sera contrée par une réponse rapide, puissante et décisive [swift, overwhelming and decisive response] ». La Corée du Sud rappelle de son côté son attachement à son statut d’État non doté d’armes nucléaires du TNP. Plus spécifiquement, le texte indique la création d’un nouveau forum de concertation sur les questions nucléaires, intitulé le Nuclear Consultative Group (NCG), qui a pour vocation de « renforcer la dissuasion élargie, discuter de planification nucléaire et stratégique, et gérer la menace au régime de non-prolifération posée par la Corée du Nord ». Il est également prévu une meilleure intégration des forces conventionnelles sud-coréennes aux exercices nucléaires américains et la réalisation de simulations conjointes de gestion de crises nucléaires sur la péninsule. Washington indique que ses capacités stratégiques seront plus fréquemment déployées en Corée du Sud, bombardiers mais également SNLE, ce qui n’était pas le cas précédemmentWashington Declaration, The White House, 26 avril 2023..

La publication de cette déclaration n’est pas étonnante dans un contexte marqué par la montée en puissance du débat sud-coréen sur l’opportunité de se retirer du TNP et de se doter de son propre programme d’armes nucléairesEmmanuelle Maitre et Antoine Bondaz, « Tentations nucléaires en Corée du Sud », Bulletin n°106, Observatoire de la Dissuasion, février 2023.. Si beaucoup d’observateurs ont noté que le camp « pro-armes » gagnait du terrain à Séoul, d’autres experts ont estimé que les propos du Président Yoon, en particulier, qui avait évoqué le fait que la Corée du Sud puisse se doter d’armes nucléaires « si la situation continuait à se dégrader » en janvier 2023, cherchaient sans doute avant tout à faire pression sur Washington pour obtenir des garanties supplémentaires de son soutien. Si cet objectif était celui de l’administration sud-coréenne, le voyage du Président Yoon à Washington peut être considéré comme un succès, et c’est d’ailleurs le récit que cherche à promouvoir l’administration.

Ainsi, Yoon Suk-yeol lui-même a appelé le sommet « une extension sans précédent et un renforcement de la stratégie de dissuasion intégrée », et a noté que cette déclaration devrait « soulager les inquiétudes des Sud-Coréens liées aux armes nucléaires nord-coréennes »Adam Mount et Toby Dalton, « America’s Ironclad Alliance With South Korea Is a Touch Rusty », Foreign Policy, 27 avril 2023.. Le président du Parti conservateur au pouvoir, le PPP, Kim Gi-hyeon a de son côté jugé que l’accord était « très important » et constituait un « succès diplomatique notable »William Gallo, « South Korean Conservatives Lament 'Nuclear Shackles' Following Yoon-Biden Summit », VOA, 27 avril 2023.. Kim Tae-hyo, directeur adjoint au National Security Office, note que les « citoyens sud-coréens pourront de facto considérer être en situation de partage nucléaire avec les États-Unis »John Lee, « Yoon lauds nuclear progress at US-ROK summit, but critics remain unconvinced », Korea Pro, 27 avril 2023..

Sans surprise pour autant, la Déclaration de Washington a suscité un certain nombre de critiques. Tout d’abord, du point de vue du parti d’opposition sud-coréen, le parti démocrate (PD), il est noté que la déclaration ne procure pas de garanties supplémentaires par rapport aux engagements pris lors du Sommet Moon-Biden en 2021. Les dirigeants du parti accusent l’administration Yoon de se montrer trop servile vis-à-vis des États-Unis, et de ne pas défendre les intérêts nationaux du pays. Le PD utilise plusieurs épisodes impopulaires, comme le rapprochement souhaité par Yoon Suk-yeol avec le Japon, des révélations sur des écoutes américaines ou encore l’incapacité sud-coréenne à faire prévaloir plusieurs intérêts économiques face à Washington, pour dénoncer les « humiliations » liées à la politique préconisée par le PPP« Rival parties disagree over Yoon's trip to U.S. », Korea JoongAng Daily, 27 avril 2023..

