Le "non-emploi en premier" : éternel débat de la dissuasion indienne

De même que la posture de non-emploi en premier (NFU) chinoise, la doctrine similaire indienne fait l’objet de nombreux débats en interne et à l’exté­rieur. De manière logique, la politique de NFU de New Delhi est perçue comme non-crédible au Pakistan. Le retour au pouvoir du parti nationaliste hindou BJP en 2014 a donné une certaine publicité au débat. En effet, le programme électoral du Parti prévoyait d’« étudier en détail la doctrine nucléaire indienne, de la revoir, l’adapter et la mettre en adéquation avec les défis actuels »BJP Election Manifesto, 2014, p.39.. Depuis, les experts analysent à la fois les prises de paroles officielles et officieuses, mais également les développements technologiques des forces nucléaires indiennes, afin de détecter le signe d’un changement de doctrine. Néanmoins, il est utile de replacer cette question dans un contexte plus large et de constater que la posture indienne mêle des considérations stratégiques, diplomatiques et politiques.

En réalité, l’adoption d’une posture de NFU, avant même l’officialisation du statut nucléaire de New Delhi par les essais de 1998, s’est fait sans consensus. A l’époque, des visions opposées se faisaient face. D’une part, certaines figures emblématiques, souhaitant préserver l’image héritée de Nehru, s’intéres­saient en priorité à l’apport politique des armes nucléaires. Le général Sundarji, chef d’État-major de l’Armée et théoricien nucléaire, appartient à cette première catégorie. Soucieux de donner la preuve de la responsabilité indienne mais aussi incapable d’envi­sager des scénarios de première frappe plausibles, il a défendu très tôt cette vision contre certains praticiens et politiques préférant laisser toute les options ouvertesKumar Sundaram & M. V. Ramana, « India and the Policy of No First Use of Nuclear Weapons », Journal for Peace and Nuclear Disarmament, vol.1, n°1, p.152-168.. Ainsi dès la publication de la doctrine, en 2003, le National Security Advisory Board suggérait de « revenir sur cet engagement » auquel d’autres puissances nucléaires ne souscrivaient pas« Abandon No-First Use Policy, Experts Tell Govt », Rediff News, 9 janvier 2003..

Depuis vingt ans, de nombreuses prises de position ont défendu ou contesté cette position emblématique, parfois décrite comme « un héritage culturel indien »Premier ministre Modi, 2014, cité par Rishi Paul, Foregrounding India’s Nuclear Responsibilities, Nuclear weapons possession and disarmament in South Asia, BASIC, mai 2018.. Dans les années récentes, les principales critiques du NFU indien sont de plusieurs ordres. Ainsi, il est souvent noté son manque de crédibilité du côté du Pakistan, qui encouragerait Islamabad à mener des actions de guerre infra-conventionnelles ou par l’intermédiaire d’acteurs infra-étatiques dans l’espoir de rester sous le seuil nucléaire indienShashank Joshi, « An Evolving Indian Nuclear Doctrine? », eds. Michael Krepon, Joshua T. White, Julia Thompson et Shane Mason, Deterrence Instability and Nuclear Weapons in South Asia, Washington DC: The Henry L. Stimson Center, avril 2015, p.74.. Par ailleurs, d’autres notent qu’un NFU crédible requiert un arsenal vaste et non pas minimal. L’Inde n’ayant pas les capacités opérationnelles de garantir une seconde frappe assurée, la posture devrait être aban­donnéeAbhijit Iyer-Mitra, « India‟s Nuclear Imposture », The New York Times, 11 mai 2014.. Enfin, certains évoquent l’opportunité potentielle pour l’Inde de reconsidérer des scénarios de première frappe pour pouvoir envisager de désarmer le Pakistan de ses armes nucléaires de manière préemptiveVipin Narang, « Beyond the Nuclear Threshold: Causes and Consequences of First Use », présentation à la Carnegie International Nuclear Policy Conference, Washington, D.C., 20-21 mars 2017..

De nombreux auteurs estiment ces arguments erronés. Ainsi, l’argument technique est jugé de moins en moins opérant au fur et à mesure que New Delhi poursuit le déploiement d’ICBM et affirme l’opéra­tionnalité de sa composante navale. D’autres évoquent la nécessité de préserver la stabilité stratégique, ou le risque de voir le Pakistan se livrer à une augmentation drastique de son arsenal en cas de changement de politique ou encore l’exposition de la population indienne à des attaques majeures pakistanaisesSameer Ali et Tanzeela Khalil, « Debating Potential Doctrinal Changes in India’s Nuclear Ambitions », IPRI Journal, vol. 18, n°2, pp. 53-77.. Il est également noté que le NFU prévient tout usage précipité des forces nucléaires dans une zone géographique où la proximité des adversaires contraint le temps de réflexion. Il éviterait également une trop grande dépendance au nucléaire dans la politique de sécurité de manière large. Pour certains auteurs, il est donc essentiel de poursuivre dans cette voie, en insistant en particulier sur le stockage séparé des têtes et des vecteurs. Cet engagement requiert des aménagements particuliers avec l’entrée en service des SNLE indiensDebalina Ghoshal, « India’s Recessed Deterrence Posture: Prospects and Implications », The Washington Quarterly, vol. 39, n°1, été 2016..

