La dissuasion irrationnelle ? Réflexions scientifiques autour de l’"automne nucléaire"
Observatoire de la dissuasion n°59
Emmanuelle Maitre,
novembre 2018
Le plafonnement des arsenaux nucléaires mondiaux a jusqu’à présent été déterminé par différents facteurs. Ainsi, les experts militaires ont estimé ce qui leur semblait nécessaire pour garantir l’exécution de leurs stratégies selon des plans préétablis définissant les cibles envisagées et le nombre d’armes nécessaires pour détruire avec certitude chaque cible. Au niveau politique et diplomatique, des accords de maîtrise des armements ont pu avoir une incidence sur la limite haute, notamment pour les arsenaux russes et américains. Enfin, des considérations budgétaires, industrielles et organisationnelles peuvent également contenir la multiplication des systèmes.
Si l’on s’intéresse aux conséquences d’une explosion nucléaire, et en particulier aux effets planétaires de l’explosion de centaines d’armes nucléaires, un autre critère pourrait être utilisé pour fixer un plafond. En effet, l’on pourrait penser qu’il est irrationnel de développer un nombre d’armes nucléaires tel que leur utilisation engendrerait des conséquences désastreuses pour son propre État. En retravaillant autour du concept d’hiver nucléaire, c’est le travail qu’ont réalisé deux scientifiques et ingénieurs dans une publication récenteJoshua M. Pearce et David C. Denkenberger, « A National Pragmatic Safety Limit for Nuclear Weapon Quantities », Safety, vol. 4, n°25, juin 2018.. Plusieurs travaux ont décrit le phénomène d’hiver nucléaire, en cas de conflit nucléaire majeur, à partir des travaux pionniers d’Aleksandrov et Stenchikov de 1983Vladimir Valentinovich Aleksandrov et Georgiy L. Stenchikov, « On the modelling of the climatic consequences of the nuclear war », in Proceedings on Applied Mathematics, Computing Center, Académie des Sciences de l’URSS, Moscou, Russie, 1983.. Des analyses ultérieures ont développé la notion d’automne nucléaire en cas de conflits régionaux avec des baisses de température de l’ordre d’un degré en moyenneOwen Toon, Richard Turco, Alan Robock, Charles Bardeen, Luke Oman, et Georgiy Stenchikov, « Atmospheric effects and societal consequences of regional scale nuclear conflicts and acts of individual nuclear terrorism », Atmospheric Chemistry and Physics, 2007, 7, 1973–2002.. L’intérêt de ces travaux est de mettre l’accent sur les conséquences globales de l’usage d’armes nucléaires. Il permet également de s’intéresser à la notion de « seuil maximal » pour les arsenaux. Ainsi, pour Robock et Toon, l’utilisation de 100 armes nucléaires d’une puissance d’environ 15 kT dans un conflit indo-pakistanais pourrait faire retomber la planète au climat de la Petite période glaciaire ayant caractérisé les 14-19e siècles. Cela se traduirait par une baisse de la production agricole, y compris aux États-Unis et en Chine, autour de 20% dans les premières annéesId.. Ces calculs ont été revu à la baisse par une équipe de Los Alamos National Laboratory qui est d’accord sur la quantité de suie et de poussière produite par l’explosion mais estime que davantage resterait dans les couches basses de l’atmosphère et ne conduirait pas à des phénomènes climatiques globauxJon Reisner, Gennaro D’Angelo, Eunmo Koo, Wesley Even, Matthew Hecht, Elisabeth Hunke, Darin Comeau, Randall Bos et James Cooley, « Climate Impact of a Regional Nuclear Weapons Exchange: An Improved Assessment BasedOn Detailed Source Calculations », Journal of Geophysical Research: Atmospheres,n°123, 2018.. D’autres chercheurs ont proposé des estimations beaucoup plus basses pour éviter le phénomène d’hiver nucléaire, avec des méthodes de calcul beaucoup moins précisesSeth Baum, « Winter-safe Deterrence: The Risk of Nuclear Winter and Its Challenge to Deterrence », Contemporary Security Policy, n°36, 2015, pp. 123–148..
Pour Pearce et Denkenberger, il faut également se poser la question des conséquences pour l’État qui y a recours uniquement. En effet, si celles-ci sont trop néfastes, il n’y a plus sens à mettre en place de telles stratégies. Le calcul de l’équipe vise à déterminer à partir de combien d’armes utilisées une frappe est injustifiable pour l’agresseur lui-même. Leur modèle est basé sur un ensemble d’hypothèses qui ressemble à un « cas d’école », le plus favorable possible pour un agresseur, dans la mesure où il ne prend pas en compte de frappe de représailles, par exemple.