Du côté des experts qui défendent l’option nucléaire nationale, la Déclaration a principalement suscité de la déception. En particulier, un édito remarqué du quotidien conservateur Chosung Ilbo note que le mécanisme mis en place est très différent du partage nucléaire de l’OTAN, puisqu’il n’inclut pas le déploiement d’armes nucléaires en Corée du Sud. Il signale que les « documents signés » et les « promesses » américaines ne résolvent pas le doute fondamental sur la volonté américaine de mettre en péril son propre territoire pour protéger Séoul, doute partagé par une majorité de Coréens et qui représente selon le chroniqueur une opinion « réaliste et de bon sens ». Le journal s’indigne du fait que la Corée du Sud ait rappelé ses engagements au titre du TNP, estimant qu’alors que « la Corée du Nord menace de nous attaquer avec des armes nucléaires presque tous les jours, il est difficile pour un État souverain d’abandonner explicitement ses moyens de défendre son peuple sans conserver une forme d’ambiguïté ». Il accuse Washington d’être « plus concerné par les développements nucléaires en Corée du Sud que par la neutralisation du programme nucléaire nord-coréen », et estime qu’in fine, Séoul ne doit pas oublier « que son ultime protecteur est elle-même »« Nuclear Deal with U.S. Tightens Korea's Shackles », The Chosunilbo, 27 avril 2023..

Ces arguments sont repris par d’autres commentateurs conservateurs, qui notent que le renforcement de la dissuasion élargie n’existe que « sur le papier » et qu’elle est conditionnée au bon vouloir des États-Unis. En particulier, des auteurs soulignent que Séoul souhaitait indiquer dans le document que toute frappe nucléaire nord-coréenne entraînerait une riposte nucléaire américaine, mais que la Maison Blanche a souhaité conserver une ambiguïté à ce sujet pour ne pas contraindre le Président américain à une quelconque décision en cas de criseROK Forum for Nuclear Strategy, 워싱턴 선언에 대한 평가, [Évaluation de la Déclaration de Washington], 27 avril 2023.. Alors qu’une seconde administration Trump n’est pas exclue en 2026Eva Mackinley, « Will US reassurance be enough to halt South Korea’s nuclear ambition? », The Interpreter, 27 avril 2023., ce type de garanties semble fragile à des observateurs qui préconisaient par exemple le déploiement permanent de capacités nucléaires américaines en Corée du Sud, la levée de l’interdiction du retraitement du plutonium, l’engagement de coopération sur des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), ou encore l’intégration au Quad. Le précédent de la vulnérabilité ukrainienne suite à sa « dénucléarisation » est cité, et Washington est critiqué pour tolérer la prolifération nucléaire chez ses adversaires mais empêcher ses alliés de développer des capacités pouvant contribuer à sa propre sécuritéROK Forum for Nuclear Strategy, 워싱턴 선언에 대한 평가, [Évaluation de la Déclaration de Washington], 27 avril 2023..

Jeong Seong-jang, directeur au Sejong Institute et principale voix favorisant un arsenal nucléaire sud-coréen indépendant, note quelques points positifs de l’accord et en particulier l’établissement du NCG mais regrette l’abandon volontaire du droit sud-coréen de se retirer du TNP « pour garantir sa survie ». Il regrette aussi que l’administration Yoon n’ait pas profité du sommet pour obtenir une coopération bilatérale sur un programme de SNA à l’instar d’AUKUS, mais aussi des concessions sur la question du retraitement du combustible (procédé autorisé dans le cas du Japon) et sur la portée des missiles. L’existence de ces restrictions américaines est perçue comme des « entraves » inacceptables dans un contexte de détérioration de l’environnement stratégique[정성장 칼럼]핵협의 확대를 대가로 ' 족쇄' 강화한 한미정상회담 Liberty Korea Press, Korea-U.S. summit strengthens 'nuclear shackles' in exchange for expansion of nuclear agreement, Jeong Seong-jang, Director of Unification Strategy Research, Sejong Institute – http://www.lkp.news/news/articleView.html?idxno=31433, 27 avril 2023.. De son côté, Go Myong-hyun, de l’Institut conservateur Asan, estime que le NCG n’est pas le NPG de l’OTAN et ne contient pas la promesse de déploiement avancé, seule mesure qui pourrait conduire « les promoteurs d’un arsenal nucléaire indépendant de perdre de l’influence » William Gallo, « South Korean Conservatives Lament 'Nuclear Shackles' Following Yoon-Biden Summit », VOA, 27 avril 2023.. La déclaration de Washington ne clôt donc pas le débat à Séoul, même si elle a peut-être apporté une certaine satisfaction au gouvernement actuelle et « fait gagner du temps ».