Pour autant, les quatre dernières années ont été davantage marquées par des propositions de renoncer au NFU que d’approfondir cet engagement. De manière très médiatisée, l’ancien Conseiller à la sécurité nationale Shivshankar Menon a ainsi indiqué en 2016 que « la doctrine nucléaire indienne était beaucoup plus flexible que ce qui est généralement entendu »Shivshankar Menon, Choices: Inside the Making of India’s Foreign Policy, Washington, DC: Brookings Institution, 2016.. Ancien commandant en chef des forces nucléaires stratégiques, le général Balraj Singh Nagal a également émis ses réserves sur la doctrine actuelleLt Gen Balraj Singh Nagal, « Nuclear No First Use Policy A Time for Appraisal », Force India, décembre 2014.. Mais la prise de position la plus remarquée a sans doute été celle du Ministre de la Défense Manohar Parrikar, qui a posé la question rhétorique de l’intérêt de se lier unilatéralement les mains sur ce sujet et a rappelé tout l’intérêt de l’ambiguïté en matière de stratégie« India Should Not Bind Itself to a ‘No-First-Use Nuclear Policy", Says Manohar Parrikar », Scroll.In, 10 novembre 2016.. Enfin, certaines analyses se penchent avec intérêt sur les développements capacitaires indiens, et en particulier sur l’acquisition de missiles de très courte portée et sur des choix technologiques qui pourraient mettre en cause la politique consistant à ne pas stocker au même endroit têtes et vecteursBharat Karnad, « Why Concerns about an India-Pakistan Nuclear War are Highly Exaggerated », Hindustan Times, 30 mars 2017..

Ces analyses sont essentielles pour comprendre le débat indien sur le NFU, mais ne doivent pas occulter les aspects diplomatiques et politiques qui entourent cette question.

D’une part, le BJP a été accusé de soulever cette politique pour des raisons politiciennes. En 1998, les essais nucléaires faisaient déjà partie de son programme aux élections générales, et le parti n’hésite pas à mobiliser les émotions nationalistes du peuple indien pour s’assurer des succès électorauxZachary Keck, « Why India Tested Nuclear Weapons in 1998 », The Diplomat, 20 septembre 2013..

De l’autre, la doctrine de NFU et de dissuasion minimum crédible représente des compromis entre différents intérêts indiens liés à sa sécurité mais aussi à sa politique étrangère. Retenue par l’ancien Premier ministre Atal Bihari Vajpayee, c’était également à l’époque une posture visant à recueillir un maximum de soutien en interneKumar Sundaram & M. V. Ramana, op. cit..

Ainsi, dans le contexte difficile suivant les essais de 1998, New Delhi a fait le choix de se poster en État nucléaire responsable, en se singularisant du Pakistan, incapable d’adopter une politique similaire. Cette stratégie diplomatique a été particulièrement utilisée dans le forum des Nations Unies, où l’Inde insiste régulièrement sur sa politique de retenue et ses efforts en faveur du désarmement nucléaire global. Ces déclarations, ainsi que certaines propositions de résolutions comme « une Convention pour l’interdiction d’utiliser des armes nucléaires » qui « rappelle que toute utilisation des armes nucléaires serait une violation de la charte des Nations Unies et un crime contre l’humanité »Convention sur l’interdiction de l’utilisation des armes nucléaires sponsorisée par l’Inde depuis 1995, dernière résolution distribuée le 18 octobre 2018, A/C.1/73/L.44., lui permettent également d’être perçue de manière favorable par les États non-nucléaires sujets aux questions de désarmement. Ce positionnement fait notamment référence au rôle de l’Inde dans le mouvement des non-alignés. Il fait écho à la politique de la Chine, elle-aussi sensible à avoir un discours acceptable aux yeux des États non-nucléaires. A ce titre, New Delhi et Pékin ont travaillé en commun en 2014 pour appeler à l’ouverture de négociations sur l’adoption d’une convention de NFU au niveau globalRamesh Thakur, « A No First Use Policy Reduces the Risk of Nuclear War », Australian Strategic Policy Institute, 25 août 2016..

De manière plus spécifique, l’image « modérée » et « responsable » bâtie par l’Inde, grâce notamment au NFU, lui a permis de voir son statut nucléaire progressivement accepté. Ainsi, elle a été mise en avant lors des efforts indiens pour être exemptée des règles du NSG, et sert à répondre aux critiques sur sa non-appartenance au TNP. De fait, l’attachement de la diplomatie indienne au NFU est réel et n’est pas forcément connecté aux tractations militaires sur sa mise en œuvre sur le terrain.

Enjeu électoral et signal pour la base conservatrice du parti BJP, la doctrine de NFU indienne est donc aussi centrale dans la mise en œuvre de sa politique étrangère. Il est à noter qu’elle a été rappelée avec force par le Premier Ministre Modi à l’occasion de la première patrouille achevée du SNLE Arihant en novembre 2018Office of the Prime Minister of India. Twitter, 28 novembre 2018: « It remains committed to the doctrine of Credible Minimum Deterrence and No First Use, as enshrined in the decision taken by the Cabinet Committee on Security in its meeting chaired by the then Prime Minister Shri Atal Bihari Vajpayee on January 04, 2003. ». Vingt ans après Pokhran-II, il est donc essentiel de garder à l’esprit les considérations politiques et diplomatiques dans l’analyse stratégique des atouts et inconvénients pour l’Inde de préserver cette politique emblématique de sa dissuasion.

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