Les chercheurs prennent pour exemple une frappe de 100 armes sur des villes chinoises provoquant 34 millions de morts, soit 2,5% de la population chinoise. Au regard de l’histoire, cela représente un choc démographique majeur. La menace d’une telle frappe aurait donc un effet dissuasif majeur. En utilisant une estimation de 7 millions de tonnes de suie dégagées dans l’atmosphère (issue d’un modèle développé en 2008)Owen Toon, Alan Robock et Richard Turco, « Environmental consequences of nuclear war », Physics Today, n°61, 2008, pp. 37-42., ils envisagent des dérèglements climatiques majeurs, avec par exemple une diminution de 20% de l’ensoleillement global et presque autant pour les précipitations. L’exemple de l’explosion du volcan Tambora (Indonésie) en 1815 montre à une bien plus petite échelle les répercussions globales de ce type de dérèglements.
Dans l’hypothèse très probable qu’une telle frappe freine voire arrête les échanges de produits manufacturés et le commerce de produits agricoles, tous les pays nucléaires pourraient être concernés. Cependant, au vu de leurs terres arables, les États-Unis, la Russie et la France sont les seuls qui n’auraient pas de famines immédiates s’ils venaient à conduire une telle frappe. Pour des États non-nucléaires situés en Asie du Sud et en Afrique, les famines seraient probablement massives.
En ce qui concerne les États-Unis, ils estiment néanmoins que dans le meilleur des cas, environ 5% de la population se retrouverait dans une situation nutritionnelle très précaire. Dans le cas en revanche de l’utilisation de 1 000 armes nucléaires, ils prévoient en revanche 140 000 victimes de famine, voire 5 millions, si 7 000 armes étaient envisagées.
Les chercheurs insistent sur l’aspect « conservateur » de leurs estimations, c’est-à-dire leur souhait de regarder au meilleur des cas. Ainsi, ils ignorent de nombreux facteurs, comme le fait que l’organisation de la production et de la distribution ne soit pas optimale, l’augmentation du nombre de cancers dus à la détérioration de la couche d’ozone, ou aux radiations ionisantes importées sur le territoire de l’agresseur ou encore l’augmentation du nombre de décès due aux dégradations globales des conditions de vie. Par ailleurs, en choisissant l’État le plus résilient comme potentiel agresseur (États-Unis), ils rappellent que pour tout autre agresseur, les conséquences seraient encore plus sévères. Enfin, ils ne prennent pas en compte les risques associés aux flux de réfugiés poussés par la faim et aux conflits locaux et internationaux provoqués par la raréfaction des ressources.
Au terme de leur analyse, les auteurs jugent qu’il n’est pas rationnel de développer des arsenaux supérieurs à une centaine d’armes par pays, y compris pour les États-Unis.
L’équipe reconnait des objections potentielles, dans la mesure où elle n’évoque pas l’utilisation des arsenaux comme armes de contre-force, loin des zones peuplées, causant beaucoup moins de dommages climatiques, et la nécessité de redondance pour parer à une première frappe. Il serait en effet utile d’interroger le concept d’« automne nucléaire » au vu des scénarios de frappe plausibles pour un pays comme la France ou les États-Unis.
Le thème de l’hiver ou de l’automne nucléaire permet de reposer la question de la crédibilité de la dissuasion. En effet, l’on peut se demander dans quelle mesure une doctrine qui pourrait être aussi nuisible à un agresseur est rationnelle. Devant de tels résultats scientifiques, il serait en effet compréhensible pour un acteur de faire preuve d’autocensure. Une doctrine accompagnée de centaines d’armes peut-elle dans ce contexte apparaître comme crédible ?
Les réflexions de ce type sont intéressantes mais présentent des limites. Tout d’abord, les modélisations climatiques sont rares : avec la publication de l’équipe de Los Alamos cette année, l’on dispose de deux vraies projections différenciées des conséquences d’un échange nucléaire, ce qui reste peu quand on sait la variabilité de ce type de modèles. Le débat mériterait de proposer des données contradictoires pour enrichir les connaissances sur ce sujet et il serait à ce titre intéressant de savoir si les gouvernements des États dotés possèdent leurs propres analyses des conséquences pour eux-mêmes de détonations nucléaires. Enfin, le présupposé de la rationalité ne semble pas nécessairement cohérent avec ce qu’est la dissuasion. Que ce soit dans des stratégies comme la « madman theory » de Nixon, ou dans le choix du président De Gaulle de s’exposer à l’annihilation de son pays en cas d’attaques sur Moscou, des dirigeants ont montré que dans leur conception de la dissuasion, la préservation nationale n’était pas forcément un objectif prioritaire. Dans le dialogue dissuasif, il s’agit en effet avant tout de convaincre l’adversaire que les conséquences pour lui seraient insupportables et donc le persuader de renoncer à son agression.