Côté américain, beaucoup d’experts considèrent la déclaration de Washington comme adaptée. Ainsi, un expert de l’Atlantic Council estime que grâce au sommet du 26 avril, l’alliance américano-sud-coréenne « devient véritablement une alliance nucléaire ». Un autre estime que c’est « un pas en avant utile », mais temporaire devant l’augmentation de la menace chinoise et nord-coréenne, qui nécessitera immanquablement des redéploiements nucléaires américains en AsieExperts react: The US and South Korea strike a deal on nuclear weapons. What’s next for the alliance?, Atlantic Council, 26 avril 2023..

Pourtant, certains notent qu’étant une politique « de réaction » à la crise de confiance coréenne, elle ne peut pleinement répondre aux inquiétudes de la population en recherche d’indépendanceJohn Lee, « Yoon lauds nuclear progress at US-ROK summit, but critics remain unconvinced », Korea Pro, 27 avril 2023.. Toby Dalton et Adam Mount, par exemple, jugent que le camp pro-nucléaire sud-coréen, soutenu par l’opinion publique et par des « opportunistes » qui cherchent à obtenir des concessions aux États-Unis, est constitué de « fanatiques » qui ne peuvent être satisfaits que par l’acquisition de l’arme nucléaire par Séoul. Les deux chercheurs estiment que ces voix affaiblissent l’alliance américano-sud-coréenne en introduisant un sujet de tensions entre les deux pays et en forçant Washington à dénoncer les risques de prolifération sud-coréenne, d’une part, et d’autre part en mettant l’accent sur la possible faiblesse de l’alliance. Dans ce contexte, Washington semble incapable de répondre aux demandes de réassurances de son allié, et ses efforts en la matière sont perçus comme chercher « à remplir un puits sans fond ». Ils notent que les États-Unis ne pourront jamais prouver leur détermination à défendre leurs alliés, et qu’il est contre-productif de baser tous ses efforts sur la question nucléaire, puisque cela alimente le récit que les capacités conventionnelles sont inefficaces pour dissuader Pyongyang. Ils invitent donc Washington à réduire le discours sur la dissuasion élargie nucléaire pour rééquilibrer les piliers de l’alliance américano-sud-coréenne. À ce titre, ils jugent que les dialogues et exercices introduits par la Déclaration de Washington seront utiles pour mieux comprendre les mécanismes d’escalade d’une crise sur la péninsule, la variété des réponses possibles à une agression et la solidité du soutien américainAdam Mount et Toby Dalton, « America’s Ironclad Alliance With South Korea Is a Touch Rusty », Foreign Policy, 27 avril 2023..

Ancien responsable de l’administration Obama, Jon Wolfsthal va plus loin en notant que plus les États-Unis insistent sur le caractère nucléaire de leur alliance avec Séoul, plus les Sud-Coréens considéreront que seules les armes nucléaires peuvent les protéger et réclameront un arsenal indépendant. Il estime donc qu’il serait préférable d’investir sur les autres aspects de l’alliance, que ce soit au niveau conventionnel ou économique, car devant l’accroissement des capacités nucléaires chinoises et nord-coréennes, il sera de toute manière de moins en moins crédible de menacer d’une riposte nucléaireJon Wolfsthal, « US and South Korea Recommit to a Nuclear Bargain », BoomBoomBoom, 26 avril 2023..

 

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La déclaration de Washington : un nouvel épisode pour la dissuasion élargie américaine en Corée du Sud ?

Emmanuelle Maitre, Antoine Bondaz

Bulletin n°109, mai 2023



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